(1-b) Les textes remettant en question l'identité, la place et l'épaisseur
psychologique dévolues aux personnages, comme dans Paludes (1895), une
"sotie" d'André Gide, mettant en scène un auteur cherchant à écrire un texte
qu'il intitulera Paludes, et qui se définit lui-même en disant seulement,
au début: "J'écris Paludes". Les multiples personnages secondaires ne sont
que des prénoms. Les personnages principaux, le narrateur, son "grand ami"
Hubert et son amie Angèle ne nous sont pas non plus expliqués
psychologiquement ou physiquement. Ce procédé a pour but - et pour effet -
de mettre à jour, pour la dénoncer (avec beaucoup d'humour), la
superficialité d'une vie en société où les rapports humains sont réduits à
des usages et des habitudes vidées de leur sens - et du même coup, la
narration traditionnelle qui contribue à renforcer cette illusion.
Autre exemple de ce procédé, mais utilisé pour un examen sérieux de la
société capitaliste américaine moderne au début de son envahissement: le
roman de l'auteur américain John Dos Passos, Manhattan Transfer (1925), un
tableau extraordinairement complet de la société new-yorkaise de 1890 à 1925
environ. Dépeignant des personnages issus de toutes les couches sociales
pris dans les événements sociaux, immigration, guerre, années folles,
prohibition, prémices de la crise, Dos Passos crée pour ce roman nouveau
genre une forme nouvelle: il procède par flashes, fixant un instant son
attention sur un personnage, puis passant à un autre, pour revenir ensuite
au premier, ou l'oublier parfois totalement. C'est une observation
impartiale, non-psychologique, de l'être humain jeté dans le monde et
défait.
(1-c) Les textes remettant en question la temporalité de la narration, comme
dans La Nuit face au ciel (1959), une nouvelle de l'écrivain argentin
Julio Cortazar du recueil Les Armes secrètes. Dans cette nouvelle, une
histoire est censée se passer aujourd'hui, une autre à l'époque des
Aztèques, peut-être dans un rêve du personnage de la première histoire. Puis
les deux histoires s'interpénètrent de plus en plus, jusqu'à ce que le
"rêve" devienne la "réalité", et la "réalité", le "rêve". En même temps la
logique bascule: comment un homme du passé peut-il rêver au futur (en le
voyant tel qu'il est effectivement dans le présent)? À travers la remise en
question de la temporalité, c'est bien sûr la narration elle-même, dans la
confiance trop aveugle que le lecteur a dans le narrateur de lui faire
croire n'importe quoi, qui est remise en question.
(1-d) Les textes remettant en question la valeur, la véracité et la
cohérence de l'histoire narrée, comme Dans le labyrinthe (1959), un roman
d'Alain Robbe-Grillet où un soldat erre - le titre le dit - dans les rues
toujours semblables et quasi désertes d'une ville, passant et repassant par
des endroits qui semblent les mêmes et ne le sont peut-être pas, rencontrant
des personnages semblables qui se dérobent puis réapparaissent... À la
recherche de nouvelles formes pour traiter des nouvelles relations entre
l'homme et le monde, la structure des romans de Robbe-Grillet est non plus
linéaire mais circulaire, organisée autour d'éléments thématiques qui se
répètent et se recoupent, souvent tels quels, parfois légèrement modifiés,
montrant que la vie d'un sujet n'est pas une suite d'événements isolables,
mais une somme toujours en attente de sa propre complétude. Le style froid,
objectif, souligne cette aliénation fondamentale du sujet dans le monde, et
par rapport à soi-même. (voir également les oeuvres des autres écrivains du
Nouveau Roman: Marguerite Duras, Nathalie Sarraute).
(1-e) Les textes auto-référentiels, c'est-à-dire dont la narration exhibe,
en la mettant abîme, le processus de l'écriture du texte lui-même, À la
recherche du temps perdu (1913-1927), une somme romanesque de Marcel
Proust, où, en plus de proposer un portrait de la société parisienne de
l'époque, le narrateur traite de son impuissance à écrire, jusqu'au dernier
chapitre où il aura enfin la révélation du rapport entre remémoration et
écriture qui lui permettra de se mettre au travail et de commencer à
écrire...le roman que nous venons de lire.
(2) Les textes expérimentant sur les procédés d'écriture en t ant que tels;
et parmi eux, cinq sous-catégories:
(2-a) Les textes usant de procédés d'écriture automatique, ouverts à
l'inconscient et libérant l'auteur (l'écriture automatique des poèmes dadas
et surréalistes dans les années 10-20, écrits "sous la dictée de
l'inconscient", sans auto-censure; la technique du "cutup" de William
Burroughs, "découverte" en 1959, où l'auteur réassemble de manière aléatoire
des fragments de textes variés préalablement coupés; et exemple québécois,
les oeuvres poétiques de Paul-Marie Lapointe, comme Le Réel absolu et
surtout Écritures, utilisant également l'écriture automatique);
(2-b) Au contraire de (2-a), les textes créés à partir de contraintes
spécifiques plus ou moins restreignantes, comme le roman La Disparition,
de Georges Perec, écrit sans utiliser la lettre "e" (la "disparition" du
livre, dont souvent le lecteur non averti ne se rend pas compte...); voir
aussi les oeuvres de ses collègues (comme Raymond Queneau) de l'Ouvroir de
Littérature Potentielle (OULIPO);
(2-c)Les textes référant systématiquement à d'autres textes et/ou usant de
citations plus ou moins complètement pour leur génération, comme Ulysse
(1922), roman de l'écrivain irlandais James Joyce basé sur l'Odyssée
d'Homère "transposée" dans le Dublin des années 20; les oeuvres de Kathy
Acker, une écrivaine américaine post-moderne contemporaine, qui s'est
"réappropriée" d'un point de vue féministe et terroriste critique des textes
classiques);
(2-d) Les textes jouant avec la mise en page, avec l'aspect visuel de la
disposition des mots sur la page, comme Un coup de dés jamais n'abolira le
hasard, texte de Stéphane Mallarmé déjà commenté ci-dessus; et
Calligrammes (1918), un recueil de poésie de Guillaume Apollinaire, où les
mots des poèmes sont disposés de manière à présenter une illustration de
leur sujet: par exemple La cravate et la montre);
(2-e) Les textes interactifs (requérant soit la participation d'un ou de
plusieurs auteurs, soit celle du lecteur, ou soit, même, celle d'une
machine), comme les "cadavres exquis" des Surréalistes, où un auteur écrit
un fragment de texte sur une feuille, pliant ensuite celle-ci pour cacher le
texte écrit et passant la feuille à un autre qui écrit à son tour quelque
chose, et ainsi de suite, le résultat se révélant évidemment un texte au
propos et à la logique tout à fait aléatoires).
Bien sûr, fort souvent les textes en question usent de plusieurs de ces
procédés à la fois pour remettre en question le texte classique.
En conclusion, voici une courte liste d'"incontournables", des hypertextes
déjà devenus des classiques et dans lesquels ces mêmes procédés se
retrouvent. Nous avons choisi de mentionner ici seulement des hypertextes de
fiction narrative, écrits (respectivement) par un seul auteur (voir
"Perspective", une autre section dans ce magazine, pour des hypertextes
d'autres types). Pour ce qui est des hypertextes qui suivent, il est à noter
que plusieurs ont été publiés par Eastgate Systems, et sont disponibles sur
support autonome (principalement des diskettes en Storyspace). Storyspace
est un logiciel de création littéraire qui permet de créer des hypertextes
qu'il est ensuite possible de publier ou de redistribuer gratuitement. Ces
textes peuvent être préservés comme des programmes autonomes ("stand-alone")
ou exportés sur le Web.
- Michael Joyce, Afternoon, a story, (Eastgate Systems, 1987, Storyspace):
Ce texte est considéré comme "le" classique de l'hypertexte de fiction. Créé
en 1987, c'est l'histoire d'un homme qui, témoin d'un accident de voiture,
se demande après-coup si cette voiture n'était pas celle de son ex-femme,
peut-être accompagnée de leur fils. Composé de plus de 500 fragments, écrits
par Michael Joyce, cette oeuvre est néanmoins interactive, l'ordre de
succession de ces fragments dépendant des choix du lecteur.
(Autre texte: Twilight: A Symphony (Eastgate Systems, 1996, Storyspace)
- Stuart Moultrop, Victory Garden (Eastgate Systems, 1992, Storyspace):
L'énormité de cet hypertexte, composé de 993 pages-écrans et de 2804 liens,
d/courage volontairement à l'avance toute tentative de lecture exhaustive.
C'est un jardin labyrinthique sans perspective unique, sans aboutissement,
fait pour être visité comme on parcourt une exposition ou une ville
étrangère. Dans cet hypertexte, Moulthrop relient entre eux des fragments
réels et imaginaires, donnant l'occasion au lecteur - au cours de sa
promenade - d'explorer les répercussions entre un triangle amoureux et les
événements d'une guerre (celle du Golfe en 1991).
(Autre texte: Hegirascope)
- Judy Malloy, 10ve 0ne (la première sélection du "Eastgate Web Workshop,"
travail en cours, commencé en 1995):
Judy Malloy se plaît à prendre des fragments d'informations, images et mots,
fictionnels ou non, comme unités moléculaires afin de former une trame
narrative. Pour la plupart, les histoires (de cet hypertexte comme des
autres oeuvres de Malloy) en sont narrées par des personnages féminins
issues de toutes les couches de la société. L'auteur cherche à introduire le
lecteur dans l'esprit de ces femmes.
(Autres textes: Uncle Roger, 1986; Its Name Was Penelope. (Storyspace
diskette(s))
- Douglas Cooper, Delirium (oeuvre en cours, 1994-, Time Warner):
Cet hypertexte raconte l'histoire sinistre mais drôle d'une vedette qui rêve
d'assassiner son biographe. Avec une carte, un bulletin de discussion pour
les lecteurs, et un design en noir et blanc réminescent des films du temps
du muet.
- Carolyn Guyer, Quibbling (Eastgate Systems, Storyspace):
Quibbling est une histoire d'amour hautement personnelle, érotique et
traditionelle à la fois, mettant en scène un "Soi (Self)" féminin à
l'identité fluctuante, confrontée aux "Autres (Others)" auxquels elle
s'intéresse. À travers des motifs de maternité, de distance et d'intimité,
d'art et d'écriture, de prêtres et de religieuses, lunaires et sexuels,
géographiques et labyrinthiques, Quibbling recrée l'expérience de
l'écriture, c'est-à-dire de la mise en forme d'une histoire à partir des
fragments d'une expérience, en la mettant en parallèle avec la manière dont
nous nous créons nous-mêmes à partir des moments composant notre vie. Guyer
est louée pour son écriture fluide et sensuelle.
- Mary-Kim Arnold, Lust (Eastgate Systems, 1994, Storyspace):
"Un petit bijou", a souligné le New York Times Book Review. La fiction
s'ouvre sur un poème, ou chacun des mots peut déclencher une entrée
différente dans l'histoire. Entre la poésie et la prose, Lust entraîne le
lecteur dans des scènes artistement recombinées de terreur et de séduction.
Cet hypertexte expérimente avec un nombre limité de 38 fragments et de 141
liens. Les séquences et leurs significations varient selon les choix
initiaux du lecteur. Cette oeuvre utilise les caractéristiques et les
limites du genre à leur meilleur, et constitue l'un des hypertextes les plus
influents déjà écrits.
- J. Yellowlees Douglas. I Have Said Nothing. (Eastgate Systems,
Storyspace diskette(s)):
Cet hypertexte, qui s'ouvre et se ferme sur deux accidents de voiture, est
une méditation sur l'ampleur de ce qui nous sépare les uns des autres.
Douglas explore l'interaction entre la fragmentation inévitable de
l'hypertexte et la causalité nécessaire à la création d'une histoire. Le
résultat est un examen dur, sans concession, de la manière dont nous nous
fragmentons nous-mêmes dans le désir d'éviter la souffrance, et
l'inévitable, à savoir la mort.
Les hypertextes "classiques" présentés ici sont en anglais. Mais de plus en
plus d'expériences se font en français: voir entre autres ci-dessous le site
de "La Toile du CICV".
Sites consultés:
- Jean-Pierre Balpe. Trois mythologies et un poète aveugle (novembre
1997):
Jean-Pierre Balpe est un auteur d'hypertextes français, qui
s'intéresse aux
possibilités de la génération de textes littéraires par ordinateur. En
programmant la machine de manière à lui permettre de combiner des
propositions linguistiques et narratives dans un domaine qu'il a
défini à
l'avance en obéissant à une grammaire sémantique, l'auteur obtient de
la
machine une suite potentiellement illimitée de textes. "L'aspect non
stéréotypée des récits [comme des poèmes] engendrés par ce type de
grammaire
dépend de la variété des descriptions abstraites, de la souplesse de
leurs
possibilités de combinaison, de la richesse des classes de choix, de
celles
des dictionnaires définis dans le programme. La puissance du
générateur est
proportionnelle à la richesse des informations décrites, donc à celle
du
monde défini par l'auteur et des choix possibles." (Jean-Pierre Balpe)