Rendez-vous... sur les bancs publics

Cet automne, la Société des arts technologiques (SAT), centre montréalais de production et d'expérimentation en arts médiatiques a présenté, grâce à l'initiative de Monique Savoie et Luc Courchesne, Rendez-vous... sur les bancs publics, oeuvre prototype qui propose l’expérimentation d’un nouveau mode émergent de transmission culturelle auprès de la jeune génération née avec la prolifération des nouvelles technologies. Présentée du 25 août au 17 septembre dernier sur l’esplanade du Musée d’art contemporain et en dialogue constant avec la Place d’Youville à Québec, cette installation interactive proposait aux spectateurs-participants une expérience de téléprésence entre les deux lieux. Le projet a été réalisé avec la collaboration de l’Atelier IN-SITU, de Simon Piette et de Sylvain Parent.

Un écran vidéo, une caméra, un micro et, bien sûr, les bancs. Rien d’extraordinaire mais tout pour déplacer les notions acquises du marché de l’art, de la consommation de l’oeuvre, du rapport oeuvre-spectateur: l’éclatement des territoires prédéterminés et privilégiés, des comportements et des attentes, des conceptions de l’espace et du temps ainsi remis en question. Ce que soulignent les enjeux de la téléprésence comme outil de communication dans sa rencontre avec l’art public.

Par la captation et la transmission en direct des images et du son d’un lieu à l’autre (par le biais d’une connexion à haute vitesse), que la présence du public vient moduler, l’oeuvre commente un phénomène qui se manifeste et s’impose dans le milieu d’art contemporain : le glissement de l’oeuvre-objet à l’oeuvre-contexte, avec l’artiste-génie se récupérant en artiste-médiateur, exploitant la réalité omniprésente des technologies télécommunicationnelles, l’émergence des réseaux, les nouveaux modes de fonctionnement que propose le Net et leur impact sur notre vie de tous les jours. L’oeuvre a été une réussite populaire tenant compte de sa fréquentation et la concentration des gens durant la période délimitée.

Voici les spectateurs qui définissent par leurs propres interventions, l’oeuvre, qui elle, se transforme dépendant de ses interlocuteurs. Un exemple d'art comme contexte et du sens malléable, imprévu qui est ainsi généré. La valse constante rendue possible par un simple agencement d’éléments qui produit une rencontre entre l’art et les désirs, la culture (notre culture) d’images, nos rapports avec l’image et crée un impact sur notre identité et nos rapports avec l’autre.

Se mettre en scène : une notion hautement revendiquée avec l’apparition de la caméra vidéo dans les années 70 et la conséquente ‘démocratisation’ de la production d’images, images intimes, de soi. Elle questionne l’espace psychologique personnel vis-à-vis le territoire public. Les spectateurs se mettent en scène et sont fascinés de se voir à l’écran. Le visuel prime ; c’est l’image en direct et en mouvement, accompagnée de sons, qui rend réelles les actions, qui rassure, qui renvoie, qui les projette littéralement dans cet espace à la fois social, imaginaire et virtuel et qui suscite un rapport entre l’individu et la collectivité.

L’écran devient entremise, une interface de confidences et selon Philippe Quéau « perd son statut de surface pour acquérir un statut de volume, de lieu : l’image peut être un espace dans lequel on peut entrer, vivre. »

Sommes-nous loins des places alternatives (par exemple les terrains de jeu des Mario Bros ou de Lara Croft ou encore le télétourisme) où le corps navigue en quête de vérités et de distractions?

Le projet sollicite la projection de soi dans le réel par le biais d’un sosie numérique et construit en rapport à une culture d’images envahissante qui dicte des identités. Reprenant Virilio, Eduardo Kac avance que « nous n’habitons ni ne partageons plus un espace public... Notre domaine d’existence ou de socialisation est maintenant l’image publique, avec son ubiquité volatile, fonctionnelle et spectaculaire qui commande identité, surveillance, relation, souvenir... »

L'oeuvre met en évidence la négociation, de même que l’écart, entre l'identité et l'image de soi dans un lieu virtuel sans frontières se définissant dans le temps. Elle participe à une réflexion tout actuelle sur la distance élaborée par sa propre négation grâce aux télé-technologies. Si la téléprésence permet l’instantanéité des échanges par le biais des mouvements numériques corporels à l’intérieur des architectures symboliques (sans parler de tout ce qui concerne l’architecture et la réalité virtuelle, et les glissements formels et conceptuels conséquents ) - notons que l’aménagement du site servait à désigner/encadrer l’activité potentielle à découvrir - comment ces contextes, leur réflexion sur la forme et le geste social impliqué, transforment les notions de l’objet d’art et engendrent conséquemment des nouveaux enjeux pour une culture de consommation ?

Si une certaine vulgarisation de l’art en rapport avec les avancements technologiques était recherchée dans ce projet, elle fait ressortir la place qu’occupent dorenavant les télécommunications dans sa production et ses effets. D'àprès Gerhard Stocker, lors d’une entrevue réalisée par Valérie Lamontagne et Pierre Robert pour la revue Archée dans le cadre de l’événement Cartographies (tenu à Montréal septembre dernier), il y a eu «une transformation ou transgression du document à l'événement» dans les nouveaux médias, à un art créé par des artistes en réseau où on se concentre maintenant sur les relations, ou la création d'échanges et de relations... Les artistes gèrent les relations entre différentes communautés et entre différents types d’utilisateurs du Net... »

Si l’art se caractérisait conventionellement par la production d’objets, nous parlons maintenant d’un « nouvel art du virtuel parce qu’on n’a pas d’objets mais on a des processus,... L’art intermédiaire... un art qui propose des circulations, des liens entre ce qui est appelé à être relié. » (Philippe Quéau)

La liquidité des data à l’ère de l’image-matière, non-permanente et perpétuelle dans ses qualités génératrices, est possiblement au sein de ce glissement manifesté par le flux d’informations. Désormais, nous naviguons dans des circuits libres et vivants, sensibles aux fluctuations de l’économie de l’image et à ses transits. D’une topographie des réseaux, des hypercorps et du flux des interactions, la notion de l’objet se trouve profondément altérée; son essence et sa dépendance à un lieu de diffusion minés par ces nouvelles activités de solidarité, de création de sociétés et de production d’oeuvre en équipe engendrées par le Net. Agencements, transferts, échanges, interfaces, updates et alias, les formes et les données vivent avec nous, durent le temps de nos activités. Dans le cas des télé-technologies interactives, comme celle du dispositif des Rendez-vous... sur les bancs publics, la suppression de la distance repose la question de la pertinence de la physicalité de l’objet d’art, accentuant évidemment l’immédiateté et l’image dans un monde virtuel. Pourtant, nous continuons à exister dans le monde réel, malgré les efforts de fusionner avec les machines. « Le virtuel porte la critique de notre rapport au réel. L’espoir est qu’en sortant du virtuel, on ne puisse pas échapper à la question : qu’est-ce que c’est que cet environnement réel ? »(Philippe Quéau)

Un témoignage des enjeux entourant nos espaces publics et nos rapports sociaux dans la production et l’expérience artistiques, Les Rendez-vous... sur les bancs publics est une oeuvre qui souligne les mises au sujet de nos propres limites d’appréhension et de compréhension des nouveaux environnements potentiels et hybrides offerts par ces technologies qui nous imposent une redéfinition du réel.

Le projet sera reconstruit entre Montréal et Paris au printemps 2000 et entre Montréal et Beyrouth à l'automne 2001.

Karen Wong

 

 



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