par Francine Dagenais
CAPS Vs CAD

Comme le fait remarquer Michael Heim dans son ouvrage intitulé Virtual Realism, les ingénieurs et les architectes ont, jusqu'à maintenant, en général eu recours aux modèles créés au moyen de la CAO (Conception Assistée par Ordinateur) pour construire des simulations. Ces modèles sont produits en entrant des données dans un site spécifique et en contruisant en premier lieu un modèle en treillis basé sur les informations recueillies. Une interprétation graphique transforme alors la structure squelettique en une modélisation 3D. Ce procédé est extrêmement long, l'entrée de données exigeant des heures, sans mentionner le temps dévolu à la texture et la coloration toutes deux complétées manuellement. 1 Dans le monde de l'industrie, le procédé CAO a aussi le désavantage d'échouer à prendre en compte toutes les données d'entrée possibles. En d'autres termes, parce qu'il s'en remet à des êtres humains pour entrer les données, ce procédé est sujet à l'erreur.

Heim explique plus avant comment une méthode photographique de recueillement de l'information utilisée durant la guerre froide par les agences d'intelligence américaines a fourni la technologie pour la production de "dessins précis d'après photos" qui était pour devenir un outil nouveau et plus précis pour la technologie de la simulation, nommé photogrammétrie. La photogrammétrie a été adaptée "pour permettre l'automatisation de la construction des mondes virtuels reproduisant de manière fidèle la disposition de futurs sites de déchets toxiques." Ces environnements virtuels peuvent être vus à l'aide de "lunettes stéréoscopiques Crystal Eyes"2 et fournissent ce qu'on appelle une "vision virtuelle d'aquarium (fish tank VR)" ou écran RV (Réalité Virtuelle) . 3 Les méthodes variées utilisées pour la création de simulations d'environnement virtuel résultent en des degrés variés de ce que Heim a nommé "intensité d'information". Ce que les jeux produits au moyen de Quicktime VR ne peuvent offrir: une résolution d'image plus fine et des détails qui sont habituellement perdus, du moins jusqu'à un certain point, avec QTVR. De plus, les projets conçus pour le web sont généralement vus sur de petits écrans où les détails sont rarement visibles. Bien qu'il ne possède pas la richesse de la RV et de ses développements, QTVR offre néanmoins d'une manière limitée les six degrés de liberté, c'est-à-dire les modes normaux d'oscillation possible, qui caractérisent les simulations RV non-CAVE.4 Ces six degrés de liberté permettent au participant de se déplacer virtuellement à travers l'espace le long des axes x, y et z, en plus de lui donner la possibilité pour la navigation de vol d'orientations telles que celle en roulis, tangage et en lacet. Ces six degrés de liberté remontent au temps des premiers simulateurs construits spécifiquement pour rendre de manière aussi vivante que possible l'expérience du vol. 5 Ainsi, jusqu'à un certain point, tous les systèmes RV continuent cette tradition de fournir au spectateur/participant la capacité du vol et une vision à vol d'oiseau d'un monde simulé.

 

Sur la RV et la métaphore

Dans son livre intitulé How We Became Posthuman, Katherine Hayles explore "les corps virtuels en cybernétique, en littérature et en informatique". Elle met également en lumière la forte connexion entre la RV et le métaphorique, en remarquant que:

Il est facile pour les êtres humains de comprendre les simulations par ordinateur 3D parce que ces simulations utilisent des codes représentationnels similaires à ceux utilisés dans le décodage de l'information visuelle, incluant la perspective et la stéréoscopie, chez les humains. À ce haut niveau de code, plusieurs niveaux de langage interviennent entre la magnétisation d'un bit et, disons, la rotation d'une figure sur 180 degrés. Les langages de haut niveau sont pour les humains faciles à comprendre mais sont distanciés de leurs incarnations physiques. Le langage-machine est coextensif à ces incarnations, mais il est pour les humains extrêmement difficile à lire, et il leur est pratiquement impossible de décoder le langage-machine de manière intuitive (enm tant que quelqu'un ayant déjà programmé des interfaces à électrodes pour ordinateur en langage-machine, je peux témoigner à quel point il est difficile et véritablement casse-tête de travailler dans ce code).6

Dans son chapitre sur la sémiotique de la virtualité (The Semiotics of Virtuality), Hayles se sert d'un concept mis d'abord de l'avant par Mary Catherine Bateson dans Our Own Metaphor, dans lequel elle affirme que "bien que nous ne pouvons jamais percevoir le monde directement, notre appréhension du monde se fait à partir de la métaphore que nous sommes, de celles que nous endossons pour refléter le monde." Elle applique la théorie de Bateson à notre compréhension de la RV: "Les homologies profondes entre la simulation par ordinateur et la cognition renforce l'idée que tant pour le cerveau que l'ordinateur, inscription et incorporation viennent se confondre aux niveaux les plus élémentaires." 7

Hayles soutient que la transcendance tout comme, de manière plus importante, la raison, sont en question dans cette fusion de l'ordinateur et de l'humain. Elle semble ici être en accord avec l'écrivain de science-fiction Neal Stephenson, quand elle suggère que notre meilleure défense contre la posthumanité "est la reconnaissance que nous avons toujours été posthumains." Elle poursuit sur cette lancée en affirmant que: "Nous devrions apprécier les derniers ajouts de l'évolution que sont la conscience et la raison non parce qu'ils sont fondateurs mais parce qu'ils permettent à l'humain d'émerger hors des posthumains que nous toujours déjà été." 8 Si nous poursuivons ce raisonnement logiquement et considérons que les êtres humains ont utilisé des machines volantes depuis la fin du dix-huitième siècle, la capacité de voler serait certainement considérée comme "un ajout tardif de l'évolution." De plus, une proportion grandissante de la population mondiale est devenue familière du voyage dans les airs sinon accoutumée à celui-ci. Il est intéressant de voir que les humains ne sont pas totalement adaptés à voler dans le monde primaire ou le monde virtuel. AWS (Alternate World Syndrome, syndrôme relié à la désorientation du sujet visitant un monde virtuel) est l'équivalent du mal de l'air dans un environnement simulé, avec des effets qui ne sont cependant pas virtuel mais au contraire trop réel.

 

Panoramas, Dioramas et Représentation visuelle

Il faut noter que l'art de la simulation des mondes a existé longtemps avant le vingtième siècle. Par exemple: des images anciennes de nos ancêtres vivant dans des cavernes chassant des mammouths laineux et combattant des machérodes ont émergé en même temps que l'excavation et l'interprétation des débris des cavernes en Europe, à partir de la moitié du dix-neuvième siècle. 9 De plus, les peintures panoramiques statiques sont apparues autour de 1790, et, comme le remarque Jonathan Crary, ce nouveau dispositif "rompait avec le point de vue localisé de la peinture en perspective ou la camera obscura, conférant aux spectateurs une ubiquité ambulatoire." 10 Pour voir un panorama, l'observateur était supposé se tenir debout au centre et tourner sur lui-même. Certains panoramas comportaient 60 degrés, d'autres, 180 degrés et d'autres encore, un 360° complet. Les techniques de peinture en trompe l'oeil, des effets d'éclairage élaborés et des objets tri-dimentionnels ajoutés à l'avant-scène étaient utilisés pour rehausser l'expérience de l'observateur. Certains peintres de panoramas connus se concentraient sur le monde de l'architecture, d'autres, sur les combats marins et les scènes de bataille, ou sur des vues à grande échelle de villes entières. 11 Dans les années 1820, Louis J.M. Daguerre a mis au point un appareil panoramique en mouvement appelé le diorama qui tournait autour d'un observateur immobile. Crary décrit l'appareil mécanique multimédia comme une "machine constituée de roues en mouvement où l'observateur devenait une composante essentielle." 12 Crary suggère plus loin qu' "une composante de la modernisation au dix-neuvième siècle a été le 'revirement' du monde visuel en place, c'est-à-dire la perspective linéaire, faisant volte-face au système représentationnel inflexible de la camera obscura." 13

Même si la peinture panoramique a été presque complètement mise de côté, des artistes comme Vikky Alexander, Luc Courchesne, Alan Dunning, Pipilotti Rist et Jeff Wall, pour n'en nommer que quelques uns ont emprunté au genre panoramique. Vikky Alexander expose au Musée des beaux-arts une installation vidéo panoramique des jardins de Le Nôtre. L'exposition de Pipilotti Rist en montre actuellement au Musée des beaux-arts de Montréal offre également quelques exemples de panoramas modifiés. Les photographies de Jeff Wall comprennent souvent des vues à grande échelle de paysages généralement urbains. Certaines oeuvres comme The Vampire's Picnic (1991) ou Dead Troops Talk (1992) exemplifient la qualité tactile du genre panoramique, utilisant des corps comme des éléments plastiques placés à l'avant-scène. Une de ses oeuvres rend hommage au panorama dans un sens plus littéral en illustrant la restauration de l'un d'eux dans un environnement muséal. Luc Courchesne a ravivé le genre au moyen de la vidéographie. Dans un projet intitulé Paysage no.1 présenté durant le Printemps du Québec tenu en France en 1999, où il avait présenté un panorama réaliste sur 360 degrés. L'image était projetée sur les quatre murs entourant l'observateur. La recherche de cet artiste sur le panorama se poursuit avec une oeuvre panéscopique.

Plusieurs artistes commencent à expérimenter avec le progiciel QTVR, et les galeries d'art se spécialisant dans les nouveaux médias comme TechnOboro ont tenu des ateliers sur ce nouveau médium afin de faciliter la production de projets en RV à budget modeste. Le premier d'une série de six projets est supposé débuter cet été et devrait être en ligne d'ici l'automne. Le site de TechnOboro compte déjà quelques exemples d'oeuvres en QTVR, dont celle de Sheryl Kootenhayoo faisant partie du CyberpowWow, Worlds Within Worlds de Brad Todd et Sylva du collectif Æ (Gisèle Trudel, Stéphane Claude et Florian Wüst). Il faut noter que de nouvelles versions du logiciel, de meilleurs serveurs et une largeur de bande (bandwith) accrue sont tous des éléments facilitant la conversion de ces oeuvres sur le Web. Celles-ci devraient commencer à proliférer sur le Web tout comme les jeux, leurs contreparties commerciales, le font déjà.

 

Zoe Beloff

Bien que ces oeuvres sont en général simples au niveau technique, certaines oeuvres en QTVR gagnent maintenant des prix pour leur usage inventif du médium. Zoe Beloff a été parmi les premiers artistes à utiliser le QTVR dans une oeuvre intitulée Beyond qui marie la compréhension de la rationalisation de la vision du dix-neuvième siècle à celle du vingtième.

Au cours des vingt années que l'artiste d'origine écossaise Zoe Beloff a passé à New York, elle a établi une solide carrière fondée sur l'excentricité et son intérêt pour le détail. Ce qui ne veut pas dire que son travail se situe totalement dans les marges, au contraire, ses oeuvres ont été montrées tant au Whitney Museum qu'au Museum of Modern Art à New York, au Centre Georges Pompidou à Paris, au Festival de cinéma de Rotterdam, bref, dans les lieux les plus prisés et souhaités par un artiste contemporain. C'est la qualité ludique 14 de son travail, son choix de média, son intérêt pour les appareils obsolètes comme les vieilles caméras stéréoscopiques, en même temps que sa fascination pour l'insolite qui l'ont poussée dans les marges des courants dominants en art. Elle se considère elle-même comme "une héritière des médiums du dix-neuvième siècle dont les séances de matérialisation conjuraient des désirs inconscients d'une manière aussi théâtrale que possible." 15 Et en fait, dans une oeuvre en collaboration avec l'artiste du son Ken Montgomery intitulée A Mechanical Medium, elle est allée jusqu'à déterrer un appareil que Thomas Edison avait tenté de développer avant de mourir avec pour seul but la communication avec l'au-delà. Le site Web de Beloff, Zoe's World, se concentre de manière fort marquée sur un sentiment de lieu, ou il serait peut-être plus approprié de dire, de non lieu. À l'entrée, le visiteur se voit offrir un choix de boutons: Home, Beyond et Where Where There There Where, ces deux derniers renvoyant à des oeuvres précédentes. 16 Avec justesse, la définition du médium constitue un pont entre deux univers. Beloff exploite le sujet du paranormal dans plusieurs de ses oeuvres; voici les éléments qu'elle assemble: médiums, mécaniques ou humains; "des images fantômes qui "ne sont pas là"; et des citations des pages les plus sombres de Baudelaire telles qu'"une ville remplie de rêves où les fantômes accostent les passants en plein jour." Dans son oeuvre Beyond, elle crée un monde virtuel consacré à la question de la technologie et des phénomènes psychiques. Dans la description qu'elle fait elle-même de son oeuvre, elle réfère à ces sujets au sein des limites temporelles prescrites par "l'avènement de la reproduction mécanique." Cette expression en tant que telle situe son discours sur cette question dans un cadre de discussion emprunté à Walter Benjamin. 17 Également importante dans son travail est la place accordée à la psychanalyse, et dans certains cas de la "parapsychanalyse". Avec Beyond, Beloff fait de la technologie l'analysant, elle décrit cette oeuvre comme une "investigation de la vie rêvée de la technologie de 1890 à 1940." Elle infuse ces merveilles des débuts de la technologie d'un sentiment de mystère, le sentiment même qui a dû entourer ces appareils peu après leur invention. "Le phonographe séparant la voix du corps, la photographie capturant l'âme, et le cinéma ressuscitant les morts."

L'observateur est conduit à se demander vers quel autre domaine l'artiste nous emmène. La réponse pencherait davantage du côté de l'histoire, sous l'aspect d'un musée technologique sans mur, que du côté du monde des esprits. Mais Zoe Beloff fait clairement état de son désir de tirer de ces appareils technologiques plus que la somme de leurs parties, d'aller au-delà des six degrés de liberté, des contraintes kinétiques et géométriques, utilisant des outils numériques, l'essence même de la quantification, pour exprimer ce qui est intangible. Elle le fait en permettant à l'observateur de pénétrer dans sa vive imagination et en engageant le spectateur dans son récit. Si comme le conclut Katherine Hayles "inscription et incorporation viennent se confondre aux niveaux les plus élémentaires" et comme l'affirme Catherine Bateson " nous ne pouvons jamais percevoir le monde de manière directe", mais seulement le comprendre à travers la construction métaphorique que nous érigeons de nous-mêmes, alors peut-être nos cerveaux sont-ils supposés se glisser confortablement entre le monde primaire et le monde virtuel, et oui, peut-être même au-delà.

 

traduction: Anne-Marie Boisvert

 

Notes

1. Michael Heim, Virtual Realism, New York/Oxford, Oxford University Press, 1998, p.129-130.
2. Qui permet la vision à relief grâce à des lunettes stéréoscopiques optoélectroniques à transducteur.
3. Cette nouvelle méthode à laquelle il est référé comme Système de planification de caractérisation analytique (Characterization Analysis Planning System ou CAPS) pour la création d'environnements virtuels est encore trop dispendieuse pour être répandue, et est utilisée essentiellement pour des applications militaires ou gouvernementales. Au fur et à mesure que le procédé dans son entier deviendra automatisé, les coûts de cette technologie deviendront moins prohibitifs et nous commencerons à voir des artistes l'utiliser.
4. Le CAVE ou caverne se caractérise par sa capacité d'immersion totale. Il s'agit d'une grande salle à multiples projections. Les simulateurs de vol utilisent un système d'affichage à immersion spatiale ou SID (Spatial Immersive Display) dont le champ de vision est accru, généralement un peu de 180 degrés. Le casque de vision tridimensionnelle est plus limité, il est plus encombrant, il n'offre pas la possibilité d'expériences collectives et la résolution de l'image n'est pas aussi fine que pour les environnements CAVE.
5. J'ai examiné les origines de la RV et l'histoire de la simulation de vol dans mon essai "Synthetic Magic/Virtual Reality" qui a paru dans l'anthologie Theory Rules sous la direction de Jody Berland, Will Straw et David Tomas et publié par YYZ Books et University of Toronto Press.
6. Katherine Hayles, How We Became Posthuman, Chicago & London, The University of Chicago Press, 1999, p. 275.
7. Ibid., p. 276.
8. Ibid., p. 279.
9. Stephanie Moser, "Visual Representation in Archaelogy" in Brian S. Baigrie, ed., Picturing Knowledge, Toronto & London, University of Toronto Press, 1996, p. 188.
10. Jonathan Crary, Techniques of the Observer, Cambridge & London, MIT Press, 1990, pp. 112-113
11. Il existe un nouveau livre sur le sujet qui documente l'histoire du panorama et ses usages en tant que propagande, publicité, et "simulacre du vécu." Dans cet ouvrage, l'auteur donne un compte-rendu de son "contexte historique, social et culturel." Voir: See: Bernard Comment, The Painted Panorama, Abrams Press, 2000.
12. Ibid., p. 112
13. Ibidem.
14. Les références au paysage de l'enfance abondent, des images illustrant les livres pour enfants choisies par elle, à la maison de poupée qui tient une place importante dans l'auto-portrait qu'elle a sélectionné pour son site web. Elle réfère elle-même à ses "oeuvres comme à des jouets philosophiques."
15. Voir le texte d'accompagnement sur son site Web pour plus d'information sur le sujet.
16. Le thème du lieu semble surgir encore dans trois autres oeuvres, Life Underwater, Shadowland or Light from the Other Side and Lost.
17. Il existe plusieurs nouvelles publications intéressantes sur Benjamin qui sont parues dans les dernières années suscitant un débat entièrement nouveau autour de ses écrits.

 

Francine Dagenais


Essayiste, théoricienne, critique et historienne de l'art, Francine Dagenais œuvre dans le milieu des arts visuels depuis plus de dix ans.Ses essais, articles et commentaires ont paru dans de nombreuses revues spécialisées dont Artforum, Canadian Art, C Magazine, CV Photo et Parachute. Elle a, de plus, travaillé comme chroniqueuse à Radio-Canada et CBC. En tant que commissaire, elle a organisé plusieurs colloques, événements et expositions sur les nouveaux médias dont, en 1999, Ordinatrices (La Centrale) et Cartographies (ISEA). Participante aux HTMlles 2000 (Studio XX) elle y présenta une communication sur la performance, la réponse somatique et l'art réseautique. Étudiante au doctorat à l'Université McGill, elle est récipiendaire de la Bram Garber Fellowship en Histoire de l'art.

 

 



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