œuvre 3


par Anne-Marie Boisvert

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Il est difficile de ne pas penser, devant l'œuvre D/t\P disturb.the.peace [angry women], au fameux ouvrage du même nom - Angry Women - paru dans les années 1990 aux éditions Re/Search et qui rassemblait des artistes féminines et des théoriciennes issues des milieux les plus divers : de Lydia Lunch (rock et cinéma alternatif new yorkais) à Annie Sprinkle (sexe et pornographie), de Linda Montano (art contemporain et performance) à Avital Ronell (théorie post-structuraliste de la « déconstruction ») ou Diamanda Galás (musique), etc. Bien qu'œuvrant dans des domaines très différents, toutes ces femmes avaient ceci de commun que pour elles, leur art ou leur pratique étaient indissociables de leur vie. En s'attachant à changer la vie, à faire de la vie une œuvre d'art et/ou de théorie, à s'engager parfois soi-même jusqu'à se mettre en péril, toutes ces femmes faisaient de leur vie une œuvre, de leur œuvre leur vie, indissociablement. En cela, elles faisaient preuve d'une ténacité, d'une force et d'une colère rappelant les grandes figures mythiques qui incarnaient jadis la puissance féminine (un rapprochement suggéré d'ailleurs par l'illustration de couverture).

Ainsi, que l'œuvre D/t\P disturb.the.peace [angry women] se veuille ou non un hommage et/ou une suite à cet ouvrage, la comparaison est difficile à éviter. Une question, en particulier, surgit : une telle association, une telle imbrication de la vie et de l'art, est-elle transposable sur le net ? Le fait de remplacer la présence et l'action, la transformation et la transfiguration dans la vie réelle par l' « effet de présence » et l'action à distance dans le monde virtuel n'aura-t-il pas pour résultat d'anéantir toute force et de tuer dans l'œuf, en la rendant inoffensive, toute action et toute colère véritable ? D'autant plus que le flux incessant des mots et des images de toutes sortes et les plus extrêmes sur le net a pour effet supplémentaire de banaliser la violence et de tout neutraliser en rendant tout dérisoire.

Voyons comment le projet est présenté :

« Disturb.the.Peace [angry women] will be aimed at creating a collaborative net-based installation with the core concept of the visual portrait of feminine anger. The net offers a canvas for self-portraiture and self-documentary, which both men and woman users and artists have used to explore the many eclectic thematics that make up contemporary net.art. However, anger - that non P.C, emotional serpent - still remains visually elusive. Emails are full of bile, blogs map outpourings of rage and disgust, newsgroups simmer over with adversary and cutting one-liners but not, apparently, visual artworks...? Can anger be beautiful? Can rage be aesthetic? In popular culture there are a range of angry babes to pick: from girl-power to the Powerpuff girls but « ...their popularity may not reflect a dramatic shift in our society's view of gender roles, but rather our inability to stomach female anger unless it's sugar-coated in cuteness and scored with a pervasively chirpy, non-threatening tone. » [Powerpuff Girls to the Rescue: Heather Havrilesky, Salon. Posted July 5, 2002] ---------[Gender]

D/t\P is a call to women artists to visually explore the face of [their] anger. It will make no apologies for being a call predominantly for female work. Male submissions will not be excluded from open submissions but must demonstrate that they are either a) in collaboration with a female or b) make significant comment or exploration on a visual expression of female anger beyond (what Jess Loseby) judges to be a stereotypical portrayal. It will be possible to submit work anonymously or through androgynous pseudonyms. Beyond gender, all work submitted must meet the basic requirements of thematic response and net usability to be included. »

Certes, tel qu'il est présenté, la force du projet semble de prime abord quelque peu diluée et celui-ci souffre de la comparaison avec les « Angry Women » de Re/Search. Comme si déjà la commissaire s'inclinait devant l'inévitable effet du web : esthétisation (« Can anger be beautiful? Can rage be aesthetic? ») et confort de la participation à distance - jusqu'à l'anonymat et aux jeux de rôles - plutôt qu'investissement personnel. Par ailleurs les œuvres retenues sont d'artistes établies, ce qui contredit l'appel fait dans la description du projet à la collaboration et à la participation démocratisée. Ces œuvres ressortissent pour la plupart à l'art contemporain, particulièrement la vidéo (comme entre autres les œuvres d'Annie Abrahams et de Jess Loseby elle-même), avec en plus quelques œuvres davantage textuelles (comme celles d'Anne Bray, de Lilian Cooper ou de Helen Varley Jamieson), et n'offrent pas de véritables surprises ni de véritables chocs.

Pour toutes ces raisons, l'œuvre la plus intéressante est sans doute celle d'Elisabeth Smolarz, justement parce qu'elle réussit à contrer cet effet d'esthétisation et de dilution dans le dérisoire du net tout en sachant jouer de manière experte d'une des forces de ce médium, celle de l'intimité instaurée contre et malgré la distance. Son œuvre présente une femme prenant son bain, dont on ne voit jamais le visage, et met en scène l'irruption de la violence tranquille, intime et inattendue, dans la quotidienneté la plus banale. Autres œuvres notables : celle de Juliet Davis, qui se sert avec brio et élégance des possiblités interactives du web, et celle de Maris Bustamante, pleine d'humour.




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