Yucef Merhi, Digital Digits: SoH-o-matic 1.1, 2002
Yucef Merhi, Mission Taliban (performance detail), 2002
Yucef Merhi, Justicia, 2003
Yucef Merhi, Maximum Security (detail), 2002
entrevue


ENTREVUE AVEC YUCEF MERHI


Yucef Merhi, Self-Portrait Bio : Yucef Merhi est un artiste, poète et programmeur vivant à New York. Il a étudié la philosophie à l'Universidad Central du Venezuela et détient un B.A. de l'université New School. En 1995 et 1996, il a reçu une bourse pour participer à l'un des plus prestigieux ateliers de poésie de l'Amérique du Sud au Centre d'études latino-américaines Rómulo Gallegos (CELARG).

Merhi a exposé à travers le monde dans d'importants musées et galeries comme le New Museum of Contemporary Art, à New York; la Galería de Arte Nacional, à Caracas; le Museo del Chopo, à Mexico; le Paço das Artes, à Sao Paulo, et le Borusan Culture & Art Center, à Istanbul, entre autres. Plus récemment, ses travaux ont été vus au 7e Festival international du nouveau cinéma, à Split, en Croatie; au SIGGRAPH 2003, à San Diego, en Californie; et à l'exposition de poésie et d'art contemporain au Hunterdon Museum of Art, dans le New Jersey.

Au cours des dernières années, Merhi a donné des conférences à l'Institut des arts de la Californie, à l'Université de New York, au Nouveau musée d'art contemporain et au Musée d'art contemporain de Caracas. En 2003, il a été membre du jury du concours d'art numérique produit par le réseau mondial de nouvelles CNN. À titre de conservateur indépendant, il a organisé le premier Salon numérique du Venezuela, mieux connu sous le nom de Salon Pirelli des jeunes artistes numériques sur le site Internet du Musée d'art contemporain de Caracas et Vidéo Femmes, présenté au Musée d'art contemporain de Los Angeles et à The Americas Society à New York.

Site Web : www.cibernetic.com



Carlo Zanni - Vous êtes poète, mais aussi codeur. Pouvez-vous me dire le rapport entre la base de données, le code et la poésie dans votre pratique?


Yucef Merhi - Quand j'ai commencé à écrire de la poésie à l'âge de 10 ans, je fréquentais déjà les langages de programmation. Le lien entre la poésie et le code s'est établi dans un état inconscient de mon esprit dont je suis plus tard devenu conscient. Depuis net@ari, produit en 1985, j'explore le lien entre les langues naturelles (anglais, espagnol, hébreu, etc.) et les langages de programmation (Basic, C, Java, Assembler, etc.). Pour moi, la structure et la production du code et de la poésie sont très semblables. Même quand elles paraissent opposées, puisque la poésie puise dans les émotions et le code dans le cerveau, j'écris un poème ou un code en utilisant les mêmes outils et la même méthode. Quand les deux langages sont fusionnés avec la poésie comme fondement, une nouvelle sorte d'interaction émerge. The Poetic Clock 2.0, The Poetic Machine, etPoetic Dialogues sont des exemples de la façon que je joins le code et la poésie. Dans chaque cas, une base de données est présente. Les bases de données gardent en mémoire le contenu de la poésie. Autrement dit, elles fournissent l'information qui est présentée visuellement sur les écrans d'ordinateur et de télévision et dans les projections murales. Les bases de données jouent un rôle important dans mes travaux. À un certain point, la conscience de cet élément m'a amené à développer une certaine esthétique où les bases de données sont devenues le média pour dépeindre une sorte de poèmes visuels. C'est ainsi que j'ai formé un concept appelé « datagramme ».

Dans le lexique informatique, un datagramme est un bloc de données contenant suffisamment d'informations pour voyager sur Internet de façon autonome. Il contient une adresse de source et de destination en même temps que des données. Les gros messages sont décomposés en une séquence de datagrammes IP (Internet Protocol). Quand ils voyagent sur le réseau, leurs arrivée, temps d'arrivée et contenu ne sont pas garantis. De même, mais dans le contexte des arts visuels, le datagramme est une façon de visualiser l'information en affichant des bases de données d'une structure chaotique, les montrant comme du papier peint où les pages imprimées sont placées à différents angles et liées par le sujet des données. C'est le cas de Seguridad et Máxima Seguridad, où la base de données du plus grand serveur Internet du Venezuela et les courriels personnels de Hugo Chávez, président du Venezuela, ont été piratés et exposés dans les principaux musées et galeries. Dans les deux cas, l'information s'est révélée être un énorme poème visuel, liant code, poésie et base de données comme faisant partie de la même expérience.


C.Z. - Pouvez-vous nous parler de votre pratique de piratage social? En particulier, je suis curieux d'en savoir davantage sur l'affaire Hirst que je perçois comme un récit multiart vraiment complexe (action, poésie, piratage, espionnage, sculpture, narratif)…


Y.M. - Je préfère le terme d'ingénierie sociale utilisé par Kevin Mitnick. J'ai commencé à développer mes talents d'ingénierie sociale à l'âge de 8 ans en m'introduisant dans les fêtes d'anniversaire (appelées « piñatas » au Venezuela) sous prétexte d'être l'ami de l'enfant dont on fêtait l'anniversaire. Peu après, j'ai appris comment voyager en métro sans payer; comment reproduire des images de collection (cromos); entre autres impostures. À 16 ans, je faisais des appels interurbains sans frais, soit en utilisant une boîte bleue ou en me faisant brancher par une téléphoniste amie qui fréquentait ma messagerie (Bulletin Board System). J'ai aussi découvert que la compagnie de téléphone du Venezuela (qui avait le monopole des télécommunications jusqu'à l'an 2000) possédait un vaste réseau de 800 numéros qui me permettaient d'avoir accès à des télécopieurs, des modems et des numéros privés du monde entier.

Plus tard, on m'a accordé l'accès au plus grand réseau scientifique du Venezuela (SAICIT), de sorte que j'ai pu accéder à l'Internet sans frais. Malheureusement, il a fallu du temps avant qu'on donne la possibilité d'utiliser un interface graphique (vous souvenez-vous de Winsock pour Windows 3.1?).

Un bon pirate informatique n'est pas qu'un bon programmeur de machine, mais aussi un bon programmeur humain. Comme a dit Mitnick, l'ingénierie sociale consiste « à amener les gens par la persuasion et la rhétorique à faire des choses qu'ils ne feraient pas d'ordinaire pour un étranger ». Pendant toutes ces années, j'ai perfectionné mes connaissances de l'art et de l'objet du piratage informatique.

J'ai piraté Damien Hirst le 10 octobre 2000, alors qu'il exposait à la galerie Gagosian (555 ouest, 24e Rue). Quand je suis allé à la galerie, j'ai vu une installation affichant un objet très particulier. C'était l'une des grandes chambres de verre de Hirst, contenant deux pupitres, un sandwich, des journaux, des livres, des cendriers, un téléphone et d'autres objets. Parmi les objets se trouvait à mon grand étonnement la carte MasterCard® de Damien Hirst. Elle était disposée de façon qu'on ne puisse voir que l'endos ; la carte était aussi expirée. Mais si la carte était réelle, il suffisait d'en changer la date d'expiration pour pouvoir l'utiliser.

J'ai pris des photos clandestinement, je suis rentré chez moi et je me suis demandé quoi faire. Au bout de deux ou trois heures, je suis allé sur le site Internet d'Artforum et j'ai abonné M. Hirst à la revue pour un an. C'était un geste symbolique pour vérifier la carte de crédit et voir jusqu'où ça pouvait mener. À ma grande surprise, j'ai reçu la semaine suivante le numéro d'octobre d'Artforum. J'ai ainsi découvert ce qu'on peut appeler un « bug », une « porte de derrière », innocemment placée par Hirst dans son ouvrage. Peut-être le pas si jeune artiste britannique n'a-t-il pas pensé que quelqu'un du monde des arts pourrait tirer avantage d'un petit détail comme celui-là.

Cette action a démontré que le piratage n'est pas limité à l'informatique, mais peut être appliqué à n'importe quoi, y compris des « œuvres d'art ». Le magazine que j'ai reçu, joliment emballé dans une enveloppe de plastique blanche, s'est trouvé être le trophée, la preuve, et l'œuvre d'art de cette représentation multiart non fictive. Quelques jours plus tard, j'ai envoyé à Hirst un chèque au montant total de l'abonnement annuel à Artforum et une lettre expliquant comment je l'ai piraté. Le chèque n'a jamais été encaissé et l'abonnement a été annulé. Une semaine plus tard, j'ai reçu une enveloppe brûlée que je soupçonne m'avoir été envoyée par M. Hirst.


C.Z. - Voyez-vous le texte comme une sorte de « pinceau » ou d'outil qui vous aide à bâtir votre ouvrage? Ou est-ce un élément externe qui, une fois fait, est incorporé (ou temporairement incorporé) à vos sculptures et vos installations?


Y.M. - Si j'étais peintre traditionnel, le texte serait ma peinture. Le texte n'est pas une simple addition; c'est un élément fondamental de ma recherche et de mon travail. Dans une de mes installations, intitulée Telepoesis, un télescope numérique était exposé à l'intérieur d'un musée. Quand on regardait par le télescope, on voyait un poème (placé dans Central Park, à New York). Dans ce cas, l'œuvre d'art est l'image qu'on reçoit à la lecture des mots, le poème. Toutefois, le télescope et l'expérience d'y regarder font aussi partie de « l'expérience poétique ». Souvent, le processus d'écriture intervient en même temps que le développement artistique, mais comme poète, il y a un rapport mutuel dans lequel je dépends des mots et les mots dépendent de moi. Le texte-poésie est le sujet et l'instrument. Son absence conduira à un ensemble d'ouvrages morts. Essayez d'imaginer, par exemple, DO NOT TOUCH (NE PAS TOUCHER) (une plaque d'aluminium portant une inscription en Braille qui dit « do not touch ») sans le texte. Ce n'est plus qu'un objet dépouillé de sens. C'est comme d'enlever les roues d'un vélo : vous n'allez nulle part.


C.Z. - Pouvez-vous me parler de votre utilisation de l'aléatoire (qui, je suppose, est une partie importante de votre pratique)?


Y.M. - L'aléatoire donne un statut dynamique à mes travaux. Cette condition est présente dans quelques-uns de mes premiers projets, comme net@ari (1985), et elle est plus tard devenue notoire quand the Poetic Machine (1997) a été créée. Dans les années 90, je me suis profondément engagé dans la pratique de l'écriture utilisant des techniques surréalistes, sous l'influence de mouvements littéraires du Venezuela lancés dans les années 60, comme « El techo de la ballena » (« Le toit de la baleine »). Cependant, la recherche et l'application de l'aléatoire viennent de mes études universitaires de logique et de sémiotique. L'intersection de la logique, du surréalisme, de la théorie du chaos et de la cabale a donné un fondement solide à la mise en œuvre du facteur aléatoire dans mes travaux.

Il est aussi pertinent de mentionner qu'Internet m'a amené à penser à différentes façons d'assembler l'expérience d'art poétique. WizArt et White on White sont des projets Internet qui mêlent l'interactivité et l'aléatoire. J'aime bien créer des récits poétiques non linéaires et, en utilisant ce média souple-omniscient-puissant, il semble possible de le faire. D'autre part, l'aléatoire attaché à ces projets n'est pas fondé que sur les algorithmes et les scripts, mais aussi sur les rapports humains et les interactions sociales. Poetic Dialogues et the ArtBoom en sont probablement les meilleurs exemples. Dans les deux projets en cours, j'invite les gens à participer et à devenir partie de l'œuvre d'art. Dans le premier cas, les gens viennent à mon studio - parfois, ce sont des gens que je n'ai jamais vus avant - et je leur explique le processus. Après, s'ils sont d'accord, ils récitent un vers que j'ai écrit devant mon appareil photo montre-bracelet. À la fin, je compile les images en séquence de film comme fichier « flash »; le son est fusionné et le fichier est transféré sur le site Internet. Quand les utilisateurs interagissent avec Poetic Dialogues, un dialogue entre trois personnages est généré au hasard chaque fois qu'on appuie sur le bouton « jouer », produisant des centaines de nouveaux poèmes. Du début à la fin du processus, l'aléatoire est présent, mais, en même temps, le sort opère secrètement derrière.


C.Z. - Votre collection d'images de l'arbre généalogique WizArt et White on White sont des projets Internet qui mêlent l'interactivité et l'aléatoire. J'aime bien créer des récits poétiques non linéaires et, en utilisant ce média souple-omniscient-puissant, il semble possible de le faire. D'autre part, l'aléatoire attaché à ces projets n'est pas fondé que sur les algorithmes et les scripts, mais aussi sur les rapports humains et les interactions sociales. ArtBoom m'a amené à m'interroger sur la façon dont vous abordez et persuadez les gens de vous laisser les photographier avec votre vieil appareil photo montre-bracelet Casio™. Avez-vous jamais perçu ces dialogues comme une sorte de récit continu? J'y vois aussi un autre lien avec votre philosophie de piratage social…


Y.M. - The ArtBoom est une compilation d'images du milieu des arts que j'ai accumulées depuis que j'ai commencé à exposer dans les galeries et les musées. Il renferme un arbre généalogique où chaque personne que j'ai rencontrée est classée selon sa profession et reliée selon la façon dont elle m'a été présentée. Tous les portraits ont été pris avec un prototype d'appareil photo montre-bracelet de 1999 à aujourd'hui. Comme projet en cours, the ArtBoom est actualisé presque chaque jour.

The ArtBoom opère de diverses façons et peut être compris de points de vue différents. Quand j'ai lancé ce projet, je voulais créer une sorte de blogue qui transcende le temps et l'espace. Les gens sont reliés suivant la façon dont nous avons été présentés et non pas le moment ni le lieu (sauf New York, qui est aussi une icône). Les artistes, conservateurs, critiques, collectionneurs, concepteurs, musiciens et acteurs du monde entier sont reliés ici. Souvent il arrive que ces individus sont aussi reliés à d'autres gens dans the ArtBoom, montrant comme le monde des arts peut être petit. Nam June Paik, Louis Bourgeois, Bill Viola, Mariko Mori, Ernesto Neto, Fred Wilson, Jenny Holzer, Christiane Paul, Dan Cameron et Harrison Ford sont quelques-uns des noms d'une longue liste qui figurent dans the ArtBoom. C'est un projet Internet, une base de données, une représentation multiart, un dispositif de pistage, un outil de visualisation des réseaux sociaux. The ArtBoom représente les créateurs de notre temps, les producteurs culturels connus et inconnus qui font l'histoire de notre art contemporain.

Néanmoins, le monde des arts peut aussi être un monde illusoire fait d'arguments trompeurs reliés à des intérêts sociaux et économiques ; une machine sociale établie dans les principes universels du spectacle. L'art peut être utilisé à bien des fins, mais quoi qu'il en soit, les artistes ont encore à traiter avec « l'ingénierie sociale » pour avoir accès et diffuser leur œuvre.

Avec un appareil original comme l'appareil photo montre-bracelet, j'ai pu séduire toutes sortes de personnes et retenir leur attention. Il était intéressant, par exemple, de voir comme Mary Boone a posé devant la lentille microscopique de la montre-bracelet et m'a peu après présenté à Chuck Close. À l'occasion, je me sens pareil à Warhol lorsqu'il devait être présent à des inaugurations ou des événements sociaux : c'est comme de travailler sans arrêt. Dans ce sens, le monde des arts est ma matière première. L'amusement, la paranoïa, la vanité, la confiance sont quelques-unes des réactions qui se manifestent quand je demande à quelqu'un de se laisser photographier avec cet appareil inusité.

Revenant à votre question précédente, l'aléatoire joue un rôle majeur dans la constitution et l'évolution de the ArtBoom. Chaque fois que j'inclus un nouveau visage, l'arbre change. Des fois, je dois réorganiser une branche entière ou déplacer quelques branches pour inclure une seule personne. Le chaos, le hasard et l'instabilité sont des éléments immanents de ce projet. Son processus me rappelle des méthodes employées par Dada, les surréalistes, Fluxus et John Cage. The ArtBoom est aussi un acte poétique, où le temps est traduit en identités, où le studio de l'artiste n'est rien qu'un appareil photo montre-bracelet.


Entrevue réalisée par Carlo Zanni
Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Fournier




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