Anne-Marie Boisvert: Comment votre formation en physique vous a conduit à l'art web et à la littérature?

Steve Cannon : Il est intéressant de voir à quel point la physique et la littérature semblent avoir eu une conversation dans ma vie. Je me suis d'abord intéressé à la physique comme "à quelque chose sur quoi écrire" - Une manière d'étendre mes connaissances sur les structures formelles. J'aimais la complexité des formulations des théories physiques, particulièrement dans leurs relations avec les mathématiques. Cela me rappelait mes oeuvres littéraires favorites. Mais après avoir sérieusement travaillé en physique pendant quelques années j'ai été exposé au web, qui avait été développé au CERN à l'usage des groupes de physiciens travaillant en collaboration. Au fil du temps j'ai réalisé qu'il était temps de retourner à l'art et à la littérature, et le web a semblé le moyen idéal pour le faire.

A-M.B.: Pouvez-nous nous faire un bref historique de votre groupe d'art web (aujourd'hui défunt), io360?

S.C.: io360 a été fondé en 1995 par trois diplômés du Cooper Union au moment de leur graduation. L'idée de construire des sites était alors très nouvelle et ils ont amené au web naissant leur amour du design interactif. Ils ont poursuivi leurs expériences en art et se sont servi des résultats en affaire. Au début de 1997, quand le développement du web a commencé à devenir plus technique, je me suis joint à eux et j'ai été assez fortuné pour travailler avec certains des plus grands designers dans le domaine: Nam Szeto (l'un des fondateurs) et Jeff Piazza étaient de ceux avec qui j'ai travaillé le plus fréquemment. Nam et moi avons aussi collaboré sur Mac Doggy Dog, un robot à la ressemblance d'un chien conçu à partir d'un Macintosh Classic. i/o 360 avait une philosophie extrêmement progressive au sujet de la valeur marchande de l'art et de l'expérimentation en design. Les membres de IO se sont vraiment retrouvés par la suite dans un bon nombre de groupes fort intéressants, depuis le MIT Media Lab jusqu'à un groupe de théâtre asiatique-américain, ou dans des postes exécutifs pour des compagnies du web telles que Rare Medium et Oven. Et pas mal d'oeuvres d'art ont vu le jour grâce à la section "YO" du site de i/o 360. (Le site i/o comportaient deux sections: "YO" pour l'art et l'expérimentation, et "OY" pour le travail.)

A-M. B.: L'oeuvre intitulée text.ure a été une commande de la RGB gallery. Pouvez-vous nous parler de la mise sur pied de ce projet?

S.C.: En fait, je dois remercier Nam pour cela. Nam a attiré l'attention des employés en ligne responsables de la galerie et ils lui ont demandé de créer une oeuvre. Il nous a choisi Jeff et moi pour y travailler, et cela est devenu l'équivalent du dernier projet artistique majeur pour i/o avant son rachat. J'ai passé environ deux mois sur le code et le concept, avec Nam comme conseiller et Jeff au design. Cela s'est révélé en fait très dur vers la fin quand j'essayais de régler tous les problèmes. Le mode d'"édition" a été développé de manière plutôt rapide vers la fin quand j'ai réalisé que j'avais besoin d'un outil pour composer des "histoires" pour le projet. Mais finalement, je pense que nous étions tous très heureux du résultat. Le moment nous a semblé être un couronnement pour i/o au cours duquel toute l'expertise visuelle et technique que nous avions développée s'est trouvée mise à contribution dans cette oeuvre très auto-suffisante mais extrêmement complexe au point de vue conceptuel.

A-M. B.: Vous travaillez avec deux collaborateurs, Nam Szeto et Jeffrey Piazza. Est-ce que vos rôles respectifs eu égard à l'oeuvre ont été strictement déterminés dès le début? Nous pouvons lire à propos des artistes que vous êtes responsable du contenu de l'oeuvre - qu'en est-il de son aspect visuel?

S.C.: Eh bien, au sujet de la part commercial de i/o, Nam parlait toujours de la nécessité de posséder des "niveaux de redondance". Autrement dit, le technicien devrait bien s'y connaître en design, et vice et versa. Nous avons tous essayé de nous perfectionner. J'ai en fait joint i/o afin d'apprendre le design avec eux, parce je me suis rendu compte que le web l'exigeait. Un des designers chez i/o, Casey Reas, est devenu un programmeur exceptionnel au Media Lab à MIT, au sein du Aesthetic Computation Group. J'ai continué à faire davantage de design. De toutes manières, les rôles ont été mis par écrit après la fin du projet. Je pense qu'ils cernent bien ce qui s'est produit durant cette période. Nam nous a inspiré, et Jeff et moi avons travaillé très étroitement ensemble. Jeff s'est beaucoup entretenu avec moi de la structure, et j'ai collaboré avec lui à la conception visuelle. À la fin, Jeff est crédité pour l'aspect visuel heureux de l'oeuvre, incluant les composantes explicatives qui sont très importantes pour une oeuvre comme celle-ci. J'ai écrit le texte et le code.

A-M. B.: Vos oeuvres les plus récentes, comme text.ure sont appelées des "expériences textuelles en java". Quelle est la place du langage de programmation dans votre travail? Le considérez-vous comme un simple outil, ou comme une part de la dimention créatrice des oeuvres?

S.C.: Je pense que ce sont là deux questions. Premièrement, est-ce que le code source utilisé est important? Oui. Pour le programmeur. Si je vous montre le code, il y a plusieurs aspects esthétiques au sein du code qui sont invisibles, mais qui affectent la production de l'oeuvre finale. Dans les commencements du web, les gens avaient l'habitude de parler du design comme de ce qui servait à masquer une vilaine technologie, mais j'ai toujours eu le sentiment que vous deviez rendre la technologie si belle qu'elle en vienne à transparaître dans les oeuvres.

Cependant, par-delà le code utilisé, je pense que la logique de l'oeuvre, peu importe son encodage, est extrêmement importante. En fait l'oeuvre exprime une structure narrative qui serait impossible à mettre dans un livre, donc en un sens le code étend nos possibilités créatrices. C'est toujours la structure du langage et de la pensée qui m'a attiré en littérature, et c'est ce que j'aime dans le travail interactif. Il vous permet de pousser la poésie plus loin. J'aime beaucoup la typographie expérimentale de Tristan Tzara par exemple. Même si je trouve souvent la programmation extrêmement fastidieuse, elle constitue pour moi une extension de mon habileté à écrire.

A-M.B.: Vous avez décrit l'outil de lecture expérimental proposé dans text.ure comme une "interface transcendante". Pouvez-vous nous expliquer un peu plus en détail ce que vous entendez par ces termes?

S.C.: Ah oui. Je pense que ce que je voulais dire était que l'interface vous amène au-delà de l'histoire. En un sens, l'interface acquiert une vie propre. Elle vous entraîne dans la structure de l'histoire, au-delà du contenu. Un de mes auteurs favoris est Samuel Beckett et dans ses romans il vous emmène au-delà de l'histoire parce que l'histoire fait retour sur elle-même. Je suppose que je pourrais dire que l'interface est auto-référentielle, mais ce n'est pas tout à fait juste. Je continue à y réfléchir. J'ai pris l'habitude de parler plutôt de design interactif abstrait.

A-M.B.: Vous affirmez avoir été influencé par Kazimir Malevitch, l'un des principaux peintres modernistes abstraits "purs". Pourtant dans votre travail vous insistez pour mettre de l'avant le travail et la "logique interne de l'interaction" plutôt qu'une oeuvre unique et achevée. Pourriez-vous commenter davantage à ce sujet? J'y vois un moyen pour vous de ramener dans l'oeuvre les deux autres dimensions de la profondeur et du temps pour la rendre authentiquement "quadri-dimensionnelle" en accord avec les conceptions modernes en physique (et l'on ne peut s'empêcher de noter ici que dans le texte composé pour l'oeuvre vous mêlez la narration et la science).

S.C.: Je vois ce que vous voulez dire. Je crée effectivement une justification et une explication élaborée du fonctionnement interne. Il est intéressant de remarquer que j'ai découvert seulement récemment que les peintures de Malevitch sont basées sur des théories théologiques complexes en rapport avec les idées platoniciennes. Bien sûr, je ne le savais pas quand j'ai vu ses oeuvres. Elles possèdent un pouvoir qui transcendent la théorie, mais il est intéressant que même l'extrême abstraction nécessite une source. Je suis d'accord que l'écran est restrictif avec ses deux dimensions. D'une certaine manière, j'essaie d'aller même au-delà de quatre dimensions avec cette oeuvre (selon les théories nouvelles vingt-sept dimensions pourraient s'avérer possibles) pour créer des structures hautement interreliées. Je pense que c'est un but artistique qui exige la mise à nu des fonctionnements internes de l'oeuvre. L'écran est seulement une vue sur la structure. La véritable oeuvre d'art se produit au niveau des données.

A-M.B.: Comment le projet "ure.org", dans lequel toutes les oeuvres ont pour titre un mot finissant en "ure", a-t-il été conçu? Aussi, puisque vous avez inclu une liste extensive d'autres mots similaires, avez-vous l'intention de poursuivre ce projet?

S.C.: En fait text.ure en est l'inspiration première (même si certains des contenus l'ont précédé dans le temps). Jeff a commencé à épeler texture avec un point et donc quand j'ai cherché un nom de domaine pour text.ure et que j'ai vu que tous les noms avec texture étaient pris j'ai réussi à retenir le nom de ure.org C'est un peu un hasard qui a acquis en quelque sorte sa vie propre, mais il s'est avéré un bon guide pour l'agrandissement du projet au fil du temps. Je l'agrandis très lentement en passant à d'autres mots. Je viens tout juste de terminer sec.ure (qui a trait aux systèmes permettant de maintenir une même identité globale à travers plusieurs sites - de connecter l'information) et aussi clos.ure qui a trait au développement d'un engin de visualisation de l'information appelé parasite. La liste de mots est vraiment étonnante. Il y en a tellement de bons que je n'ai pas encore abordés: "pleas.ure", "struct.ure", et "meas.ure" demandent vraiment qu'on s'y arrête. Il s'agit seulement de trouver le temps pour tous.

 

 



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