œuvre 4


Principes de gravité,
de Sébastien CLICHE (Québec), 2005

par Xavier Malbreil




…PAR LA MAIN QUI FAIT SIGNE DE L'OUVRIR…


Bien des premières œuvres de littérature informatique vues sur le Net, à partir du début des années 90, ne pouvaient s'empêcher de faire référence au livre. Que ce soit par l'apparence de l'œuvre mise en ligne, qui imitait le livre et sa manipulation ou par l'écriture elle-même, qui ne s'était pas encore départie de références à la traditionnelle littérature, les auteurs n'avaient pas pris toute la mesure de la rupture qu'ils étaient en train de vivre - qu'il s'agisse de Renaud Camus 1 , qui commence ses Vaisseaux brûlés par cet exergue très livresque « Ne lisez pas ce livre ! Ne lisez pas ce livre ! », ou de Michael Joyce 2 , qui ne se risque que de façon très timide à explorer le champ de l'image, ou encore de ces nombreux ersatz électroniques de « livres dont vous êtes le héros ».

Écrire avec les outils numériques ne pouvait se faire qu'en référence au livre, le bon vieux livre papier. Puis, peu à peu, les auteurs ont compris qu'ils pouvaient travailler sur ces nouveaux supports de création sans faire référence au livre, sans se vivre comme des renégats ou des explorateurs du futur, armés de leur souris et de leur clavier comme d'un sabre laser et d'une machine à explorer le temps. Les œuvres que ces auteurs produisirent étaient dès lors pensées directement pour les nouveaux supports de lecture, qu'ils soient l'écran d'un ordinateur, le mur sur lequel on projette une œuvre, le téléphone portable, etc…

Du côté des supports de lecture, la suprématie du livre fut remise en question au début des années 2000, quand apparurent les premiers essais de commercialisation de supports de lecture portables électroniques. On eut droit au Cybook de Cytale, qui ne fit pas long feu, au RCA eBook, de Gemstar, etc… et bien d'autres encore, qui ne rencontrèrent pas davantage d'échos. Cette tentative de remplacer le livre, objet parfait en regard des technologies déployées, a-t-elle pour autant été abandonnée ? Non, puisque aujourd'hui, à la fin des années 2000, après quelques temps de latence, se retrouvent sur les étals de nouveaux supports de lecture électronique - Kindle d'Amazon, Sony Reader, Cybook Gen3, etc…

C'est dans ce contexte qu'il faut replacer l'œuvre de Sébastien Cliche, Principes de gravité, produit par la Chambre Blanche 3 : d'une part les créateurs de littérature informatique ont dépassé cette référence/révérence quasi obligée au livre ; d'autre part les supports de lecture électronique refont leur apparition, tentant de supplanter l'objet livre. Nous sommes donc à un moment de tension entre la tradition multiséculaire du livre et les efforts des fabricants de matériel, qui se verraient bien mettre la patte sur le gros gâteau des contenus écrits. Mais ce moment de tension, du côté de la création elle-même est, on peut le dire, dépassé. Dorénavant, les auteurs savent qu'écrire pour un éditeur papier, et écrire pour une mise en ligne ou en CD-Rom, ce n'est tout simplement pas la même chose.

Il ne faut pas donc voir dans la page d'accueil de l'œuvre de Sébastien Cliche une quelconque tentative de « simuler » le livre. Si la couverture d'un livre est bel et bien reproduite en frontispice de cette œuvre électronique, c'est bien davantage par esprit de jeu, un jeu avec les référents du livre et de la chaîne éditoriale. On notera d'ailleurs que sur cette « couverture de livre » n'apparaissent ni nom d'éditeur, ni nom d'auteur ; et quoi de plus normal puisque les deux se trouvent dans l'URL de l'œuvre.

On peut donc dire que Principes de gravité place le livre en citation, et non plus en référence, ce qui est une façon de signifier que dorénavant l'un et l'autre - livre et œuvres sur support électronique - n'ont plus grand chose en commun.

On insistera encore sur le moment particulier où cette œuvre de Sébastien Cliche est produite, alors que les fabricants de matériel électronique voudraient nous refaire le coup de la révolution du « papier électronique » et des nouveaux supports de lecture tellement-mieux-que-le-livre : tout le monde sait maintenant que le livre est irremplaçable, et que la seule ambition des fabricants de matériel, c'est de ficeler entièrement la circulation des écrits et des idées - afin de faire des profits de plus en plus juteux. Une œuvre sur support électronique qui se présente comme un livre ne fait qu'insister, finalement, sur ce double constat : on n'écrit pas de la même façon sur support électronique et le livre remplit des fonctions qui ne peuvent être remplies par aucun autre objet.

Dans tout autre contexte que celui décrit ici, l'œuvre de Sébastien Cliche aurait pu apparaître comme une pâle démarcation du Précis de Décomposition d'Emil Cioran, pour prendre la plus connue de ses œuvres. Comme chez l'auteur français d'origine roumaine, on trouve en effet chez Sébastien Cliche une tentative de racler jusqu'à l'os le brouillard des illusions dont nous préférons nous entourer - pour accéder enfin à cette suprême jouissance de se savoir libre d'esprit.

On suivra donc, au cours de six chapitres, le cheminement de l'auteur, qui va de « Abandon » à « Vie en société », pour nous - se ? - persuader que suivant l'antique sagesse « dans la solitude il n'y a pas de trahison ».

Remarquons au passage la forme particulière utilisée par Sébastien Cliche, qui est celle de l'aphorisme, guère plus usitée de nos jours. A ce titre il faut saluer la bravoure de cet auteur, qui se risque sur un terrain oh combien difficile, balisé par des géants tels que La Rochefoucauld, Pascal, Lichtenberg, Nietzsche... Dans l'aphorisme, nul droit à l'erreur. Nulle pesanteur tolérée. On vise à l'excellence sinon rien. De l'aphorisme, on peut dire encore qu'il est la forme ultime du dicton, du proverbe, et qu'à ce titre il manifeste la patte d'un auteur au sein d'un genre qui ressortirait plutôt de la création populaire et collective.

Toutefois, ne nous trompons pas. Principe de gravité n'est pas une mise en multimédia d'aphorismes qui auraient été écrits par ailleurs. La forme aphoristique des brefs textes qui nous sont donnés à lire ne fonctionnerait pas sans la forme même adoptée par cette œuvre, qui se joue constamment du lecteur, en lui proposant une navigation aventureuse, à saute-moutons, et pour tout dire pleine de charme. L'aphorisme est autant dans le texte que dans la navigation, puisque le lecteur ne pourra prendre entière connaissance de l'œuvre qu'après de multiples détours et retours, pour qu'enfin vienne l'illumination, ou du moins la pleine compréhension du signifié de l'œuvre. Avançons donc que Principes de gravité vise à atteindre le degré d'excellence qu'avait atteint l'aphorisme chez quelques auteurs classiques - et tendrait vers une forme épurée, très personnelle, où la litote dans l'expression verbale le disputerait au trait d'esprit dans la mise en scène multimédia.

Le lecteur n'oubliera pas, une fois son parcours achevé, de cliquer sur l'onglet « Index », qui lui donnera en image sa trajectoire de lecture - et lui réservera de bien belles surprises...





Notes
1 : Renaud Camus, Vaisseaux brûlés, 1998-présent.  

2 : Voir par exemple Michael Joyce, Twelve Blue, 1996-1997.  

3 : La Chambre Blanche, Québec.  




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