OEUVRES ÉLECTRONIQUES no.11 Zoe Beloff Illusions 1999 Illusions invite le spectateur à un fascinant parcours dans l'histoire des technologies de l'image en mouvement, des antécédents au cinéma et aux environnements virtuels interactifs. Si Zoe Beloff effectue ce retour en arrière, c'est afin de mieux comprendre le présent et le développement de nouveaux langages visuels que signifient les technologies de l’image en mouvement interactive. Pour ce faire, son oeuvre met en évidence l'affinité entre l'utilisation du QuickTime VR et de tels dispositifs. La présentation du projet revêt un caractère didactique - d'un côté les textes de « référence » (constellation) et de l'autre les objets illustrés (toys)- mais l'aspect ludique lié à l'utilisation du QTVR dans la fenêtre des "jouets" et la teneur insolite des essais finissent par emporter le projet ailleurs. L'artiste a constitué une "collection" de dispositifs anciens servant à créer l'illusion de l'espace tridimensionnel sur une surface (zoetrope, rotorelief, Space Viewer: Auto-magic Picture Gun and Theater ,etc), objets que le visiteur peut manipuler grâce au QuickTime VR utilisé pour les présenter, ce qui permet d'établir un rapport fort persuasif avec cette technologie. Le parcours de cette «exposition» interactive met en relief les caractéristiques communes de ces appareils : la manipulation de l'image, le côté ludique de l'utilisation de l'appareil, le caractère intime de ces objets (souvent de petites dimensions et s'adressant à une seule personne à la fois), et bien entendu l'impression d'espace généré par le mouvement. Les textes, quant à eux, prennent certains de ces objets comme exemples et mettent en évidence leur valeur "philosophique". Ces "jouets philosophiques", comme les nomme l'artiste, s'adressent à l'esprit, non seulement dans son potentiel à créer la continuité entre les images et le mouvement (phénomène rétinien de l’image restante ou afterimage), mais aussi parce qu’ils se prolongent dans l’imaginaire. La défamiliarisation opérée par le retour en arrière met en relief le côté «magique» de ces appareils, leur aptitude à rendre vivantes des images fixes, par les mains jusqu’à l’esprit. Ces jouets sont philosophiques parce qu’ils entraînent une transformation de la pensée, dans des zones profondes de l’esprit.
Les textes accompagnent les jouets dans le passage du tangible à l’intangible, du concret à l’illusion. L’histoire de ces appareils est commentée par l’artiste de telle manière qu’elle dévoile ce qui se cache derrière ses objets : leur aspect magique, leur association au monde du rêve et des états de conscience alternatifs, aux phénomènes psychologiques et mêmes paranormaux. (voir également le Dossier rédigé par Francine Dagenais et le site Web de l'artiste sur ces questions) Le visiteur associera textes et objets comme il le souhaite, faisant ainsi pivoter, tourner les objets et textes, dans notre esprit, en créant, à son tour, ce mouvement de sens (orientation et signification).
Daniel Dion et Brad Todd 1999 1999 Dans ce projet commun, Daniel Dion et Brad Todd se sont intéressés au passage de l'an 1999 au millénaire qui le suivait, à l'agitation qui s'est installée dans l'esprit de nombreux individus à l'approche de ce changement. L'oeuvre rassemble un grand nombre d'éléments constitués lors des dernières semaines précédant l'an 2000. Ils résultent de ces conversations entre les deux artistes, d'échanges de vue sur les conceptions entourant cet événement. Il s'agit d'un projet au sujet de l'anticipation et sa structure chaotique reflète bien la nervosité et les mouvements désordonnés de la pensée qui caractérisent un tel état, partagé par de nombreux individus de notre civilisation. Par son abondante collection d'images tirées du réel, d'extraits de reportages médiatiques durant cette période, l'oeuvre se rapproche du documentaire, de l'archive, d'un témoignage sur une époque. Une telle accumulation trouve un environnement propice au sein du Web, extensible et tentaculaire. Les clés de la compréhension de ces observations ne sont pas données au visiteur, bien au contraire. Par exemple, des feux d'artifice célébrant l'arrivée du millénaire prennent l'allure de l'apocalypse, de la fin des temps... Ces constatations sont livrées sans point de repère et mènent à la confusion. Et c'est bien cette condition troublée que la structure de l'oeuvre rend manifeste.
Le mouvement et l'idée de transformation qui l'accompagne caractérise la plupart des composantes de l'oeuvre. En effet, le projet fait l'usage de nombreux fichiers vidéo, parfois superposés à des "modèles" en mouvement, des images réalisées avec QuickTime VR Panorama ou Objet pouvant être manipulées par le visiteur, des motifs se métamorphosant sous les yeux du spectateur par le moyen de technologies comme Shockwave ou de simples gifs animés. Les artistes exploitent toutes ces ressources du Web afin de produire un bombardement d'informations entremêlées. Or, le mouvement et la transformation caractérisant les composantes de l’oeuvre finissent par référer, d'une manière insistante, au temps. Les artistes font allusion à la continuité et non pas à une rupture violente dans le temps, source de l’agitation des derniers jours du XXe siècle. Avec 1999, Dion et Todd se font les habiles observateurs et interprétes de cette fin de siècle, dans ses dimensions psychique et mythologique.
Mary Flanagan The Perpetual Bed 1998-1999 Puisant à même les rêves intenses relatés par sa grand-mère très âgée lors d'un séjour à l'hôpital pour constituer les motifs de son oeuvre, Mary Flanagan a créé, avec The Perpetual Bed, un arène où chaque visiteur, de manière solitaire ou en interaction avec d'autres lors de performances à usagers multiples, fait s'animer des personnes, des bouts de phrases, des objets de la vie quotidienne, des vues d'intérieur, des souvenirs appartenant à la vie de cette femme. L'oeuvre est à la fois un portrait et une biographie, à la forme inhabituelle, sans commencement ni fin, où il est donné au spectateur de privilégier des éléments plus que d'autres, de construire sa propre séquence, d'effectuer des intersections entre les diverses zones de l'oeuvre, mené par sa curiosité et par ses propres inclinations. The Perpetual Bed constitue, en ce sens, un hommage à la grand-mère de l'artiste, qui rend vivant l'univers intérieur de cette femme, qui le perpétue dans le regard des autres grâce aux possibilités de prolongement et de dissémination du Web. L'artiste réalise un espace à caractère onirique de manière très efficace. Pour commencer, l'utilisation du VRML plonge déjà le visiteur dans un espace alternatif. De plus, aucun repère spatial n'est donné au spectateur, aucune limite horizontale ou verticale permettant d'identifier ce lieu, de l'habiter, de le parcourir selon un axe, d'en traverser les frontières. Celui-ci déambule dans le vide total. Puis, cet espace est peuplé, non pas de "modèles", ces polygones servant de bases à la reconstitution des objets dans leur tridimensionnalité, mais de surfaces flottant dans le néant, comme suspendues. Or, ces surfaces agissent comme des écrans, elles accueillent des "images" fixes ou en mouvement, ce qui leur permettent de s'approcher plus étroitement à la notion de mémoire, de "dépôt" d'impressions, de travail de l'esprit.
L'oeuvre établit un parallèle entre le rêve et l'état de conscience particulier éprouvé lors de l'expérience du cyberespace, qui entraîne l'utilisateur dans des zones de l'esprit, oscillant entre la réceptivité et l'interactivité, qui sollicite le monde intérieur et suscite la projection de soi. Elle rend manifeste le fait que l’espace du Web est une extension de l’esprit (mind), un espace de transition pour le monde psychique, un espace psychologique. De plus, en donnant l'occasion d'intervenir dans le rêve de quelqu'un d'autre, de créer son propre rêve ou de construire un rêve à plusieurs, l'oeuvre propose que le Web est unlieu d'échange et de création, un théâtre permettant l’invention de soi et celles des autres (voir à ce sujet un dossier fort intéressant constitué par l’artiste sur la performance virtuelle).
Oliver Hockenhull Building Heaven, Remembering Earth, Confessions of a Fallen Architect 1999 À la conjonction de quatre mondes, le naturel et le culturel, l'actuel et le virtuel, l'architecture arrive - ou n'arrive pas. Car en premier lieu, l'architecture doit obéir pour l'invention de ses formes aux mêmes lois naturelles (la gravitation, par exemple) que les créations de la nature elle-même. Ainsi la réflexion, centrale dans l'art classique, entre nature et culture, est toujours éminemment d'actualité en architecture - d'autant plus qu'un nouvel outil, l'ordinateur, lui permet désormais d'essayer l'invention de ses formes dans un nouvel espace, celui de la réalité virtuelle, qui en ajoutant la dimension de l'espace-temps aux dessins jadis statiques sur la feuille, insère le modèle architectural au sein des lois naturelles dès le moment de sa conception, sans attendre sa construction. Celle-ci n'a donc plus à advenir pour autoriser l'architecte à créer des monuments, des lieux, des formes et des mondes possédant leur propre réalité, la réalité virtuelle. De telles réflexions ont conduit Oliver Hockenhull à entreprendre des recherches sur les possibilités du VRML en combinaison avec un logiciel inventé par un professeur de l'Université de Calgary, un modèle virtuel de morphogénèse (c'est-à-dire la formation et la formation et la différentiation des tissus et des organes), les "modeleurs de système" Lindenmayer (L-SYSTEMS). Hockenhull a ainsi conçu un projet intitulé "Building Heaven Remembering Earth: Confessions of a Fallen Architect", sous la forme d'un vidéo, en même temps qu'il mettait sur pied un site Web du même titre pour ses premières recherches sur "la relation de l'espace en trois dimensions et de l'intelligence artificielle, comme sur l'architecture en mutation". Ce site comporte des textes, réflexions de Hockenhull et citations de divers auteurs à différentes époques, et qui portent sur l'architecture, sur son sens profond, ses effets réels ou souhaités sur l'être humain, ses rapports avec la nature. Le titre implique une certaine nostalgie, en même temps qu'une certaine culpabilité: pourquoi le monde urbain moderne est-il si inhabitable, si inhumain, s'est demandé Hockenhull? De là, il est parti à la recherche du sens premier de l'architecture, s'est interrogé sur les modèles proposés par les architectes à travers l'histoire, à partir des plus anciens (les cavernes préhistoriques), les temples indiens, sur les utopies proposées aussi, parfois non réalisées (le cénotaphe de Newton par Boullée, la tour de Tatlin). Ces divers modèles se retrouvent reproduits sur le site grâce au VRML. Mais la réalité virtuelle permet aussi l'invention de nouvelles formes, où la culture enfin (re)prend modèle sur la nature au niveau le plus fondamental, s'inspirant tour à tour des modèles de création et de croissance des minéraux, des végétaux et des animaux. Pour cette dimension la plus utopique et inventive de son projet, Hockenhull a utilisé les L-SYSTEMS dont il a été question plus haut, les intégrant dans un environnement VRML 3D. C'est là que peut-être l'architecte "déchu" pourra enfin se racheter, oublier les faux paradis et retrouver la terre...
(utilise le VRML, QuickTime VR, Real Player) Sheryl Kootenhayoo I see things... 1999 L'oeuvre conçue par Sheryl Kootenhayoo surprend d'abord par la présentation d'un fichier réalisé avec la technologie QuickTime VR composé de trois images qui brisent la continuité visuelle habituellement recherchée dans la construction de tels panoramas. Le visiteur effectue tout de même le "tour" de cet ensemble et, si la suite visuelle est interrompue, la contiguïté demeure, c'est-à-dire une affiliation entre ces images. Elles adhérent les unes aux autres au-delà des apparences et le découpage exercé par la photographie ne parvient pas à les séparer, pourrait-on dire. Une liaison est donc créée entre ces images qui représentent des paysages différents: la forêt, le ciel, l'eau. Le projet invite à "réparer" cette rupture, du domaine de la représentation, ces paysages existant les uns dans les autres, les uns avec les autres dans la nature... Cette utilisation peu commune du QTVR met aussi en évidence la façon dont sont constitués ces fichiers, c'est-à-dire assemblés bout à bout, "cousus" (stitched). Or, ces brisures dans l'espace, ces fentes, ces plis, invitent aussi à aller plus loin, à "entrevoir", à considérer une continuité d'un autre ordre. L'artiste a aussi exploité les frontières des images, le haut et le bas d'une manière très efficace, mettant l'accent sur ce qui pourrait demeurer invisible et sur le non vu. Des fragments de phrases, le plus souvent dissimulés près des limites supérieure et inférieure de l'image, et qu'il faut découvrir en bougeant l'image, sont intégrés aux panoramas et demandent aussi à être complétés. Ils agissent comme des débuts de narration, comme autant d'entrées dans les autres sections de l'oeuvre. Les trois "détails" réunis dans la page d'accueil du projet, des domaines du visuel et de l'écrit, donnent ainsi lieu à d'autres images panoramiques, chacune rétablissant une suite qui emporte plus à l'avant le récit. En effet, chaque panorama traite de la continuité spatiale et temporelle, ou des ruptures dans cette continuité, et en cela, s'appuie sur la technologie du QTVR pour l'exprimer pleinement. Le ciel se réfléchissant dans l'eau s'unit à elle, le cycle du jour et celui des saisons sont évoqués de même que l'interpénétration de l'individu et de la nature par des superpositions d'images. L'oeuvre, réussit par ces moyens, à faire allusion aux lois naturelles et aux rapports établis entre l'être humain et la nature, tantôt conflictuels tantôt harmonieux. De plus, l'utilisation du QTVR permet d'élaborer des environnements et de référer à la notion de territoire, une question dont l'importance ne saurait être sous-estimée pour les individus appartenant aux communautés des Premiers Peuples.
L'environnement créé par Sheryl Kootenhayoo a été conçu comme un lieu de rencontre puisqu'il faisait partie de la deuxième édition du CyberPowWow, un événement qui se tient tous les deux ans dans une atmosphère de fête et de rassemblement et qui réunit de nombreux artistes et amis des Premières Nations et d'autres communautés. Le CyberPowWow est un site Palace qui permet les échanges en temps réel par avatar interposé. L'utilisation de cette application à de telles fins est inusitée - souvent les environnements Palace sont des lieux conventionnels où se produisent des activités proches du divertissement - et permet ici l'intégration active des visiteurs au sein d'environnements soulevant des questions profondes au sujet de l'individu dans son espace, et par extension dans le cyberespace, et l'affirmation de son héritage symbolique. Louise Lawler Without Moving/Without Stopping 1998 Dans Without Moving/Without Stopping, Louise Lawler poursuit sur le Web la réflexion qui est sienne depuis les années 80 dans sa pratique photographique, sur les contextes de présentation de l'art et leurs effets sur la signification et le statut de l'art. En ayant recours à la technologie du QuickTime VR, l'artiste a réalisé 3 images panoramiques montrant des copies de sculptures classiques (antiquité grecque et romaine) présentées au Museum fur Abgusse Klassischer Bildwerke de Munich. Or, le musée dans sa fonction d'archive et de collection, se prolonge dans le territoire numérique et le réseau où s'accomplissent des actions analogues de conservation et de diffusion, qui sont par là évoquées et soulignées. De plus, le passage entre l'original et le transfert par moulage de ces sculptures, trouve un écho dans la transposition de l'image dans le cyberespace. La question du report, de la copie, de la répétition correspond elle aussi à l'univers du Web et est ainsi mise en évidence. Des légendes, accompagnant les trois "détails" photographiques, diffèrent chaque fois que le visiteur télécharge la première page si bien qu'il ne retrouve jamais la même oeuvre. Cette séquence, chaque fois autre, transforme la lecture des images et par conséquent, l'appréciation de l'ensemble sculptural figuré. De plus, cette suite de photographies "commentées" rappelle le type de narration caractéristique de la bande dessinée ou les images ne suffisent pas, de même que les mots. Ils sont dans un rapport de dépendance qui les supposent "insignifiants" lorsqu'ils sont seuls, ce qui se répercute sur la lecture des oeuvres, pour laquelle les étiquettes sont nécessaires à leur compréhension Cette activité rappelle celle de parcourir un musée et de s'intéresser aux légendes et explications davantage qu'à la contemplation des oeuvres d'art. Ces légendes ne sont donc pas liées aux images, il n'y a pas de bon titre, de bonne légende, d'étiquette attribuée à une image en particulier. Il arrive même que deux titres identiques soient générés par hasard. L'activité de téléchargement de la page d'accueil s'apparente à celle d'actionner une machine à sous. En cela, l'oeuvre fait s'interroger sur l'activité, toute relative, qui consiste à qualifier et apprécier les oeuvres d'art, gouvernée par les changements de contexte. Les titres/légendes concernent le temps (almost never, sometimes, continuous), qualifie ces images (sentimental, romantic, reproduced) ou alors le rapport au spectateur (less than you wanted, without touching). Si bien que le visiteur se retrouve devant des énoncés évocateurs tels que "sometimes romantic more than you wanted" ou alors "reproduced reproduced without touching" mais incomplets. Le projet réfère à des bribes de conversation, des fragments de discours dont la signification reste à construire, référant par là à l'interprétation toujours partielle qui est donnée à une oeuvre d'art. Une résolution doit être recherchée, à laquelle les images panoramiques semblent pouvoir répondre parce qu’elles fournissent un contexte.
Le visiteur s'engage dans ces salles de musée et y trouve des statues disposées de façon inorthodoxe et agencées curieusement les unes en rapport avec les autres. Or, il se trouve que ces sculptures déposées sur des socles mobiles, peuvent être bougées dans les salles, et l'exposition à laquelle le visiteur est convié résulte de choix effectués par un ou plusieurs individus et non une seule autorité muséale (voir le texte de Ron Wakkary sur l'oeuvre). Le spectateur assiste à une scène, un théâtre, qui se rapproche, en cela, des applications informatiques à multi-usagers que l'on retrouve en réseau qui mettent en scène des avatars. Mais l'internaute ne peut intervenir sur ces compositions préétablies, devenues immuables. Tout au plus peut-il tourner au milieu d'elles, participer à la "ronde" en faisant bouger le panorama. Il n'existe pas, non plus, de zones sensibles (hotspots) dans ces images. La photographie a figé à jamais les combinaisons effectuées. C'est donc un contrôle bien relatif que peut exercer l'utilisateur. L'oeuvre porte à réfléchir aux rapports entre la condition fixe (statues, photographie) et le mouvement (déplacement virtuel), entre le statut de l’art construit par les autres et l’apport de chaque individu. En définitive, Without Moving / Without Stopping propose que le statut de l'oeuvre repose sur le jugement collectif et que le regard de l’individu sur l'art et son appréciation sont grandement formés par le contexte qui le soutient.
David Lilley Tome 1999 Les connotations attachées à l'idée de "monde virtuel" sont d'abord, semble-t-il, futuristes: conjurant les images d'un monde de science-fiction, parallèle sinon tout à fait étranger, et étrange, par rapport au monde "réel". Mais avec l'oeuvre de David Lilley intitulée Tome, le spectateur se voit transporté, grâce au VRML, non dans la création d'un monde nouveau, mais dans la recréation d'un monde ancien, ou plutôt de mondes anciens successifs, à la fois continus et isolés, que sont les différentes périodes de la vie d'une personne (qui est peut-être l'auteur...) Ces périodes, que le spectateur est amené à traverser en partant de la plus récente dans le temps pour régresser jusqu'à celle de la petite enfance, sont illustrées et symbolisées chacune par une chambre fermée, chacune cependant munie d'une porte qu'on peut ouvrir en cliquant dessus et ainsi s'enfoncer de chambre en chambre toujours plus loin dans le passé. Ces chambres (de la 9ème à la première) comportent à l'entrée, écrits sur la porte, des noms qu'on suppose être des noms des rues (?) sur lesquelles l'auteur aurait habité successivement au long de sa vie, et sont toutes à peu près de la même forme: on peut en parcourir les quatre murs (soit grâce à un bouton vert placé au bas à droite de l'écran pour un parcours prévu à l'avance, soit par nous-même avec la souris, ce qui demande davantage de dextérité). Trois de ces murs sont à chaque fois perçés respectivement d'une cheminée, d'une fenêtre et d'une porte. Autrement ces pièces sont toutes vides sauf pour une chaise (ou deux) au milieu, ou dans un coin, debout ou renversée. Mais ces chambres diffèrent toutes également de manière profonde, grâce aux mots, aux phrases, bribes de descriptions, de souvenirs, d'impressions remontées du passé, et qui sont écrits sur les murs, parfois sur le plancher ou le plafond, comme des graffitis au rôle à la fois mnémotechnique (pour l'auteur/personnage) et évocateur (pour le spectateur). Avec ces mots, l'auteur fait plus que seulement nous décrire, en fait il nous raconte chacune des chambres qu'il a occupée, et par ce moyen, un peu (ou beaucoup!) de sa vie (du moins, s'il s'agit bien de lui...) Car ces notations demeurent somme toute anonymes, bien qu'elles soient en même temps étrangement personnelles. Elles nous renseignent ainsi non seulement sur la couleur différentes des murs, mais aussi, et surtout, sur la couleur de l'atmosphère de chaque période, subrepticement sur la qualité des relations des habitants des différents lieux, ou sur le monde extérieur, attirant ou effrayant selon les cas, selon l'époque ou les quartiers. Ces fragments de souvenirs doux-amers, plus ou moins impressionnistes, finissent ainsi par recomposer tant bien que mal une histoire que l'éloignement progressif dans le passé a peut-être rendue en partie fantasmée... Le titre de l'oeuvre, Tome, ne suggère-t-il pas d'ailleurs l'opération de reconstruction d'une oeuvre littéraire?
C'est ainsi que dans cette oeuvre de David Lilley, l'enthousiasme futuriste
pour les possibilités du virtuel rencontre la mélancolie passéiste du temps
perdu. Ce temps perdu qui se retrouve, non plus seulement dans les limbes de
la mémoire, mais transposé là sur l'écran, sur les murs et les lieux d'une
architecture virtuelle parcourue grâce à la technologie du VRML, tout comme
la projection enfin visible autrement que par les yeux de l'esprit d'un de
ces topoi, ces outils mnémoniques qui jadis associaient mentalement les
éléments des souvenirs (comme par exemple les phrases d'un texte) aux lieux
(re)traversés.
Nancy Paterson 6DOS: The Library 2000 Le projet de Nancy Paterson reconstitue, à l'aide du langage VRML, l'intérieur de la bibliothèque du Parlement du Canada à Ottawa. Le choix repose sur le caractère emblématique de cette architecture ne faisant aucun doute sur sa vocation, de même que sur l'autorité véhiculée par une telle institution dont l'ampleur et la qualité de la collection sont supposée. L'oeuvre s'appuie certainement ici sur le rapport établi entre le cyberespace et la bibliothèque dans leur potentiel respectif d'accumulation et d'archivage de l'information. L'architecture circulaire de style néo-gothique aux caractéristiques structurales singulières et à la riche ornementation sert ici de scène, de décor d'une autre époque pour accueillir des éléments fort contrastants dans leur rendu. La bibliothèque abrite, non pas des livres - devenus ici muets, de pures images se décomposant en pixels toujours plus manifestes à mesure que le visiteur s'en approche - mais des objets représentant l'espace dans ses dimensions cosmiques (globe terrestre sur lequel est projetée une image satellite de la terre continuellement renouvelée, image de la voie lactée, planètes du système solaire) ou des dispositifs de vision permettant de produire de telles images (télescope, gyroscope) aux côtés de représentations de lieux géographiques schématisés (villes canadiennes, vue sur le Nil et les pyramides). Le spectateur effectue donc un passage entre la reconstitution d'une architecture du 19e siècle à la représentation de mondes distants et se trouve confronté, par extension, aux conceptions sur l'espace humain qu'elles signifient. Le rapport entre l'architecture et les outils de modélisation (comme le VRML) est évident tandis que l'emploi d'un tel langage pour décrire visuellement l' « univers » vise à emporter le visiteur hors de son espace immédiat, à le déraciner de l'espace familier pour le faire se déplacer dans des zones hors d'atteinte. La collaboration d'artistes à ce projet, comme Al Razutis, depuis longtemps impliqué dans la réalisation d' environnements insolites 3D à caractère cosmique (aussi par les moyens de l'holographie 3D, vidéo 3D, voir le site Web de l'artiste) n'est pas ici pour surprendre. L'oeuvre fait donc entrevoir les possibilités de rejoindre ces dimensions par le moyen d'outils comme le VRML (et prochainement le X3D), par le moyen du Web.
6DOS:The Library propose donc de partir à la découverte de l'inconnu, de prendre en compte les 6 degrees of freedom (voir le dossier de Francine Dagenais) afin de franchir les 6 degrees of separation (6DOS), c’est-à-dire ce qui nous sépare des autres. L'oeuvre offre une métaphore de la navigation sur le Web, des possibilités actuelles et à venir d'accéder à la connaisance (de la bibliothèque au cosmos) universelle.
David Tomas The Encoded Eye, the Archive and its Engine House 1998-2000 Les travaux de David Tomas concernent l'histoire des technologies et des instrumentations, en particulier les appareils de vision, qui transforment les conceptions du monde et l'élaboration de la connaissance. Dans The Encoded Eye, the Archive and its Engine House, l'artiste a recours au motif de la locomotive, une figure emblématique omniprésente dans son travail qui symbolise l'ère industrielle et l'explosion des développements techniques. La locomotive devient, dans le contexte du cyberespace, une métaphore pour le déplacement et la conquête du Web. L'utilisation du VRML par l'artiste permet de concevoir des espaces 3D interactifs et une visualisation indirecte, allusive, du Web. L'oeuvre s'organise autour de la forme circulaire, et la notion de circularité qui l'accompagne, c'est-à-dire la contenance et l'infini. Le visiteur s'engage dans une suite de plans, des cercles concentriques qui paraissent le mener dans des zones de plus en plus profondes. Cet approfondissement figure un voyage dans le temps et l'espace permettant de considérer à distance, le phénomène qu'est le Web. Dans la section Engine House, inspirée des rotondes vitrées du 19e siècle (roundhouse), trois locomotives à l'aspect fantomatique attendent un geste du visiteur afin de parcourir l'espace à la recherche d'information qu'elles iront "récupérer" dans la salle de lecture (Reading room). Or, les nombreux points de vue (camera viewpoints) offerts par la console permettent d'effectuer des bonds considérables dans l'espace et de figurer le mouvement avec beaucoup d'intensité. Parmi ces déplacements, les plus impressionnants demeurent ceux qui emportent le visiteur de l'endroit où sont remisés les locomotives à l'Archive où défilent des textes à une grande rapidité. Alors que les locomotives font penser à l'activité de déplacement dans le cyberespace, la salle de lecture pareille à un réservoir, fait allusion à l'information surabondante accessible sur le Web.
Les trois locomotives mènent à 3 sous-sections, comprenant des essais, Thresholds of Identity, Memoirs of a Trainspotter et Vaporized Memories & Pixellated Dreams, qui ont le train pour objet et base de réflexion, mis en relation avec des éléments biographiques et créant des liens métaphoriques avec la tehnologie du Web. Ces textes sont accompagnés de documents visuels installés dans un univers 3D (VRML), semblable à une exposition. L'aspect didactique de l'oeuvre (n'oublions pas que David Tomas est aussi théoricien et professeur) se prolonge ainsi dans une manifestation visuelle avec laquelle elle entre en dialogue.
Marek Walczak Switch 1999 Pour commencer, Switch devient It, par un mouvement du curseur (mouse over) mimant ainsi précisément l'action de toucher un interrupteur, comme le veut le sens de cette expression et faisant allusion à ces boutons que les individus doivent appuyer, tourner, à tout moment de la journée, quelles que soient les activités dans lesquelles ils sont engagés. Dès le début, l'oeuvre fait allusion à la technologie et à l'interactivité devenues continuellement nécessaires dans la vie quotidienne et le ton impératif de cet énoncé résonne tout au long du parcours. Dans cette oeuvre, l'artiste s'intéresse à l'envahissement de l'électronique dans l'espace privé, dans la maison. L‘oeuvre porte sur la conception de l’espace intime (l’architecture) transformée par les développements des technologies. Les divers tableaux dans lesquels le visiteur s’engage font référence aux changements profonds quant à la définition de l’espace personnel que signifie cette incursion grandissante. Il faut savoir que Marek Walczak est aussi architecte et qu'il est spécialiste du VRML (dont il fait un usage juste et économe dans Switch), ce qui n'est pas pour surprendre étant donné les liens entre la représentation architecturale et les outils de modélisation de l'espace. (Voir également deux autres réalisations de l’artiste : Adrift, une performance virtuelle conçue avec Helen Thorington et Jesse Gilbert et la création en VRML du Minneapolis Sculpture Garden, Walker Art Center avec Remo Campopiano). L’oeuvre joue également sur une autre signification du mot Switch, c’est-à-dire le changement (de place, d’appareil) et fait aussi bien allusion à la consommation qu’à l’évolution rapide des technologies. Or, ce changement est figuré, à toutes les étapes de l'oeuvre, par le mouvement, dans lequel le visiteur est entraîné (malgré ou avec lui...). Par exemple, le participant est invité à déplacer (click and drag) des illustrations d’appareils à l’intérieur d’un espace restreint - ce qui oblige à des superpositions, des contacts, des combinaisons entre les objets, et figure peu à peu l’encombrement - ou alors il pourra faire disparaître ces mêmes objets (swipe the house) d’une manière radicale. L’interactivité lui permet d’exercer ainsi un contrôle sur son espace.Une "maison" conçue avec le VRML, que le spectateur fera "tourner dans ses mains", exprime d'ailleurs très bien cette idée.
Toutefois, l’artiste met en évidence ce qui se cache derrière cette illusion de contrôle. La plupart de ces objets électroniques sont des extensions des individus, leur permettant une vision étendue, une perception accrue de leur territoire privé. L’appropriation de la maison par des capteurs, senseurs, détecteurs installés dans toutes les zones de l’espace personnel résulte du désir, devenu absurde parce que démesuré, de contrôle et d’ubiquïté. Ce que "l'oeil" réalisé en VRML, suivant les moindres mouvements du curseur, exprime bien, lui aussi. Toutefois, ces objets « vivants » , responsables de la sécurité et du contrôle de l’espace intime, délégués ça et là et remplaçant la présence des individus, finissent par s’interposer et par les contrôler. L'efficacité de l'oeuvre repose également sur la coïncidence qu'elle établit avec cette même conquête d'espace et d'omniprésence par le moyen de la technologie qui caractérise notre rapport avec le Web.
Voir également le commentaire rédigé par Valérie Lamontagne sur Bodies INC.de Victoria Vesna (utilisation du VRML) et celui sur Sylva du collectif AE (Gisèle Trudel, Stéphane Claude et Florian Wüst) (utilisation du QTVR) rédigé par Sylvie Parent, tous deux publiés dans la 8e édition du Magazine. Commentaires rédigés par Anne-Marie Boisvert et Sylvie Parent |
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