Machines et robots
Avec le nouveau concept de jeux de construction robotique développé par la société LEGO, la percée commerciale inattendue du chien Sony et le succès des émission télévisées mettant en scène divers types de combats humains/machines telles que Robotica (États-Unis) et Junkyard wars (Royaume-Uni), on constate un certain retour en force dans l'imaginaire collectif du robot domesticable, miroir fidèle et compagnon obéissant de son créateur humain. Le robot androïde, icône de la science-fiction depuis les années 30 (porté à l'écran par Fritz Lang dans Metropolis) semblait en effet avoir cédé du terrain face à des représentations plus abstraites et plus fluides - la cybernétique étant la science de la navigation - de vies et d'intelligences artificielles à l'image de l'ordinateur/cerveau qu'est Hal dans 2001 l'Odyssée de l'espace.
Les machines d'aujourd'hui se détachent pourtant de cette conception de l'androïde, sorte de double humain calquant ses forces et ses faiblesses sur celles de l'humain créateur. Les installations d'artistes évoquées plus bas mettent en scène robots et machines inventés ou détournés afin de dégager un "phylum machinique", une genèse de la machine, ou encore un "nouveau biotope anthropotechnique" pour reprendre le terme de l'écrivain de science-fiction Maurice Dantec.
Avec une culture du "recyclart" plutôt fertile au Québec dans laquelle plusieurs artistes, sculpteurs et électroacousticiens hors normes se sont illustrés depuis les années 80, force est de constater que certaines expériences d'art cinétique et d'art sonore exprimaient déjà un rapport humain/machine dépassant le mythe du contrôle absolu de l'humain sur son outil au profit de relations plus complexes, allant de la confrontation à la complicité en passant par la sensualité. Le chant torturé des disques vinyle reconstitué sur tourne-disques mutants de Martin Tétreault, la violence tant mécanique que symbolique des installations sonores et cinétiques d'Istvan Kantor 3 (Office furniture machinery 1993-2000), les installations robotiques de Bill Vorn 4 et Louis-Philippe Demers 5 ou encore la poésie des sculptures/instruments inventés de Pier Lefèvre... ouvraient déjà la voie à une réflexion non pas sur l'humain d'une part et sur ses outils d'autre part, mais sur l'univers symbiotique émergeant du dialogue humain/machine.
Composant avec divers matériaux et rebuts, métalliques, électroniques et mécaniques, ces expérimentateurs et artistes bigarrés ont travaillé la machine comme un être à reconstituer, à réagencer à partir d'éléments disparates, aussi bien analogiques que numériques, afin de leur insuffler une nouvelle vie, soit éloignée de leurs fonctions premières, soit interprétation de leur vocation initiale. Déjà, le langage machinique, sonore ou visuel, est révélé à travers un rapport de force avec l'humain (l'artiste/ performeur ou le spectateur).
Détournés ou inventés, handicapés ou caractériels, différents robots et machines d'art ont vu le jour et ont commencé à peupler divers lieux et événements montréalais tels qu'ISEA en 1995, le Musée d'art contemporain de Montréal et le FCMM 6 en 1998, des galeries d'art telle Oboro en 1999, le Festival Elektra et la Biennale de Montréal en 2000. Plusieurs artistes québécois dont Louis-Philippe Demers, Bill Vorn, Istvan Kantor, [The User] se sont illustrés dans la création et mise en scène d'œuvres articulant langages mécanique, électronique et analogique.
On constate également un intérêt grandissant des jeunes créateurs pour l'art robotique et l'intelligence artificielle. PROMO 4.0., une exposition de cent finissants en multimédia des quatre grandes universités montréalaises organisée à la Société des Arts Technologiques (SAT) au printemps dernier, illustrait le retour en force des installations questionnant le statut et la nature de la machine et des réseaux, traduisant la façon dont les machines ont envahi notre environnement. "Il est clair que l'œuvre nous entraîne au-delà de l'objet "multimédia interactif", un produit dans lequel toutes les avenues que l'on peut explorer ont déjà été programmées par les créateurs. Il s'agissait en fait pour les étudiants "d'aborder le niveau de l'intelligence artificielle, en prenant pour modèle le réseau neuronal", pouvait-on lire sur le communiqué de l'événement.
Ces installations questionnent le rapport de force latent entre humains et machines aboutissant sur un système hybride au sein duquel l'humain devient momentanément un outil permettant de faire fonctionner la machine. Cette thématique de la confrontation est aussi au centre de la plus récente des installations robotiques de l'artiste québécois Louis-Philippe Demers inaugurée en août 2001 au F.E.R, premier Festival d'Expériences Robotiques à Frameries, en Belgique.
Sur le site d'une ancienne mine de charbon reconvertie par Jean Nouvel en "Parc d'aventures scientifiques", le F.E.R, organisé par les deux artistes montréalais Julie Méalin et Louis-Philippe Demers, proposait des installations robotiques bousculant le mythe de la machine/androïde issu des récits de science-fiction. Les installations exposées cherchaient davantage à confronter les spectateurs aux faux-semblants de la machine mimant les qualités du vivant grâce à un travail d'assemblage et non de transformation de la matière brute.
L'Assemblée
L'Assemblée de Demers est une installation pour le moins monumentale mettant en espace une soixantaine de robots cinétiques, sonores et lumineux encerclant le spectateur, qui s'infiltre au centre de la pièce avec l'hésitation d'un intrus, d'un insecte approchant une toile d'araignée. L'installation agit ici comme une sorte de piège se refermant sur le spectateur qui se retrouve plongé dans un univers machinique possédant sa logique et son langage propres. Seule une interaction physique à travers les déplacements et la gestuelle du visiteur, qui est appelé à "performer" la pièce, permet à L'Assemblée de s'animer. Cet étrange cénacle de robots prend alors des allures de tribunal où le dernier des humains est interpellé au cœur d'une majorité de machines dont le langage est donné à déchiffrer à travers la présence humaine, seul levier d'une communication plutôt conflictuelle.
La réflexion qui sous-tend L'Assemblée est une critique de la notion positiviste de progrès à travers l'extension du domaine de la technologie. L'Assemblée semble faire écho à la pensée de Claude Lévi-Strauss qui donnait en 1962 une description des "quasi-objets" à travers l'exemple d'un observateur exotique jugeant la circulation automobile dans le centre d'une grande ville: "Il ne s'agit plus de l'opération d'un agent sur un objet inerte, ni de l'action en retour d'un objet, promu au rôle d'agent, sur un sujet qui se serait dépossédé en sa faveur sans rien lui demander en retour, c'est-à-dire de situations comportant, d'un côté ou de l'autre, une certaine dose de passivité: les êtres en présence s'affrontent à la fois comme des sujets et comme des objets." 7
Cette foule de robots réinterprète différents scénarios de regroupement humain, foire, cirque, "freak show", assemblée politique, et cherche à exprimer l'autonomie croissante de la machine. Elle fait ainsi référence à la pensée du philosophe Michel Serres à propos de la genèse des "choses": "Dans toutes les langues de l'Europe, au nord comme au sud, le mot chose, quelque forme qu'on lui donne, a pour origine ou racine le mot cause, puisé dans le judiciaire, la politique ou la critique en général. Comme si les objets eux-mêmes n'existaient que selon les débats d'une assemblée ou qu'après décision prononcée par un jury. [...] Comme si la seule réalité humaine venait des seuls tribunaux. [...] Le tribunal met en scène l'identité de la cause et de la chose, du mot et de l'objet ou le passage substitutif des uns et des autres. Une chose émerge là". 8
Dans L'Assemblée de Demers, c'est l'humain qui se retrouve jugé par une assemblée de "choses" débattant de son existence et peut-être même de sa survie. Le dernier des humains (sous-titre facultatif de l'installation) tente de comprendre le langage - logos - des robots dans un environnement machinique qui s'éloigne volontairement le plus possible du comportement humain.
Métaphores des environnements modernes de travail, les "bureaux", douze imprimantes matricielles se métamorphosent en instruments de musique alors qu'une douzaine de micro-ordinateurs branchés en réseau servent d'orchestre pour jouer de ces instruments. "Le «chef» de cet «orchestre-réseau» est lui-même un ordinateur, le serveur du réseau. Le «chef-serveur» et l'«orchestre-réseau» suivent tous des partitions qui sont des fichiers textes dont les lettres de l'alphabet et les autres symboles ASCII servent à représenter des rythmes, des hauteurs et des textures musicales", explique [The User]. Ces textes ASCII sont ainsi utilisés comme commandes des divers mouvements des imprimantes et ainsi comme outil de composition et de synchronisation d'une musique très texturée faisant résonner les entrailles de la machine.
Loin de la machine calquée sur l'humain, ses besoins et ses exigences, [The User] propose à travers cette installation, une société de machines dotée d'une apparente autonomie, respectant une certaine hiérarchie (le chef-serveur et l'orchestre-réseau), libérées de leurs fonctions primaires et s'exprimant librement dans un langage entièrement détaché du langage humain puisqu'il s'agit de caractères ASCII. Le spectateur pénètre cet univers d'apparence si familière pour y découvrir qu'il y est en fait un intrus, un étranger. L'ordinateur (et ses périphériques) est ici envisagé comme une topologie en devenir, une espèce ayant sa propre genèse et développant, à l'aide de l'humain, un environnement et un mode de communication autonomes.
Conclusion
Ces installations reformulent et questionnent une opinion largement répandue de nos jours et qui était déjà formulée dans les années 30 par un théoricien de la technique dans le domaine de l'urbanisme et de l'architecture, Lewis Mumford 10. Il voyait dans la Machine une espèce d'être de raison, une puissance extérieure à l'humain menaçant de lui imposer ses lois, "une sorte de monstrueux adversaire surgi dans le champ de l'activité humaine par un caprice aveugle des forces du Destin".
Dès les années 60, cette représentation de la machine teintée de mysticisme était analysée par le sociologue de l'art Pierre Francastel comme demeurant "fidèle à l'idée que l'histoire humaine est toujours la découverte d'un grand secret, l'ère machiniste correspondant ainsi à un processus d'analyse de quelques notions anciennement négligées comme l'Espace, le Temps, le Mouvement, et à l'élaboration d'une sorte d'univers d'automates chargés d'abord d'alléger puis de remplacer le travail humain. [...] Toutefois, cette hypostase de la technique, artificiellement isolée du contexte des activités contemporaines, risque de mettre entre les mains de l'humanité de nouveaux dieux tout aussi meurtriers que les anciens. On peut craindre que l'ère des mythes ne soit encore florissante." 11
C'est ce mythe de la machine, homologue moderne du Golem 12 du rabbin de Prague, que les artistes contemporains tentent aujourd'hui d'interpréter tout en questionnant l'expérience esthétique de la technologie à travers la relation œuvre/contexte et la relation sujet/objet.