entrevue


L'ART BIO EN QUESTION :

ADAM ZARETSKY S'ENTRETIENT AVEC SHANNON BELL,
SAM BOWER, DMITRY BULATOV, GEORGE GESSERT,
KATHY HIGH, ELLEN K. LEVY, ORON CATTS & IONAT ZURR
ET JENNIFER WILLET




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Adam Zaretsky - Selon moi, les méthodes scientifiques ne sont autre chose qu'une chasse aux trophées à caractère extrêmement libidinal.

Je suis conscient des progrès accomplis au cours des cent dernières années en vue de prolonger et d'améliorer la vie humaine, mais je demeure aussi convaincu que le besoin d'explorer l'inconnu prend sa source dans notre désir de domination.

Sommes-nous simplement des primates comme on en voit dans les spectacles de variétés, tentant notre chance en mettant notre nez partout et de toutes les manières pour offrir une récompense à notre chimie cérébrale ?

Si notre espèce est capable d'altruisme, de mutualité, d'humanisme avec ou sans amour, comment ces mythes charismatiques peuvent-ils coexister avec cette tradition de maîtrise et de domination dans laquelle nous semblons constamment plongés ?


Ellen K. Levy - Je ne vois pas pourquoi il faudrait attribuer le besoin qu'ont les gens d'explorer l'inconnu à un désir de domination plutôt qu'à la simple curiosité ou à l'amour.

Les réactions générées par la dopamine (je suppose que c'est ce que vous entendez par récompense à notre chimie cérébrale) semble être une composante de notre tempérament émotionnel. Si je comprends bien ce que j'ai lu chez Antonio Damasio et Joseph LeDoux, les recherches en science neurologique portent à croire que nos réactions viscérales sont en fait des rétroactions à des réponses somatiques comme l'expression de nos visages et que nos émotions doivent toujours avoir lieu dans un contexte déterminé. La réponse qu'apporte LeDoux à sa propre question : « Les poissons éprouvent-ils aussi des sentiments ? » est que la conscience humaine est le résultat de l'expansion du cortex, quelque chose que les mammifères sont seuls à posséder parmi les animaux. Cela n'empêche pas ces derniers de posséder un seuil de sensation conforme aux capacités de leur structure cérébrale. Mes propres expériences avec des animaux tout comme celles d'autres chercheurs incitent à croire que plusieurs d'entre eux partagent avec nous certaines caractéristiques émotionnelles.


Shannon Bell - Les méthodes scientifiques sont une tentative discursive pour décrire et comprendre tant les nouvelles formes de vie que la mort. Le désir de maîtriser l'inconnu est un désir basé sur la peur et, comme nous le savons tous, la réaction la plus courante à la peur est une tentative de domination.

On doit voir dans l'altruisme, la mutualité et l'humanisme des vertus douces, quelque peu louches, à la base du capitalisme libéral. L'humanisme a toujours fait partie intégrante du discours des exploiteurs qu'on lui donne le nom de colonialisme, d'impérialisme, de néo-impérialisme, de démocratie, et, évidemment, de démocratisation à l'américaine.

L'une des graves failles du transhumanisme réside dans l'incorporation des valeurs libérales et humanistes dans l'amélioration biotechnologique de l'être humain. Le posthumanisme possède une marge critique beaucoup plus solide parce qu'il tente de formuler de nouveaux concepts du soi et de l'autre, de l'essence, de la conscience, de l'intelligence, de la raison, de l'intermédiaire, de l'intimité, de la vie, de la personnification, et de l'identité et du corps.


Kathy High - Oui, je suis d'accord qu'il y a une bonne part d' aventure à la conquête de l'Ouest sauvage dans les découvertes scientifiques et que le star-système est au centre des enjeux de l'entreprise; mais en même temps je crois qu'une autre part de la science est réactive et ne tombe pas dans cette catégorie. Les recherches ont largement pour but de combattre maladies, épidémies et fléaux. Bien que je continue à croire que l'on assiste à des actes de bravoure dans ce domaine comme dans d'autres, à mon avis les élans à la source de ce genre de recherche ont une portée humaine, humaniste et raisonnable. C'est le côté solution des problèmes de la science, son côté pragmatique, l'élan portant Mère Theresa à faire le bien. Et en bout de ligne, ce n'est pas si mal orienté. Mais ce n'est peut-être le fait que d'une branche de la médecine et de certains médecins. Oui, certains médecins m'ont utilisée afin de se servir de MON problème pour LEURS essais de nouveaux médicaments. Et aucun d'eux ne m'écoute lorsque je veux faire l'essai de méthodes alternatives de traitement, ils ne veulent pas entendre parler d'autres sortes de cures. Je sais... Je sais...

Mais je crois qu'il serait trop facile de rejeter les méthodes scientifiques sur cette seule base. Une bonne partie de ce que nous lisons et de ce que nous connaissons vient de ceux qui veulent briller. Mais derrière ceux-ci, il y a d'autres équipes de chercheurs fort probablement animés de motifs très différents. Rejeter toute méthode scientifique parce qu'elle serait motivée par l'appât du gain me semblerait tomber dans un excès de libéralisme. Je crois que la recherche scientifique est mue par une variété de facteurs qui ont considérablement varié tout au cours de l'histoire et qui continueront à varier. Qu'est-ce qui motivait véritablement madame Curie, Stephen Hawkings, Craig Venters ? Chacun d'eux avait ses propres mobiles et poursuivait ses propres buts. Mais, j'en ai dit assez...


Ionat Zurr & Oron Catts - La question se réfère plutôt à une vision du monde limité au blanc et noir plutôt qu'à un concept plus large qui s'appuierait sur un continuum nébuleux où prédomineraient diverses teintes de gris. Nous ne croyons pas que l'une, celle de l'altruisme, de la mutualité, etc., exclut l'autre, celle de la domination, de la compétition, etc. À l'intérieur d'un groupe social, les intentions ne sont pas toujours évidentes, pas plus que la façon dont elles seront perçues par les autres membres du groupe. Le concept réductionniste de récompense de notre chimie cérébrale se marie très bien avec l'altruisme et la mutualité (bien qu'il n'en aille pas forcément ainsi avec le terme humanisme) puisqu'un être social peut trouver des bénéfices en termes d'évolution à se comporter de cette façon. Dans cette question, vous semblez vous concentrer sur deux traits forts mais non exclusifs de l'évolution et de l'histoire de l'humanité : la compétition et le désir de domination. Dans les deux cas vous déclarez qu'ils sont d'ordre sexuel. Mais dans l'un et l'autre cas vous semblez sous-estimer la coopération. Nous plaiderions plutôt que notre forte envie d'agir sur ce qui nous entoure, laquelle n'est pas nécessairement de nature sexuelle, possède un avantage en termes d'évolution allant au-delà de la simple chasse aux trophées libidinale. Sans vouloir vous contredire, cette question semble mettre en valeur l'idéologie dominante basée sur le capitalisme et la compétition.


Sam Bower - La curiosité est une bonne chose en soi et ses avantages ont été démontrés en termes d'évolution. Elle peut nous aider à faire bouillir de l'eau, mais elle peut aussi nous amener à modifier le climat. Tout élan en vue de faire quelque chose peut être vu de façon positive ou négative. Dans les années 1890, Eugene Schieffelin décida d'introduire aux États-Unis tous les oiseaux mentionnés dans l'œuvre de Shakespeare, y compris l'étourneau européen qui, de quelques nids dans la ville de New-York, a proliféré au point de devenir une menace pour les espèces indigènes de l'Alaska au Mexique. Le vieux débat visant à déterminer si nous sommes nés pécheurs ou bons sauvages n'est d'aucune utilité dans la tâche qui nous incombe. Grâce à l'information, nous pouvons décider de nos actes. Je crois que nous pouvons nous efforcer d'être altruistes, compatissants et d'utiliser les méthodes scientifiques pour mieux comprendre le monde et nous aider ainsi à vivre de façon plus durable. Pendant longtemps nous nous sommes appliqués à la science au nom de la seule science; ceci a distrait notre espèce de priorités plus urgentes en faveur de gains à court terme. À moins d'être persuadés qu'il nous est possible d'utiliser nos aptitudes pour créer une relation durable avec notre Terre, nous sommes condamnés à être ballottés entre les différents instincts qui dominent actuellement notre culture.


Dmitry Bulatov - Je suppose que ces caractéristiques humaines, remarquables en elles-mêmes, n'ont jamais en fait été spécifiques à l'homme. Au mieux, on peut les considérer comme faisant partie des vertus d'une personne particulièrement exceptionnelle. Si l'on considère les êtres humains en tant qu'espèce biologique, l'altruisme, la mutualité, l'humanisme et autres qualités semblables ont toujours constitué une exigence systémique, une condition essentielle de la survie de ces êtres inscrite dans leur propre nature. À partir du moment où l'Homo Sapiens atteignit le sommet de la pyramide des trophées et fit de l'écosystème dans lequel il vivait la source de sa propre nourriture, il passa du stade de prédateur de jour à celui de prédateur absolu . Ce genre de prédateur, comme le zooplancton, la libellule, l'archéosaure, etc., est connu pour sa capacité de dévorer complètement son écosystème. Plus tard, lorsque l'homme cessa de faire partie de la pyramide des trophées, c'est-à-dire d'être à la fois chasseur et chassé, il devint un prédateur absolu. Cela signifie que depuis ce temps et jusqu'à aujourd'hui, il s'est mis à consommer tous les produits de la nature, aussi bien organiques qu'inorganiques, pour sa propre croissance et son entretien. Et il l'a fait en tant que prédateur absolu. Dès lors, tous les éléments de son existence, y compris sa façon de penser et d'agir dans le monde, peuvent être considérés comme prédateurs. Je ne peux concevoir de raison pour laquelle cette nature agressive chez l'être humain dût changer.


George Gessert - Je ne peux parler pour le monde scientifique. Dans le domaine de l'art, la chasse aux trophées ne constitue pas une dimension très intéressante du travail contrairement à la libido. Certaines formes d'êtres vivants me captivent et me fascinent; dès lors, je travaille avec elles. Parce que l'art en direct rompt avec une tradition vieille de plusieurs dizaines de milliers d'années, il réunit les points extrêmes de notre temps et je ne crois pas que cela soit à la veille de changer. Pour ma part, à moins d'explorer l'art génétique, je ne vois pas comment, à titre d'artiste, je pourrais aller à l'encontre des capacités destructrices de l'humanité actuelle.


Jennifer Willet - Un exemple de découverte scientifique utilisée comme forme d'autorité institutionnalisée :

La semaine dernière, j'écoutais une émission au réseau anglais de Radio-Canada intitulée Ideas . On y interviewait une historienne dont le nom m'a échappé, car j'étais en train de laver la vaisselle. Elle tentait d'expliquer l'horreur suscitée dans une société croyant en la nature divine de l'homme lorsqu'on lui présentait un modèle évolutionniste. À quel point il était antithétique pour l'identité de ces personnes et pour leur sentiment d'appartenance à l'univers de concevoir une généalogie biologique reliant l'homme à toutes les espèces de la planète, alors que tout ce qui était à la source de leur foi (mère, prêtre, enseignant et possiblement même leur propre voix intérieure) affirmait l'altérité distincte et divine existant entre l'Homo Sapiens et les autres animaux dans les rets de leur propre merde et de leur propre sexe (mon vocabulaire, pas le sien). Elle continua en mettant en parallèle ce changement de paradigme et ce que nous vivons aujourd'hui au niveau des sciences biologiques et, plus particulièrement, aux répercussions des recherches actuelles sur la conception générale de l'existence humaine et de sa place dans le monde biologique. Selon elle, depuis l'adoption générale de modèles évolutionnistes, la civilisation humaine, c'est-à-dire la civilisation occidentale, a accepté un modèle où l'homme constitue la mesure ultime dans la chaîne de l'évolution. Même si nous ne nous considérons pas comme des créatures divines, nous nous estimons toutefois placés au sommet de la pyramide. Toujours selon elle, les recherches présentes en génétique et en biotechnologie conduiront à abandonner également ce modèle avec tout ce que cela implique de révélation catastrophique pour notre ego moderne.

En d'autres termes, oui ! Je considère la science comme un système de compréhension qui se renforce lui-même et qui assure sa domination grâce à cette compréhension. Toutefois il arrive que cet instinct se retourne contre lui-même, et que ses données ne fassent que confirmer notre relative insignifiance et notre manque de domination; consulter aussi astronomie.


Adam Zaretsky - Vous connaissez tous mon obsession pour les perspectives d'avenir (et les dangers) de l'humanité transgénique. Cette addiction quelque peu crasse pour un processus plutôt douloureux ne m'empêche en rien de critiquer l'utilisation probable de la biologie moléculaire de même que ses abus lorsqu'appliquée au génome humain. Gardant à l'esprit la manière dont notre histoire commune en matière d'esthétique eugénique s'est entièrement déroulée d'hier à aujourd'hui... croyez-vous que qu'il y ait place pour une amélioration potentielle du genre humain qui puisse consister en autre chose que pisser dans notre fonds commun de gènes ? Y a-t-il une seule application du concept d'humain nouveau et amélioré que vous puissiez considérer comme valide ? Que veut dire meilleur lorsqu'appliqué au rejeton humain amélioré par la technologie ?


Kathy High - C'est une question qui me hante continuellement. Souffrant d'une maladie auto-immune, je sais que si les scientifiques parviennent à localiser les gènes qui lui sont associés, ils voudront éliminer ce genre de maladie pour les générations futures. Mais les maladies auto-immunes sont des problèmes systémiques liés de façon complexe à notre psyché. Je ne croirais pas qu'on puisse les supprimer sans que quelque chose d'autre ne vienne les remplacer. Il en va tout probablement de même de plusieurs autres maladies. Il est donc possible qu'en bout de course certains remèdes aient l'effet inverse de celui prévu, car je ne crois pas que les médecins comprennent vraiment la nature de plusieurs maladies.

En même temps, je crois qu'une bonne partie de notre évolution est reliée à diverses mutations et à une constante adaptation au changement. Et puisque notre environnement se modifie de façon inexorable (augmentation de la pollution, diminution des réserves d'eau potable, cultures croissant à un rythme accéléré, augmentation de la nourriture modifiée génétiquement, etc.) il n'est pas impossible que des alternatives transgéniques nous donnent les instruments pour faire face à ces changements. Il est possible que nous puissions vivre avec moins d'oxygène, que nous puissions absorber davantage de substances nutritives d'aliments qui en contiennent moins, etc. Évidemment, en bout de course, où cela nous mène-t-il ? Deviendrons-nous des machines pouvant transformer ce que nous absorbons plus efficacement, capables d'éliminer de plus en plus de produits secondaires nocifs et de saletés pour demeurer en vie ? Inventerons-nous des bactéries capables de nous défendre contre d'autres bactéries voraces ? Pouvons-nous muter en même temps que les autres mutations ? Peut-être pourrions-nous devenir des cafards ? En fin de compte, tout ce que je désire vraiment est une queue ou des ailes...


Jennifer Willet - Allons du général au particulier.

Au niveau général, la réponse générale est « non » ! Toute modification au réservoir génétique humain ne constitue pour moi qu'une différence, ni meilleure, ni pire. Thomas Lynch nous rappelle dans son ouvrage The Undertaking : Life Studies from the Dismal Trade cette statistique, la plus importante de toutes : 100 pour cent d'entre nous mourrons! Je ne puis imaginer de modification génétique qui vienne combler cette faille fondamentale, s'il s'agit bien d'une faille! Et même s'il était possible de passer à côté de la mort, cela ne ferait que contribuer au problème croissant de la surpopulation. Il n'y a rien à faire! Absolument rien! Non.

Au niveau particulier, la réponse est « oui » ! Tous les jours, il y a des êtres humains de chair et de sang dans le monde, tout comme vous et moi, qui souffrent sur un plan très personnel de maladies et de difformités horribles. Aucune statistique au monde ne viendra soulager ces individus ni ceux qui les aiment, qu'ils appartiennent à la classe aisée des citoyens américains recevant les meilleurs soins que puisse offrir un régime d'assurance privé ou qu'il s'agisse d'un pauvre bougre en Afrique qui ne jouit d'aucun régime de pension ou d'aide quelconque. Toute invalidité fait mal à voir et s'il y a quoique ce soit que nous puissions faire pour alléger la souffrance, éviter l'infection et prolonger la vie, alors, tant mieux ! Et si vous voulez de surcroît y ajouter un scintillement dans le nombril, ou un manteau de fourrure permanent, qu'il en soit selon votre fantaisie !


Shannon Bell - Aussi longtemps que l'on concevra l'homme nouveau selon les paradigmes des innovations capitalistes, le bagage de l'homme ancien continuera à l'accompagner et à prévaloir, bien que peut-être sous des formes nouvelles.


Ionat Zurr & Oron Catts - Posée de manière extrêmement anthropocentrique, cette question n'est pas véritablement pertinente pour la vie en général. Dans le grand théâtre de la vie nous ne jouons d'autre rôle que celui d'un quelconque agent mutagène accéléré. Il n'y a aucun doute que nous verrons quelques expériences fort intéressantes faites sur l'humanité transgénique. Voilà au moins un domaine où nous n'avons pas d'objection à l'inégalité d'accès aux services de santé. On peut espérer qu'il s'agisse de l'une des très rares occasions où les riches serviront de cobayes pour nous tous.


Sam Bower - Bien qu'il s'agisse d'un sujet de recherche fascinant et digne d'être poursuivi, je crois qu'il sera nécessaire de découvrir en nous un gène transmissible culturellement qui nous fasse prendre conscience qu'il est nécessaire de travailler de concert pour résoudre les problèmes urgents auxquels nous devons faire face en tant qu'espèce; sinon, l'humanité transgénique risque fort d'être reléguée au rang d'appendice géologique. Les améliorations génétiques ne seront jamais qu'une petite composante du contexte global qui constitue l'être humain; plutôt qu'une réorganisation complète, elles seront dotées d'effets secondaires imprévisibles, leur disponibilité sera restreinte et leur utilité limitée (meilleure digestion, résistance aux anthrax, etc.). Si, par hasard, on voyait l'avènement d'un Homo Sapiens amélioré, version 2,0, né de manipulations génétiques, les humains version 1,0 constitueraient-ils une menace pour lui ? Je crois que nous avons des choses plus urgentes à faire que de reconfigurer les places autour du réservoir génétique ou d'ajouter craintes et chaos eugéniques à ce qui existe déjà. Je doute que l'on puisse empêcher les gens de se livrer à des manipulations par ambition, curiosité ou avidité lorsqu'ils en ont l'occasion. Peut-être que lorsque le pétrole sera épuisé et que la peste dévastera la terre, quelques troupeaux de super-humains trouveront le moyen de se développer dans les paysages qui reviendront à la vie. À ce point, s'ils accroissent leur pouvoir, grand bien leur fasse ! Nous aurons eu notre chance.


Ellen K. Levy - Permettez-moi de rappeler ce commentaire de Daniel Kevles concernant l'eugénisme : « On ne peut concevoir un ange sans connaître les caractéristiques du ciel ». Il demeure vrai.


Dmitry Bulatov - Je ne comprends vraiment pas pourquoi, lorsque nous parlons d'améliorer les caractéristiques (bio-)instrumentales nous relions toujours ceci à l'amélioration de la nature humaine. Il existe au moins un fondement pour parler d'amélioration des caractéristiques fonctionnelles ou prosthèses , de la perfection des aspects techniques des mécanismes, c'est-à-dire en dotant ceux-ci de caractéristiques métaboliques. Mais pourquoi ou comment une nouvelle version de la bio-prosthèse intérieure conduirait-elle à perfectionner intérieurement l'être humain ? Il est clair que l'on a modifié les notions rhétoriques des partisans de l'évolution technologique : en rendant plus flexibles les caractéristiques biologiques du corps de l'Homo Sapiens, nous n'améliorons en rien sa nature interne. Et surtout, il ne s'agit pas ici d'améliorer la nature humaine, mais plutôt de la rendre plus résistante à ses instincts d'autodestruction techno-biologique. Et cela parce que ce qui est artificiel est toujours dépendant de quelque chose et que le libre arbitre est impossible sans perfection intérieure.


George Gessert - Selon moi, les manipulations de la lignée germinale qui permettraient d'éradiquer les maladies congénitales comme le diabète sont extrêmement désirables. Évidemment, des questions se posent aussitôt. Que faire des gènes qui, d'une part peuvent causer la maladie, mais d'autre part peuvent avoir des effets bénéfiques comme le gène de la dépranocytose ? Et qu'en est-il du syndrome maniaco-dépressif ? Où devons-nous tracer la ligne ? L'important est que, lorsque des souffrances physiques importantes peuvent être soulagées, il y a peu de motifs éthiques valables de ne pas venir au secours des personnes atteintes.

Lee Silver a peut-être raison lorsqu'il soutient que les interventions médicales ouvriront la voie à d'autres interventions non pathologiques. Lorsqu'il s'agit de choses comme la taille, le poids, la couleur des yeux ou le don musical, il recommande d'adopter une approche de laisser-faire, ce qui conduirait dans un avenir prévisible à ce que les personnes riches et leurs rejetons reçoivent un traitement de faveur quant aux modifications des lignées germinales liées à des attributs socialement désirables. Mais le succès social n'est pas synonyme de succès biologique, de telle sorte que les avantages à long terme d'attributs comme la minceur atteinte par manipulation génétique sont bien plus incertains qu'il n'y paraîtrait au premier abord.

Je suis reconnaissant à ceux qui, au sein du corps scientifique ou de l'industrie, ont travaillé et travaillent encore à définir une réglementation cohérente. Toutefois, la réglementation en elle-même ne peut que retarder les choses, car lorsqu'il y a de l'argent à faire rien n'empêchera les loups d'entrer dans la bergerie. À long terme, la diversité est probablement notre meilleur pari. Plus les intérêts et les visées de la biotechnologie feront l'objet de compétition, mieux nous nous en porterons. Nous avons besoin d'une biotechnologie dotée de mécanismes régulateurs internes, d'un système d'écologie sociale, politique et économique qui, bien au-delà des limites de l'industrie et de la science, s'étende à toutes les dimensions de notre société et du monde. Entre-temps, il nous faut continuer une discussion éclairée. Et tout le monde devrait y prendre part parce que tout le monde sera affecté par la biotechnologie. L'art peut jouer un rôle déterminant à cet égard.


Adam Zaretsky - Est-ce que la toile WWW constituerait une force mutagène potentiellement plus importante que les organismes génétiquement modifiés ? Est-ce que les tropes linguistiques et le mimétisme auront un effet supérieur sur la vie à venir, y compris sur les traits héréditaires, que toute application sur mesure des manipulations ontogéniques ? Permettez-moi de ralentir et de m'expliquer. Nous sommes tous des conférenciers ou écrivains et, d'une façon ou d'une autre, des praticiens biotechnologiques de l'art en direct. Bien que nos ressemblances puissent s'arrêter là, je cherche à établir une comparaison entre ces deux processus en termes d'effets sur l'évolution : l'ingénierie de la lignée germinale sur les formes vivantes et la communication interpersonnelle. Je m'interroge sur l'aspect évolutionniste et je suis sincère dans ma propre indécision sur ce point. La question est importante puisque et la technologie et le verbiage jouent un rôle spécifique dans un processus qui répond, de façon quelques fois péremptoire, à de nombreuses questions. Quels sont les organismes qui survivront et quels sont ceux qui mourront ? Qui décide avec qui se fera l'accouplement ? Qui décide de ne pas se reproduire ou qui l'interdit et pourquoi ? Qui reçoit l'aide d'une nouvelle technologie mutagène de reproduction et qu'est-ce que cela signifie pour qui ? Quelles sont les différences considérées comme positives et quelles sont celles que l'on doit rejeter comme la peste ? Quoique je doute de la capacité de l'Homo Sapiens de maîtriser le cours de la vie et de le diriger de façon même informelle, je crois fermement que les nouvelles combinaisons d'épissage de l'ADN tout comme l'expression de l'idéation sont des processus qui auront un effet décisif sur les organismes appelés à survivre sur terre, sur la forme dans laquelle ils seront moulés (tant anatomiquement qu'en tant qu'êtres) et la bêtise que revêtira la vie sur Terre si nous agissons trop brusquement. En ce qui a trait à l'avenir de la vie, la plume est-elle plus puissante que la mutagenèse d'insertions ou l'inverse et pourquoi ?


Dmitry Bulatov - Votre comparaison entre ingénierie de la lignée germinale et communication interpersonnelle n'est pas fortuite puisque toutes deux ont le langage inscrit dans leur base. C'est le fonctionnement et l'évolution du langage tel que réfracté par notre cerveau qui rend possible notre technologie. Si la technologie et l'information (information : du mot latin qui veut dire création) rendent la contrainte physique plus efficace, c'est avant tout une preuve de la fonction répressive du langage lui-même. Et cela, parce que le langage est essentiellement fasciste. L'essence du fascisme consiste en effet non pas à interdire à quelqu'un de dire quelque chose, mais à le forcer à le dire. C'est pourquoi le processus de l'écriture, le développement technologique en général et la mutagenèse d'insertions en particulier sont des phénomènes de même ordre, suscités par la nature normative et directive du langage. C'est pourquoi on y retrouve toujours absence de liberté et contrainte.


Jennifer Willet - LES DEUX.

De façon générale, je crois que la société nord-américaine regarde trop souvent l'émission CSI. En nous basant sur cette représentation fictive de ce qu'est l'expertise médico-légale (parmi tant d'autres déformations dues au média de ce que sont les sciences biologiques et computationnelles), nous en sommes arrivés à mal interpréter les qualités et traits distinctifs de ces deux technologies ainsi que la nature de leur chevauchement et des relations entre les deux. Programmer un site Webb et imprégner d'ADN une boîte de Pétri sont deux actions complètement différentes. Toutes deux ont une portée importante sur les résultats qui en découleront et ce, à des niveaux très différents.

Me demandez-vous de choisir entre Huxley et Orwell ? La réponse est : les deux !


Ionat Zurr & Oron Catts - Comme vous l'avez mentionné et soutenu de façon fort éloquente, tous deux travaillent de concert... toutefois, vous ne pouvez vous empêcher de créer une opposition binaire entre les deux tout en leur attachant une valeur comparative (pourquoi cette façon de procéder est-elle devenue si populaire dans la rhétorique américaine depuis quelque temps ?). L'histoire de l'humanité nous montre que l'évolution biologique ainsi que l'évolution culturelle et technologique sont graduellement en train de se fusionner. Pour utiliser l'expression de Dawkins, les mèmes et les gènes se rencontrent. Il est absurde de tenter de déterminer lequel est le plus important. Un exemple évident : si un énorme astéroïde frappe la terre dans 120 ans, il y a de fortes chances que nous en revenions au stade de l'évolution biologique. Mais si la technologie, grâce aux résultats de ce que nous pourrions appeler l'évolution mèmetique, réussit à dérouter celui-ci, ne pourrait-on pas dire que la plume est plus puissante que la mutagenèse biologique ? Et alors ?


Sam Bower - Nous avons tenté l'extinction culturelle dans le passé et la chose fonctionne remarquablement bien. Les australopithèques et autres créatures poilues de la même espèce ont eu leur jour de gloire et nous ont légué des idées à mettre en œuvre et à raffiner pour des millions d'années. En raison de ce que nous comprenons de nos jours des cultures durables, ce à quoi avaient réussi nos ancêtres du pléistocène, nous sommes maintenant en meilleure position pour mettre en application quelques unes de leurs idées d'une façon plus extensive et à un rythme que nous pouvons maîtriser. La disponibilité sans précédent d'informations, les bonnes idées et les communications mondiales instantanées offrent aux humains d'aujourd'hui la possibilité de survivre au manque de planification qui menace notre planète. Les OGMs, tout comme l'étourneau européen mentionné plus tôt, peuvent échapper à notre contrôle de façon imprévisible. Je crois que nous sommes beaucoup plus susceptibles de pouvoir orienter la propagation d'idées utiles à travers le monde que nous ne le sommes de saupoudrer la nature de nouvelles combinaisons d'ADN. Les deux possibilités peuvent avoir des effets dévastateurs si elles sont mises en pratique sans tenir compte du facteur éthique, mais nous avons simplement davantage l'habitude de gérer les gens et les choses que de manipuler les épissages génétiques.


Kathy High - Et pourquoi ne pas inclure la communication entre les espèces ? J'estime nécessaire d'ajouter cette dimension, car elle est nécessaire dans le cadre du présent dialogue. Nous influençons la mutation des autres espèces tout autant que la nôtre et nous l'avons fait depuis des générations par l'élevage à base de sélection, le greffage et la pollinisation croisée; dès lors il est vital de pouvoir parler à ces espèces.

Le sens de votre question est vraiment de savoir si nos mots peuvent provoquer un changement ? Pouvons-nous avoir une action sur le processus scientifique et intervenir dans celui-ci par nos questions et nos recherches ? Pouvons-nous nous appliquer à déterminer les décisions en ce qui concerne les secteurs où les outils de la science seront utilisés ? Je crois que c'est pour répondre à ces questions que nous sommes tous engagés dans la forme d'art que nous pratiquons présentement. Pour ma part, je veux apporter une nouvelle dimension, une perspective différente et poser des questions qui ne seraient peut-être pas posées autrement. Les méthodes de plusieurs expériences scientifiques ne sont-elles pas douteuses ? Qui a l'occasion de poser les questions et qui les écoute ? Les artistes et leur travail peuvent-ils promouvoir un dialogue plus large sur la science ? Pouvons-nous promouvoir ceci et y contribuer ?


Ellen K. Levy - Plusieurs scientifiques, mentionnons particulièrement à cet égard Gould et Dawkins, ont souligné que la culture est lamarckienne dans sa nature et qu'elle croît plus rapidement que l'évolution.

Je considère comme extrêmement intéressant le fait que les recherches actuelles en mutagenèse orientée (un oxymoron ?) chez les bactéries font ressortir la possibilité d'une approche lamarckienne plutôt que darwinienne de l'évolution. Celle-ci semble remettre en question la théorie évolutionniste courante qui met l'accent sur la sélection naturelle et les variations dues au hasard pour mettre plutôt l'accent sur les changements (chez les bactéries) dus aux stimuli environnementaux. Ma compréhension, bien que partielle, est que cela présuppose une nouvelle programmation d'une molécule d'ADN qui, à son tour, conduit à synthétiser une protéine avec un acide aminé échangé dans le but de créer des enzymes possédant de nouvelles caractéristiques. Elle offrirait ainsi une méthode utile pour étudier l'expression des gènes et les relations entre structure et fonction d'une protéine. J'en déduis que l'on espère ainsi comprendre suffisamment la biologie pour répondre à la question de savoir si l'évolution suit un parcours déterminé ne fût-ce qu'à un faible degré.


George Gessert - Dans le grand dessein des choses, qui sait ? Toutefois, pour moi personnellement, la plume et le pinceau sont des instruments essentiels de la vie et de la découverte. La dimension politique de la découverte dans l'art, la découverte de ce qu'est littéralement le bien selon notre propre jugement, est qu'en définissant l'expérience pour nous-mêmes, nous en arrivions à des images et à des facultés qui ne soient pas seulement biotechnologiques, mais qui définiraient ce que représente l'expérience à nos yeux et qui dirigeraient nos vies. L'art peut avoir un effet sur le monde ou peut ne pas en avoir, mais il en va de même de la plupart des autres activités humaines. J'ai fait l'expérience de l'horticulture, de l'enseignement, des arts graphiques, de la politique municipale et de la gestion forestière, mais l'art demeure la meilleure voie pour moi.


Adam Zaretsky - Pouvons-nous nous arrêter quelques instants sur le phénomène de la mutaphobie ? La mutation est un processus naturel. Nous sommes tous des mutants. Nous dérivons tous d'une façon ou d'une autre. Mélange des chromosomes, insertion de virus, modifications de l'environnement, transcriptions faites incorrectement, choix mutuel de nos parents pour des raisons invérifiables,... alors, de quoi avons-nous peur ? Nous, les humains, sommes experts à ranger la xénophobie, l'avidité et la guerre des classes au sein de la rhétorique de la bienveillance. Nous est-il possible de concevoir le projet de faire avancer les différences rapidement de façon amorale, ne fût-ce qu'un moment ? Les monstres ne sont-ils pas nos égaux ? Oui, critiquons à notre goût les idéologues géno-centriques de notre temps avides d'idéologie. Mais qu'en est-il si la santé, les connaissances, la compétition, le profit, la créativité et même le carnavalesque ne sont que des excuses pour appliquer l'ingénierie aux différences vivantes et radicales ? Avons-nous peur du hasard lui-même ? Voulons-nous préserver une nature idéale de façon à pouvoir la blâmer plus tard pour toute extinction pathologique ? La peur du mutant ne signifierait-elle pas peur de la culpabilité ? Ne devrions-nous pas d'abord nous sentir coupables de la mutaphobie elle-même ? Et, en dernier lieu, au sortir d'un épuisement permutatif à caractère cabalistique, avons-nous peur d'être confrontés à toutes ces possibilités ? Serait-ce la peur de notre mortalité ? de la banalité ? de la complexité ? de l'anarchie ? de la démocratie génomique ? ou y a-t-il quelque chose d'autre qui nous ronge ?


George Gessert - Les personnes souffrant d'anomalies débilitantes sont des êtres humains comme les autres; quelques fois même, elles ont des qualités de caractère d'une valeur unique, dues précisément à leur anomalie. Ceci étant dit, vos questions estompent les différences entre mutations, réaménagement de gènes et transfert génétique pour les rassembler dans la catégorie des anomalies créées par l'environnement.

Nous avons raison de craindre les mutations biologiques qu'elles soient provoquées volontairement ou non; en effet, environ 90% des mutations sont létales, 5% non létales mais nuisibles, 4% neutres et 1% salutaires. La très grande majorité des mutations sont indésirables sauf du point de vue de la science-fiction et d'un désir morbide. Quant à ce qui en est de cet infime pourcentage de mutants bienheureux, s'ils sont humains, par définition, ils s'en sortiront.

Le domaine où nous ne reconnaissons peut-être pas la valeur d'une mutation est celui des non humains. Comment reconnaître les vertus d'une plante ou d'un animal complètement nouveau a toujours constitué un défi pour les reproducteurs. De façon générale, les éleveurs ne recherchent que de petites modifications de ce qu'ils connaissent déjà. La question de savoir ce qui est supérieur ne se pose que là où il y a conscience. C'est pourquoi l'histoire de la reproduction des plantes et des animaux est si importante de nos jours : toutes deux sont la preuve évidente de ce qui se passe lorsque la conscience est impliquée. Il s'agit en large part d'un récit édifiant.

Le réaménagement des gènes est une question bien différente de celle de la mutation et ne pose généralement pas de problème grave. Nous n'avons ainsi presque rien à craindre du réaménagement des gènes, à tout le moins pour notre propre espèce.

Le transfert des gènes par biotechnologie produit quelques fois des changements extrêmement spectaculaires, tels des roses bleues ou des plants de tabac luisant. Ce genre de changement a captivé l'attention publique et a engendré à la fois espoir et crainte. Bon nombre d'artistes sont intéressés par le transfert des gènes. Je fais partie de ceux-là; mais jamais je ne m'y essaierais sur un être humain. Lorsque nous franchissons ce pas, nous ouvrons la porte à la création de nouvelles espèces.


Ionat Zurr & Oron Catts - Discutons de la principale prémisse de votre question : nous ne craignons que certaines catégories de mutants et de monstres alors que nous glorifions d'autres catégories. La culture humaine semble admirer les individus qui font preuve de qualités extrêmes : notre culture porte aux nues des sportifs et des modèles qui ne sont que des accidents de la nature. Alors, où est la question ?


Shannon Bell - Les monstres sont nos égaux. La distinction subtile créée par la société entre la beauté et la monstruosité change constamment.

Nous craignons et nous fétichisons le hasard.
L' im-mortalité et la banalité vont de pair.
Ce qui nous ennuie est le jeu entre le hasard et la domination.


Kathy High - Considérons l'étymologie de mutant et mutation. Il est curieux de constater que mutation implique simplement un changement, impartial et neutre, alors que mutant implique un jugement de valeur où le sujet devient étrange et curieux, avec une connotation plutôt négative. Pourquoi le changement doit-il précisément être vu comme étrange ? Si le processus va de soi pourquoi son résultat serait-il menaçant ?

Mon hésitation à encourager les mutations vient de la domination corporative qui règne à l'intérieur de la science présentement. Le fait que des OGMs se trouvent illégalement en Chine ou dans certaines régions du Mexique où ils n'ont pas été cultivés relève de ce genre de mutation dominé par le commerce au nom de la science. C'est pourquoi je ne peux me résoudre à faire confiance à qui effectuera ces mutations, sur quoi et dans quel but.


Sam Bower - Sur le plan spirituel, nous pouvons mettre en doute l'idée que nous possédons une âme immortelle se réincarnant sous différentes formes de façon à aider notre esprit à évoluer vers une compréhension plus poussée de son contexte. Ainsi nous nous fixons sur la forme et nous nous attachons à notre présente identité. Ce qui nous inquiète est que nous regrettons de mourir jetant la confusion autour de nous; notre amnésie rend toute compassion difficile parce que les enjeux semblent si élevés.


Dmitry Bulatov - La mutaphobie n'est que l'un des éléments de la discussion évoluant considérablement dans la conscience publique. Pour l'instant chacun semble préoccupé par la recherche du différent (l'étranger, le mutant, etc.). On remarque dans les média et la culture pop des discussions passionnées basées sur les différences où la problématique essentielle est de savoir de quel genre est ce différent et où est-il situé. Tout d'un coup, il appert que tout le mécanisme des valeurs libérales dans notre société contemporaine était idéalement accordé en vue de la libération, de la compréhension et de la reconnaissance des différences. Se reposant sur les illusions apportées par les échanges et les contacts, la société, après avoir surmonté la désunion née des différences, vise la destruction de la notion même du différent. Toutefois, cela n'améliore pas la situation; au contraire. Nous avons récemment été témoins de toute une série de catastrophes, conséquences logiques de cette stratégie. Pour moi, élevé dans l'univers d'un régime totalitaire en URSS, il est évident que la racine du problème se situe non pas dans le phénomène du différent, mais plutôt dans les raisons qui ont amené l'apparition de l'identique. Au lieu d'être les cobayes de l'art pop et de la culture pop où domine la différence entre l'homme et la machine, l'homme et le mutant, nous devrions plutôt porter notre attention sur la tragédie de la similarité, de ce qui est typique et de la programmabilité. L'ingénierie biologique et génétique moderne postule précisément ce sujet. L'essor impétueux des technologies reproductives sous-entend une abondance et une surproduction de l'identique, une reproduction effrénée du typique et du sosie. On devrait se méfier non des distinctions dans le différent puisque celles-ci nous aident à nous définir en tant qu'individus, mais de la dangereuse correspondance de nos propres copies où l'indifférenciation devient réalité.


Jennifer Willet - Permettez-moi de vous raconter une petite histoire. Pendant des années, j'ai travaillé à temps partiel dans une boutique de noces qui vendait des robes de mariée, des décorations pour gâteaux et toute cette sorte de choses allant de pair avec les mariages. Non seulement cela payait mes cours, mais cela me fournissait également une ouverture sur le monde extérieur. Un jour où les clients se faisaient rares, je rendis visite avec la propriétaire et sa fille à un couple de chrétiens pratiquants. On s'amusa de mes orteils. Il faisait chaud et je portais des sandales, chose que je fais rarement, car j'ai les plus petits orteils arqués que l'on puisse imaginer. Ma tante disait qu'ils semblaient avoir été coupés par quelqu'un avec une hache. Pour mettre fin à leurs plaisanteries, je racontai que j'avais lu quelque part qu'au niveau biologique il semblerait que nous n'avons plus besoin de nos orteils et que les scientifiques croient que l'humanité évoluera vers des pieds sans orteils. Ainsi, mes tous petits orteils étaient un signe que je me rapprochais davantage que mes contemporains de l'idéal évolutionniste. Il se fit un silence gêné. Ma patronne se mordit les lèvres et dit : « Nous ne croyons pas à l'évolution; nous croyons à la création ».


Adam Zaretsky - Ma dernière question a trait au cas de Steve Kurtz. Diverses attaques ont été dirigées vers des œuvres d'art réalisées par un procédé biotechnique. Selon certains, la biologie en tant que processus artistique ne serait qu'un outil promotionnel pour la Science. Que l'artiste soit simplement naïf ou mégalomaniaque, le résultat net de n'importe quelle œuvre d'art biologique résulte dans un durcissement du social pour faciliter l'acceptation ultérieure d'absolument tous les changements biotechnologiques innovants autant qu'envahissants. L'autre rôle attribué aux artistes explorant la technoculture biologique est celui de faire-valoir. Le non-dit du FBI dans le cas de Steve Kurtz est que « les artistes et autres non professionnels, non scientifiques, ne devraient pas jouer avec des choses qu'ils ne peuvent maîtriser ». Ceci est dommageable pour la culture de l'amateur-maison et apporte de l'eau au moulin de la mystification qui réserverait l'élaboration d'hypothèses en tant que processus aux seuls initiés. Il laisse également entendre que le monde de la vie obéirait au doigt et à l'œil, « ne fussent de ces galopins qui fourrent leur nez partout ». Il s'agit là d'une insinuation grotesque. En tant qu'artistes vous considérez-vous comme un plaisantin qui sabote l'art en montrant au public comment la science est trop complexe pour le citoyen ordinaire ou vous considérez-vous plutôt comme un valet opportuniste servant de porte-parole pour les relations publiques de l'industrie tout en espérant recevoir un chèque par la porte arrière ? Existe-t-il un rôle social pour l'artiste biotech compétent qui ne serve pas automatiquement l'industrie ou l'incompétence ? Comment échappez-vous à ce danger dans votre processus et votre création artistique ?


Ionat Zurr & Oron Catts - Nous croyons qu'il s'avère possible quoique difficile pour l'artiste biotech de conserver un niveau satisfaisant d'autonomie tout en étant conscient des risques impliqués par la domestication de ces technologies (ou encore de devenir des intermédiaires volontaires ou involontaires dans la promotion ou la normalisation de la biotechnologie). Nous réexaminons constamment notre propre pratique et nos stratégies lorsque nous travaillons sur des questions impliquant des formes de vie partielles. Notre travail au TC&A tente précisément d'élaborer une stratégie en ce domaine nouveau afin d'identifier les traquenards auxquels nous pourrions être exposés. Pour reprendre les mots de Kockelren, l'art autonome ne peut être que « cette forme d'art qui établit une plateforme au-dessus de notre manque de fondation constitutionnelle. On peut le faire en testant les entremises requises pour y arriver. De cette façon, l'art se fait complice de la diffusion d'une forme de discipline conventionnelle, mais en même temps, il fournit le potentiel critique pour y résister ».

L'ironie est également un excellent outil pour garder l'artiste dans une position de questionnement continu qui l'empêche de tomber dans l'autosatisfaction ou le cynisme le plus complet.


Oron Catts - À travers mon travail dans SymbioticA, je tente de démocratiser le caractère secret des sciences de la vie pour permettre aux gens de s'engager dans la manipulation des systèmes vivants et d'en arriver à une position phénoménologique, viscérale et approfondie.


Kathy High - J'ai toujours aimé les outilleurs et les Faites-le vous-mêmes. Je ne suis pas une experte. Mais, avec ma perspective d'amatrice, je cherche, je pose des questions. J'aimerais encourager toute personne qui n'est pas un scientifique à faire de même. Je voudrais voir davantage d'œuvres biotech provoquer questionnements, débats et discussions. Je sais que CAE, Steve Kurz et d'autres ont travaillé depuis longtemps à démystifier le processus. Je ne fais que marcher dans leurs traces. Je travaille avec des animaux. J'aimerais que les gens pensent à ce que cela signifie de travailler avec des animaux, non pas pour rejeter toute expérience scientifique avec des animaux, mais pour générer une collaboration entre ceux qui expérimentent et les sujets de leurs expériences. Je veux donner plus d'autonomie aux sujets et leur permettre de poser les questions qui méritent d'être posées.


Ellen K. Levy - Je trouve frappant que plusieurs personnes, parmi lesquelles Eugene Thacker, ont clairement défini les conflits existant entre les besoins médicaux de la santé d'une part et les intérêts commerciaux de la biotechnologie d'autre part. De tels conflits ont attisé un certain activisme artistique comme celui de Steve de même qu'un activisme politique comme celui d'Action Aid, Newman et Rifkin.

Souvenons-nous que ce qu'on a appelé Science Wars se résumait à la résistance de la part de certaines personnes de science à voir le grand public envahir leur domaine de spécialité. Dans ce contexte, au cœur de l'affaire Sokol, nous retrouvons la publication dans un journal littéraire de renom d'un compte-rendu scientifique délibérément falsifié pour embarrasser tant le comité de rédaction taxé de post-modernisme que les lecteurs. Certains groupes ont voulu voir, sous-jacent à ce canular, une volonté de la part de quelques scientifiques de jeter un doute sur la capacité du public à affronter la science. Il est manifeste que le public a droit d'acquérir une compréhension de la science biotechnologique aussi bien que de sa relation avec l'économie et avec les autres secteurs d'intérêts. Les trousses-maisons comme celles de Natalie Jeremijenko témoignent de cette conviction.

Je vous prie de croire que je suis d'accord avec beaucoup d'autres pour dire que nous n'avons pas un droit inné de répandre des organismes génétiquement modifiés dans l'environnement et que, pour moi, ceci ne va nullement à l'encontre de notre droit à comprendre les techniques utilisées par la biotechnologie. Je crois également de bon aloi d'évaluer quelles sont les personnes les plus susceptibles de faire bon emploi des ressources limitées prévues pour la recherche scientifique. Je me demande toutefois si et comment les artistes peuvent apporter une contribution significative dans des domaines comme ceux de la mutagenèse orientée puisque celle-ci présuppose un environnement scientifique rigoureux, incluant d'abord la création des conditions assurant le succès des expériences et, ensuite, une interprétation correcte des résultats. Je crois que l'art est un processus d'adaptation à des changements et à des innovations rapides dans l'environnement, comme ceux apportés précisément par la biotechnologie, mais ceci ne signifie pas que les réponses données par les artistes biotechs soient aussi polarisées que vous le suggérez, c'est-à-dire ou bien l'industrie ou bien l'incompétence. Vous serez sans doute d'accord avec moi pour affirmer que certains artistes agissent comme critiques scientifiques et mettent à nu certaines hypothèses prises pour acquis.

Il est toujours difficile d'aller de l'avant puisqu'il n'existe que peu de modèles pouvant servir pour l'art biotech. Toutefois, nous pouvons considérer avec profit un certain courant d'échanges ayant eu lieu au cours de l'histoire entre l'art et la science comme ceux de Galilée et de Cigoli ou encore d'Al Copley et de Waddington. Je crois également que nous devrions nous pencher sur l'envers de la médaille appelée art biotech. Alors que les laboratoires scientifiques sont maintenant accessibles à quelques artistes créateurs, ne serait-il pas temps de mettre nos studios à la disposition des scientifiques qui désirent voir épanouir leur potentiel créateur au moyen d'un autre médium.


George Gessert - Les politiciens ont toujours tenté d'utiliser l'art et la science pour accroître leur pouvoir et ils continueront toujours à le faire. Dans la mesure où l'art génétique attirera l'attention du public, nous pouvons nous attendre à ce que nos travaux soient utilisés à des fins que nous combattons. C'est l'une des plus vieilles tragédies de l'art, mais cela ne devrait pas nous empêcher de poursuivre notre tâche. Je crois fermement, en tant qu'artiste, qu'en maîtrisant le langage de l'art et en mettant de l'avant notre point de vue avec toute la force de nos convictions, nous pouvons faire œuvre de communicateurs en dépit de ceux qui tentent de nous utiliser à leurs fins bornées. Que ce soit maintenant ou dans l'avenir, il y aura toujours des individus capables d'analyser soigneusement et attentivement une œuvre ou les traces d'une œuvre et qui en tireront profit. Et s'il n'existait pas de tels individus, référez-vous à ce que disait Melville et considérez la magnanimité de la mer qui ne laisse pas de traces. Nous travaillons dans des contextes culturels sur lesquels nous n'avons que peu ou pas du tout de pouvoir.

L'art est un tourbillon qui s'est perpétué pendant des milliers d'années et où l'esthétique a toujours joué un rôle plus important que la politique ou la science. Il m'est arrivé de temps à autre d'être actif en politique et mes proches y sont demeurés très actifs, mais dans mon art, ce sont toujours les considérations esthétiques qui l'emportent. Certes, on trouve beaucoup de corruption dans l'esthétisme, mais on peut y trouver aussi tout un trésor de merveilles, de liberté et de communication avec nos prédécesseurs qu'ils soient humains ou non. Il permet de jeter un coup d'œil sur l'absolu. J'essaie toujours de me rappeler pourquoi, quand j'étais petit, je me suis dirigé vers l'art, et je pars de là.


Dmitry Bulatov - J'ai observé depuis longtemps que les systèmes qui tentent de lutter contre le terrorisme en viennent toujours avec le temps à lui ressembler. C'est ce qui est survenu en Russie et aux É.U.A., ainsi qu'en Grande-Bretagne et en Espagne avant eux. Rappelons-nous que la terreur ne consiste pas seulement dans l'horreur de la violence, mais aussi dans l'horreur de l'intimidation. C'est ainsi que dans la Russie prérévolutionnaire, les groupes terroristes qui complotaient pour assassiner l'empereur encouraient un châtiment plus sévère que celui prévu pour un véritable attentat. On peut dès lors en conclure qu'un attentat contre le principe de la réalité constitue une offense plus grave qu'un attentat de fait. Une telle assertion ne s'applique pas seulement à Steve K., mais aussi en général à tous les artistes qui mettent en doute l'ordre établi.

Venons-en aux méthodes et stratégies des artistes biotech. Selon moi, il est inexcusable de considérer l'art comme un instrument de promotion pour la science, la politique ou tout autre domaine. Un tel art serait n'importe quoi (relations publiques, science, politique), mais ne serait pas de l'art. L'art, comme tout autre système auto-évolutif, ne se préoccupe que des conditions et possibilités de sa propre existence. L'art ne peut exister qu'en tentant de mettre en scène sa propre mort. Je ne parle pas ici de la mort de l'artiste ou du spectateur; il ne s'agit pas de la mort d'un être humain, car l'homme n'y a pas d'intérêt, pas plus que sa vie ou sa mort n'intéresse l'art. L'homme n'a d'intérêt que pour la culture de masse. L'art lui-même n'a d'intérêt que pour sa propre mort. L'œuvre d'art n'offre d'intérêt qu'en autant qu'elle met à nouveau en scène cette mort et la reproduit de façon rituelle. L'œuvre d'art peut y parvenir en tentant de réaliser cette opération de contemplation maintes et maintes fois, en fournissant toujours de nouvelles impossibilités, de nouveaux interdits et de nouvelles prohibitions. L'art moderne est en fait la proscription de l'exercice de l'art lui-même. Cette proscription doit être vue comme faisant partie de l'exercice de l'art. Chaque œuvre d'art subséquente nous offrira un nouvel interdit, quelque chose que nous n'avions pas encore découvert comme pouvant être interdit. Il est étonnant de constater comment, chaque fois que nous voyons une nouvelle œuvre d'art, quelque chose a été interdite; et pourtant, nous survivons, nous pouvons encore contempler cette œuvre. D'une certaine façon, il n'y a plus rien à voir désormais; tout est déjà disparu, ruiné; rien ne peut plus être découvert; il n'y a plus, autour de nous, que des déchets. Et pourtant nous continuons à explorer et à découvrir quelque chose que l'on peut interdire; il est encore possible de faire quelque chose d'impossible et, tous, nous continuerons à la contempler. Nous sommes aujourd'hui les témoins d'un moment précieux pour l'histoire de l'art, celui d'avoir la chance, grâce à l'éclairage fourni par les technologies biotiques et génétiques, de jeter un regard neuf sur l'image globale de l'art, c'est-à-dire sur son majestueux cadavre.

Ma tactique personnelle en matière d'art moderne consiste à documenter ces prohibitions et ces impossibilités. En fait, le travail consiste à mettre en lumière les conditions nécessaires à l'apparition d'un nouvel environnement, à la création de son ontologie et à la description de son environnement éthique et esthétique. En bref, il s'agit de tracer les contours d'une nouvelle entité médiatique, c'est-à-dire la présupposition qu'une nouvelle réalité artistique émergera avec son recto de bénéfices systémiques et son verso de problèmes systémiques. Tester ces rectos et ces versos dans le cadre d'un système artistique qui ne soit ni un être humain, ni une société, mais bien un système, veut dire travailler à déplacer le stress, ce qui demeure une tâche stratégique de l'artiste contemporain.


Sam Bower - Je dirige un musée virtuel (www.greenmuseum.org); ma propre expérience tant comme artiste individuel que comme artiste de groupe concerne moins le techno-fétichisme d'une science d'avant-garde que la découverte de moyens de rendre mes capacités et mon esthétisme utiles pour le monde. En termes d'impact durable, l'art consistant essentiellement à discuter de problèmes dépend en bout de ligne de la façon dont les humains mettront en pratique ce qu'ils apprennent et modifieront en conséquent leur comportement extérieur. Cela peut produire d'importants résultats sur une vaste échelle si on accepte ces idées; elles risquent aussi de se perdre dans le fatras discursif de l'humanité si elles ne sont pas acceptées, ne laissant d'autres traces physiques qu'un petit tas de déchets. Une œuvre d'art conçue essentiellement pour des fins non humaines (un art qui endiguerait l'érosion, créerait des habitats, etc.) peut faillir à la tâche de créer une intervention physique ou même échouer en tant que mème culturel et disparaître littéralement dans le paysage ne continuant à survivre qu'en tant que beau geste tel l'arbre de la forêt que personne n'entend croître. À moins qu'il ne devienne partie intégrante d'une histoire humaine qui le dépasse, son message aussi bien que l'impact plus profond qu'il pourrait avoir en tant qu'idée bénéfique pouvant être propagée demeureront nuls ou limités. Cette tâche difficile consistant à créer une forme d'art qui fasse une différence réside peut-être dans l'établissement d'un équilibre entre, d'une part répondre aux attentes culturelles au sens large de notre société, et, d'autre part, affronter l'ensemble des inquiétudes entourant l'homme qu'a défini Gaïa pour notre planète. Si nous nous efforçons de rejoindre plus d'un auditoire par notre travail, nous serons peut-être mieux en mesure de réduire le danger d'être co-optés ou mal compris par un groupe en particulier. Je me demande souvent quelle forme d'art aimeraient les arbres. Plus englobant est notre réseau esthétique, plus il vient en appui aux valeurs dans lesquelles nous croyons, plus difficile il sera pour n'importe quel groupe de se l'approprier et plus grand sera l'impact que nous pourrons avoir.


Shannon Bell - Les artistes, leurs œuvres et l'espace dans lequel ils évoluent peuvent ainsi s'avérer sources et sites de connaissances en même tant que de critiques.




Entrevue réalisée par Adam Zaretsky
(Traduit de l'anglais par Serge Marcoux)

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