ENTREVUE AVEC RICHARD BARBEAU


 
Perec

Anne-Marie Boisvert: Vous êtes venu à l'art Web en 1997, après avoir œuvré en arts visuels et en vidéo. Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce nouveau médium?

Richard Barbeau: Auparavant, je réalisais des assemblages faits de métal récupéré, montés sur panneaux. Quand je me suis tourné vers le Web, j'ai complètement abandonné cette production. Elle est empilée quelque part, et je n'ai jamais réussi à l'exposer. J'en suis quelque peu peiné, car j'y ai investi ma volonté, mon temps et mon argent. Quand j'ai commencé à travailler avec l'ordinateur, j'ai trouvé que cela aussi coûtait cher, mais, en même temps, tout était si léger! En fait, c'est plus tard que j'ai vraiment pris conscience de la légèreté du numérique : des outils, des médiums, un atelier, des espaces de rangement virtuels. Bien sûr, j'ai perdu contact avec les matériaux. Ce contact était très important pour moi, car il y avait une dimension tactile très présente dans mon travail. J'ai cependant découvert et apprécié la possibilité de diffuser mon travail et de contrôler cette diffusion. Mes œuvres sont maintenant visibles 24 heures sur 24, partout dans le monde. Cela m'a permis de m'intégrer comme artiste à un réseau d'échange. C'est important pour maintenir l'intérêt et stimuler la production.

En disant cela, je réalise aussi que l'art du Web n'est pas seulement une nouvelle forme artistique parmi d'autres. C'est un univers complètement différent, un nouveau réseau, parallèle au réseau existant de l'art contemporain et avec un fonctionnement qui lui est propre. C'est ce qui m'intéresse dans ce nouveau média.

A.-M. B.: On trouve dans vos œuvres beaucoup de références à l'histoire de l'art (comme dans Olympia et Taches) et à la littérature (comme dans Perec et Énigme). Considérez-vous ce travail de réappropriation «postmoderne» à la fois critique et ludique comme central chez vous?

R. B.: Plus ou moins. Je ne suis pas vraiment préoccupé par ce genre de questionnement sur la réappropriation, la citation, etc. Ce qui m'intéresse, ce sont les jeux de déconstruction et de reconstruction, d'inversions, et ce, avec des références qui nous sont relativement familières : peintures célèbres, textes assez connus, etc. Je ne cherche pas la citation savante, j'aime plutôt travailler avec du matériel commun.

A.-M. B.: Et en quoi le Web constitue-t-il un outil privilégié pour ce faire?

R. B.: C'est une technologie souple et fluide et le travail n'entraîne pas de dépense en espace et en sous, seulement en temps. Notre médium est la lumière et notre support une mémoire vivante. C'est une technologie qui se prête bien à l'exploration, à l'essai et aux découvertes par l'accident. En même temps, on a un très grand contrôle sur ce que l'on fait. C'est la méthode de travail que je privilégie.

A.-M. B.: La thématique du miroir est très présente dans vos œuvres (l'une d'elles porte même ce titre). Voyez-vous ce thème comme une métaphore du Web, ou comme un commentaire sur le rapport du sujet spectateur avec ce médium?

R. B.: Je ne crois pas utiliser le miroir de manière métaphorique - une métaphore très chargée en histoire de l'art. Le miroir fait plutôt partie de cette logique d'inversion et de symétrie qui imprègne mes réalisations. La symétrie semble jouer un rôle important dans la nature et dans l'évolution des êtres vivants. Le corps des animaux et leur cerveau sont symétriques. Pourquoi? Et la symétrie n'est jamais tout à fait régulière. La symétrie divise le cerveau humain en deux hémisphères aux fonctions différentes, et cela m'intrigue énormément.

Enfin, la symétrie est une manière comme une autre de composer la surface, mais elle peut fonctionner aussi d'un point de vue spatial. Les œuvres qui présentent une écriture inversée, comme dans Énigme, suggèrent deux espaces symétriques : l'espace réel et l'espace virtuel, où l'écran agit comme axe. L'écriture se lit dans le bon sens selon le côté où l'on se trouve, comme l'écriture collée sur une porte vitrée. L'axe de symétrie est ici associé à une interface physique entre deux mondes. Il est donc bel et bien question d'un rapport entre le spectateur et le cyberespace. La symétrie est pour moi une source de profonde méditation. J'ai tendance à croire, par exemple, qu'une réalité est complète quand elle présente son image symétrique.

A.-M. B.: Plusieurs de vos œuvres invitent ainsi le sujet à une réflexion, à un retour sur soi-même: je pense à Énigme bien sûr, mais aussi à Taches, qui rappelle les tests des taches d'encre de Rorschach ; en même temps, cet aspect plus sérieux et «philosophique» est toujours contrebalancé chez vous par un côté ludique... Cet équilibre est-il voulu chez vous?

R. B.: J'aime le contraste, la cohabitation du banal et d'une possible pensée philosophique. Je trouve important que mes œuvres donnent à penser, et, en même temps, j'aime que les gens soient confrontés à quelque chose qui est en apparence simpliste ou pas nécessairement très riche du point de vue de l'expérimentation, quelque chose qui crée un effet énigmatique. Cela engendre un inconfort qui place le spectateur à distance, le force à se ressaisir et à se positionner face à ce qu'il voit. Cette distance est pour moi très importante.

Littéralement, les énigmes sont très intéressantes considérées sous l'angle de la cybernétique. Dans leur forme interrogative, elles sont le point de départ d'un processus interactif, ainsi que ludique. Dans mon Énigme, j'évoque d'une manière relativement simple le mythe d'Œdipe, qui me paraît particulièrement riche de ce point de vue. Il est étonnant de constater jusqu'à quel point l'énigme du Sphinx, dans son énoncé, est marquée par la linéarité : il y a les années de l'homme (l'enfant, l'adulte et le vieillard), la série qui dénombre les pattes de l'être en question (4-2-3), et les moments du jour (le matin, le midi, le soir). Le récit lui-même est un enchaînement linéaire d'événements, souvent sans lien entre eux, et dont Œdipe semble prisonnier. Des situations qui, si on se met à la place du protagoniste, évoquent parfois la binarité des circuits de l'ordinateur : en donnant la bonne réponse à l'énigme, je passe et le Sphinx meurt; une mauvaise réponse et je meurs et l'énigme survit. Si je tue mon père, je marie ma mère; si je découvre la vérité, je deviens aveugle, etc. Le récit semble en partie construit comme une suite d'algorithmes qui n'ont de sens que pour le spectateur de la tragédie qui voit les choses globalement et à distance. On a l'impression que les auteurs grecs ont, à un moment donné, objectivé la linéarité pour l'utiliser comme ressort narratif.

Cela dit, ce travail d'interprétation appartient au spectateur. Je le fais ici à titre de spectateur de mon propre travail, a posteriori. Toutes les œuvres d'art sont des énigmes ou des taches de Rorschach, car elles stimulent la réflexion et l'imagination. Mon Énigme en Flash est une méta-énigme, un commentaire (sérieux) sur les énigmes. Mais je ne sais pas s'il y a ici équilibre entre la simplicité de la forme et la possible complexité du contenu...

A.-M. B.: Cet équilibre entre le sérieux et le ludique, et aussi le côté systématique de vos œuvres, classées à mesure dans un «abécédaire», et qui toutes présentent un jeu d'apparition/disparition, un mystère à découvrir, rappellent les expériences de l'Oulipo. Votre hommage à Perec semble en effet indiquer une telle influence... Celle-ci est-elle marquante pour vous?

R. B.: J'ai un intérêt marqué pour tout ce qui est systématique (la symétrie par exemple). Mais je crois que cela peut agacer bien des gens. Ça fait simpliste. Personnellement, je n'aime pas les artistes qui sont trop systématiques. On a l'impression d'entrer dans un monde trop organisé, programmé. Pourtant, je suis moi-même très systématique. Je ne peux faire autrement, c'est plus fort que moi. J'aime à m'auto-programmer et en même temps je trouve ennuyeux d'avoir à combler un abécédaire. Ça ne me motive pas vraiment. Il faut voir ça du point de vue oulipien de la containte. La contrainte est ma muse. La contrainte et la créativité sont deux entités qui me semblent complémentaires (symétriques?). L'œuvre d'art est souvent l'interface entre une contrainte formelle et l'imagination de l'artiste ou du spectateur. Et plus la contrainte est forte, plus la jouissance esthétique explose. Je n'ai jamais rien lu d'aussi imaginatif que La vie mode d'emploi de Georges Perec, basé sur des contraintes rigoureuses. Un vrai délire. Son roman La disparition, écrit sans la lettre "e" m'a procuré un plaisir énorme. J'aime ces démarches basées sur l'examen et la déconstruction des codes en vue de construire du sens inédit.

A.-M. B.: Et quelles sont les autres?

R. B.: Le code que j'examine est l'écriture alphabétique. Pour une lignée de penseurs, le système d'écriture alphabétique est déterminant pour la pensée humaine. Derrick de Kerckhove, par exemple, a démontré que l'orientation de l'écriture joue un rôle décisif au niveau cognitif, selon que l'on lit de gauche à droite ou de droite à gauche. Tout mon travail est nourri par ces idées.

A-M. B.: Quelle place tient l'aspect plus technique de l'œuvre Web : l'écriture du code, la mise en page, etc. dans votre travail?

R.B.: Mon travail n'est pas très sophistiqué du point de vue technique. C'est laborieux d'apprendre le fonctionnement des logiciels et les langages de programmation. Je n'ai pas beaucoup de temps et j'essaie de faire des choses simples. Je crois qu'il faut aussi laisser de l'espace au spectateur, pour qu'il puisse imaginer lui-même toutes les belles choses qu'il serait possible de faire. Cela dit, j'adore la programmation; c'est de la logique rigoureuse et complexe.

A.-M. B.: Y a-t-il des outils informatiques, des logiciels, ou des langages, que vous favorisez?

R. B.: Flash, bien sûr, le langage PHP... Mais je crois qu'il y a encore des choses très pertinentes à faire avec le simple HTML (une autre contrainte?).

A.-M. B.: Vous enseignez les arts médiatiques au Collège de Sherbrooke depuis 1993. En tant qu'enseignant, et aussi en tant que critique et créateur, pouvez-vous discerner dans la brève histoire de l'art Web des tendances et des directions?

R. B.: Voilà une question à laquelle il est bien difficile de répondre. Il faut naviguer beaucoup pour avoir une telle vision! J'aurais tendance à dire ceci : au début les œuvres avaient un aspect très déconstruit et les artistes aimaient ajouter beaucoup de « bruit » au sein de ces nouvelles technologies de l'information. Ces démarches conceptuelles et parfois extrêmement nihilistes ont paradoxalement contribué à cimenter rapidement une communauté cyberartistique (les trucs bizarres sont souvent les plus « attachants »). Elles véhiculaient cependant un certain tabou face à l'appréciation visuelle et ludique (tiens? quelque chose de séduisant et que je peux faire fonctionner!), tabou qui est maintenant en train de tomber. En conservant une dimension critique marquée, les œuvres peuvent maintenant être envoûtantes sans être bêtement consommables. Il est par ailleurs très difficile de parler de tendances. Et je crois que c'est une spécificité de l'art en réseau, un art qui s'étend dans toutes les directions et les expériences possibles, maintenant très nombreuses. L'art sur le Web n'est pas axé sur l'identité des individus, groupes d'individus, ou de mouvements. Il ne procède pas non plus selon une logique d'élus et d'exclus. C'est très différent du réseau actuel des galeries et des musées qui semble animé par une force centripète : tout le monde regarde vers un centre et on se bat pour ce territoire central. L'art sur le Web agit par une force centrifuge dans laquelle on vogue à la dérive vers des terres inconnues.

A.-M. B.: Ainsi, y a-t-il selon vous un art Web propre au Québec?

R. B.: Je ne crois pas que ces questions d'identités locales seront maintenues dans le nouveau réseau. Les artistes qui travaillent à Paris, New York, Montréal ou Kugluktuk ont accès aux mêmes outils, aux mêmes productions, au même réseau. S'il y a des spécificités à identifier, ce sera sans doute au niveau des différentes communautés linguistiques ou des civilisations ou continents. Est-ce qu'il y a un art propre à la culture anglo-saxonne, latine, orientale ou africaine? Je ne sais trop. Il y a encore de grandes zones-frontières dans le réseau, même si les moyens sont universels.

Mais si je regarde la communauté qui est la mienne, je suis frappé par l'infime quantité d'artistes visibles sur le Web par rapport au grand nombre d'artistes qui travaillent à Montréal. Peut-être préfèrent-ils encore ramer pour accéder au centre?

A.-M. B.: Enfin, étant donné votre promesse en tête de votre recueil Alpha Bêta de créer éventuellement une œuvre pour chaque lettre de l'alphabet, peut-on vous demander quels sont vos projets pour l'avenir?

R.B.: Apprendre des logiciels, compléter mon abécédaire, c'est le projet de ma vie... L'œuvre à laquelle je travaille actuellement va percuter l'écran.

 

N.B. Sur Alpha Bêta de Richard Barbeau, voir l'article de Pierre Robert paru dans Archée (10/1997).

 

 

 



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