Rhétorique des nouvelles écritures, 13-14 avril 2000

par Sylvie Parent

INTRODUCTION

Quelques mois après Cartographies, les États généraux des nouveaux médias, un événement mis sur pied par ISEA, s’est tenu un autre colloque d’intérêt pour la communauté des arts électroniques, Rhétorique des nouvelles écritures, organisé par Louise Poissant, professeure à l’Université du Québec à Montréal et responsable du GRAM (Groupe de recherche en arts médiatiques). L’événement Cartographies réunissait davantage les producteurs, diffuseurs et artistes, et a donné l’occasion de réaliser un portrait éclairant sur les situations de création et de présentation des oeuvres produites dans ce secteur d’activités. Les invités de Rhétorique des nouvelles écritures, aussi bien chercheurs, théoriciens et artistes étaient presque tous liés au contexte de l’enseignement. Il fallait donc s’attendre à la présentation de travaux de nature académique, liés à un angle de recherche et apportant des éléments d’analyse, des réflexions critiques sur un aspect de la création et de son contexte. En ce sens, les deux événements se complétaient bien.

La mise en perspective proposée lors de la première matinée s’est orientée selon deux axes. D’un côté, Pierre Lévy et Jean-Claude Guédon ont apporté une lecture historique et anthropologique sur le cyberespace et sur la question de l’intelligence collective. Dominique-Scheffel-Dunand et Michel Sénécal, quant à eux, se sont intéressés à la remise en cause du contexte universitaire comme lieu de transmission du savoir par les nouvelles technologies de l’information, un thème d’actualité.

Pierre Lévy, un des grands penseurs actuels sur le cyberespace, que l’on avait aussi entendu à Cartographies, a fait la démonstration d’un processus évolutif de la culture et du langage, en partant du code des formes organiques de l’ADN, en passant par le système nerveux, le langage, l’écriture, l’alphabet, l’imprimerie jusqu’au cyberespace. Selon le philosophe, l’histoire de l’humanité est marquée par un progrès vers une interconnection des individus, qui mène à une intelligence et à une conscience collectives. Sa position enthousiaste, résolument positive, repose sur une vue d’ensemble, une analyse de nature purement philosophique. Jean-Claude Guédon nous a aussi entraîné dans un fascinant parcours dans le temps, en ayant recours aux thèses de Stephen Mithen exprimées dans son livre A Prehistory of the Mind, qui établissent des parallèles entre l’archéologie et le développement de l’intelligence (mind) humaine. Guédon rappelle que la complexification de l’organisation sociale a favorisé le développement d’intelligences spécialisées s’avérant plus efficaces. Plus prudent que Lévy, Guédon en vient à la conclusion que les spécialisations de l’intelligence humaine et la diversification ne garantissent pas nécessairement un perfectionnement de l’intelligence collective, chaque individu conservant une vision locale.

Dans un autre ordre d’idées, Dominique Sheffel-Dunand, professeure au département d’études françaises à l’Université de Toronto, nous a fait part de son expérience et nous a entretenu des changements profonds qui ont cours dans les universités quant à la transmission du savoir, aux rapports hiérarchiques et au discours idéologique des institutions. Des partenariats inter-institutionnels se construisent et des bases de données communes entre universités se constituent. Ces collaborations vont à l’encontre de la compétition vive que les universités se livrent entre elles pour recruter des étudiants-clients afin d’obtenir un financement accru et préserver une image de marque. Elles bousculent la conception de l’université comme une forteresse fermée. De plus, les listes de discussion et les forums remettent en question les rôles de détenteur et de récepteur du savoir. Qui plus est, la circulation du savoir permise par ces nouveaux moyens fait disparaître les frontières entre auteur, éditeur, lecteur et utilisateur. Michel Sénécal, qui oeuvre dans le domaine de l’enseignement à distance depuis de nombreuses années a, pour sa part, offert un portrait de la présence institutionnelle sur le réseau à partir de son expérience au sein de contextes géographiques et culturels divers. Selon lui, les attitudes face à l’Internet, vont du pur émerveillement à l’inquiétude et de nombreux préjugés persistent dans le milieu institutionnel. L’appartenance à un contexte géo-politique, à une culture ou à une expertise particulière ont une forte incidence sur l’approche d’un tel support. Il note la forte dominance de l’écrit et le fait que le Web demeure encore, pour les institutions universitaires, une vitrine ou un véhicule pour l’écrit et ne soit pas totalement pris en compte dans toutes ses possibilités.

Les discussions de l’après-midi concernaient les nouveaux médias dans leurs multiples dimensions. Les expertises et les intérêts variés des invités ont permis de faire le point sur divers aspects liés à la création soit la télématique, l’interactivité dans le cyberart, l’identité et le travail collectif, le multimédia interactif.

Le champ d’exploration de Roy Ascott se rapproche, par certains aspects, des thèses proposées par Lévy, soit l’identité amplifiée (extended identity) et la conscience augmentée par le cyberespace. Peut-être bien que les travaux de Roy Ascott, ainsi que ceux d’autres artistes réalisés dans le domaine des télécommunications et de la télématique, sont plus à même de produire cette rencontre entre l’art et la philosophie de Lévy, souvent critiquée pour ses visées utopistes. Roy Ascott, a proposé une confluence « humide » (moist) entre le monde « sec » (dry) de la virtualité, des pixels et le monde « mouillé » (wet) de la biologie, de la nature, réflexion issue de ses nombreuses années de recherche et de création.

Pour sa part, Anne Sauvageot s’est intéressée à la création sur le Web et a identifié quatre grands types d’oeuvres, selon le rapport qu’elles entretiennent avec les utilisateurs :
· à exploration, c’est-à-dire le parcours de lien en lien sans possibilité de transformation ;
· à contribution, dans les cas où la participation de l’usager à une incidence sur l’oeuvre ;
· à altération, lorsque le participant est invité à travailler directement sur le matériau ;
· et à alteraction, lors de participation conjointe en temps réel.

Cette intéressante étude repose sur une enquête réalisée auprès d’artistes qui, pour la plupart, travaillent en France. Elle a le mérite de faire connaître les oeuvres de plusieurs artistes français et d’apporter des éléments de réflexion à propos de la création sur le Web.

Sara Diamond, dans une présentation performative, s’est penchée sur la question des identités collectives, de la mouvance de l’identité sur le réseau et de la constitution de communautés. Elle s’est intéressé à l’émergence de nouveaux langages issus de la rapidité des échanges, de l’écriture en commun, de véhicules nouveaux comme les listes de discussion (listserv). Elle a également mis de l’avant de nombreuses initiatives d’artistes qui permettent une prise en charge du réseau par la création d’outils (software). Bref, sa communication a fait état de tentatives d’appropriation du Web par les artistes, des formes diverses que peuvent revêter l’activisme dans le domaine de la création.

Louis-Claude Paquin a présenté les fruits de ses recherches sur le cyberespace et le multimédia interactif. Sa présentation s’est attardée sur la structure spatiale du cyberespace, la position de l’usager et les effets que ces structures peuvent avoir sur l’internaute. Il a été question, en particulier, des véritables possibilités d’immersion et d’interaction dans des espaces de réalité virtuelle. Sa présentation a mis de l’avant que les univers proposés en RV permettent le plus souvent l’intégration d’un seul utilisateur et que les changements induits par la présence de l’internaute, sont encore, somme toute, forts limités si on les compare avec ceux qui surviennent lors d’expériences analogue dans le réel. Le succès relatif de telles technologies a donc été mis en évidence.

Il a été question d’écriture, du texte, de la publication, de la visualisation de l’écrit dans le cyberespace, d’une manière plus directe, lors du panel suivant. La conférence de Roger Malina, directeur de la revue Leonardo, a comparé deux manières d’opérer sur le réseau, la conquête agressive par les intérêts financiers et le commerce électronique versus la collaboration, la constitution de collectivités et de bases de données accessibles aux chercheurs et aux utilisateurs du cyberespace. Pour ce faire, il a comparé les manoeuvres de la corporation Transasia, propriétaire de Leonardo Finance, qui cherche, en poursuivant l’organisme sans but lucratif Leonardo en justice, et en menant une guerre absurde et douloureuse, à déposséder l’association de son nom acquis depuis 1967, afin de se trouver en tête de liste lors des recherches effectuées avec les engins de recherche sur Internet. Le conférencier a donné l’exemple contrastant de journaux scientifiques qui mettent à disposition les fruits de recherches réalisées dans ce secteur d’activité et donne l’accessibilité à une information archivée sur le réseau.

Pierre Robert, directeur de la revue Archée a, quant à lui, identifié un type d’expression dans le cyberespace, le gribouillis et propose qu’il constitue un archétype dans le cyberart. Supposant l’intégration de l’écriture et du mouvement, le gribouillis, caractérise plusieurs oeuvres importantes, dont celles de JODI, Sawad Brooks ou Mark Napier. Sa présentation a effectué un retour dans l’histoire de l’art et a rapproché cette tendance de la peinture gestuelle en art moderne, en faisant référence à l’automatisme et à l’expressionnisme abstrait. Le critique d’art nous a également guidé vers de nombreuses références que ce soit dans le développement de l’enfant ou celui de l’humanité. Le gribouillis correspondrait ainsi à une phase de l’évolution du cyberart autant qu’à une tendance forte dans le paysage de l’art en réseau.

La conférence de David Tomas a fait état de ses recherches dans le domaine de l’histoire des technologies. L’artiste, théoricien et professeur s’intéresse, en particulier, aux appareils qui agissent sur la vision et la transforment et, par extension, à la perception du monde et à la connaissance. Il a présenté une oeuvre récemment produite sur le Web, The Encoded Eye, the Archive and its Engine House qui traite du rapport entre image et texte, de l’expérience de lecture et qui fait allusion, d’une manière métaphorique, au cyberespace.

Hervé Fischer a offert une lecture critique de ce qu’est devenu le cyberespace et a mis en doute le désir d’universalité. Il a comparé le réseau à une tour de Babel, a insisté sur la cacophonie et l’incohérence qui ont cours sur Internet. Selon lui, il est temps de revenir à une écologie, à une ethnologie culturelle et à resegmenter cet univers. La position critique qu’il adopte repose sur de nombreuses années de production, d’enseignement, de conception d’événement et de création dans le domaine des nouvelles technologies. Fischer se penche sur les phénomènes actuels dans le milieu des nouveaux médias, avec une approche sociologique. Son livre/site, une publication diffusée exclusivement sur Internet, en transformation constante et ouverte aux commentaires des lecteurs, fait état de ses réflexions concernant les technologies de la communication et leur incidence sur l’imaginaire.

Christian Vandendorpe, auteur du livre du papyrus à l’hypertexte, dont la parution a été très remarquée, a repris la question de la transformation du support de l’écrit à travers les époques, de son origine à nos jours. L’auteur nous a entretenu de « l’ergonomie de l’hypertexte » et a présenté des contre-exemples de sites Web illustrant une incompréhension de ce nouveau support et de l’usage pouvant être fait par les lecteurs. L’auteur conclut qu’avec le temps, l’évolution du support écrit a donné plus de liberté au lecteur, en misant toujours davantagesur des repères visuels, pour faciliter l’orientation et le choix.

Enfin, le dernier panel réunissait des créateurs et acteurs engagés dans une exploration particulière dans le secteur des nouveaux médias. Il était constitué de personnalités aux intérêts très diversifiés. La sélection d’oeuvres Web commentée par Annick Bureaud a permis d’effectuer un parcours des plus captivants dans l’univers de l’art Web. À travers les oeuvres de Masaki Fujiyata, Ricardo Iglesias et Michaël Samyn, entre autres, l’auteure a su valoriser des pratiques à la fois résolument définies par leur support et caractérisée par l’inventivité. Le grand intérêt de cette conférence vient du fait que Bureaud s’attarde avant tout sur les oeuvres d’artistes et que cette étude la conduit à une réflexion sur le médium, et non l’inverse.

Dans un autre ordre d’idées, la recherche sur l’ordinateur vestimentaire de Charles Halary nous a transporté dans un monde quasi-futuriste où les ordinateurs deviennent des accessoires ou s’intègrent au vêtement. Le conférencier s’est intéressé à des recherches qui ont cours actuellement et qui élaborent de tels outils. En effet, des créateurs de mode proposent déjà de tels objets. dans leurs collections. Sa présentation souligne l’envahissement des ordinateurs dans toutes les sphères de l’existence, même les plus intimes, l’invasion toujours plus accrue de l’ordinateur dans l’espace personnel.

Ginette Daigneault nous a fait part de son expérience en tant que participante à certains événements de télécommunication et de téléprésence. Les conclusions qu’elle tire de son expérience et de celles des autres participants mettent en relief l’importance de la mise en commun, de la possibilité d’échange lors de tels événements. Selon elle, l’acte de transmission et le partage prend le dessus sur le message lui-même. C’est donc le désir de communauté, de «communion» qui agirait, non seulement comme le moteur de ces travaux mais qui contribuerait à leur signification même.

Enfin, Eduardo Kac nous a invité à faire un survol de ses multiples projets en biotélématique, soit la réalisation d’oeuvres impliquant les technologies dans leur aptitude à transformer le monde naturel, par des actes se produisant à distance grâce à des dispositifs de téléprésence. Les travaux de Kac se rapprochent de l’exploration menée par Roy Ascott, dans le domaine de la télématique et des rapports entre la nature et les technologies, conduisant à une conscience accrue des phénomènes naturels et des rapports entre l’homme et son environnement.

Pour terminer, les discussions dans la salle ont soulevé quelques questions fort intéressantes. Hervé Fischer, malgré l’admiration qu’il porte à plusieurs artistes, a exprimé une certaine déception face à l’art électronique,. Selon lui, la plupart des artistes se contentent d’explorer des outils existants et n’ont pas véritablement proposé une nouvelle esthétique. Ce à quoi a répliqué Roy Ascott, en évoquant le fait que les structures sont encore en formation et qu’un nouveau langage est en train de se construire. Pour sa part, Annick Bureaud a soutenu que les oeuvres sont là et que le cadre d’analyse de celles-ci n’est pas encore élaboré, que le discours reste à faire. Que les critiques se mettent au travail ! Bref, les débats de cette fin de colloque se sont avérés très stimulants.

En conclusion, le colloque a mis en évidence la diversité des angles de recherche et d’exploration dans le domaine de la création et des nouveaux médias. Deux axes de réflexion se dégagent particulièrement des présentations. Une vision plus idéale, relevant de la philosophie et s’attachant davantage aux grandes idées et aux concepts généraux, qui mène à voir les nouvelles technologies comme un pas de plus dans l’évolution humaine, vers une interconnection des individus, conduisant à une intelligence et une conscience collectives. Par ailleurs, cette sphère d’activités ne résiste pas aux études à caractère sociologique ou politique, tant les disparités sont grandes entre les pays industrialisés et les régions plus pauvres du globe n’ayant pas accès à ces technologies. À cela s’ajoute le fait que la conquête du cyberespace a été rapidement dominée par les intérêts commerciaux. Il s’agit donc de deux voies d’analyse parallèles auxquelles se rallient les artistes et théoriciens selon le champ d’intérêt et l’approche.

Enfin, il ne faut déplorer qu’une seule chose, c’est le public si peu nombreux à assister à ce colloque, compte tenu des invités de marque qui y ont présenté leurs travaux.

 

Liens

Pierre Lévy
Voir le texte de présentation de Pierre Lévy préparé pour le colloque Cartographies
Une entrevue avec le philosophe réalisée lors du colloque
Notes biographiques

Dominique Scheffel-Dunand
Dominique Scheffel-Dunand est professeure au département d’études françaises de l’Université de Toronto. Voir le texte « Les études françaises valorisées par les nouvelles technologies d'information et de communication » présenté par l’auteure en collaboration avec Derrick de Kerkhove lors du colloque Computing in the Humanities and Social Sciences qui s’est tenu à Toronto, les 12-13 mai 2000.

Michel Sénécal
Notes biographiques

Jean-Claude Guédon
Un entretien avec Jean-Claude Guédon réalisé par Chantal Pontbriand a été publié dans la revue Archée.
Jean-Claude Guédon, professeur au département de littérature comparée de l’Université de Montréal dirige la revue Surfaces.

Roy Ascott
Notes biographiques

Anne Sauvageot
Voir le rapport de recherche Culture visuelle et art collectif sur le Web disponible sur le réseau qui rend compte de l’étude réalisée par Anne Sauvageot et Michel Léglise pour la Délégation aux arts plastiques du Ministère de la Culture et de la Communication.

Sara Diamond
Sara Diamond est directrice artistique au département des arts visuels et informatiques et productrice exécutive en télévision au Banff Centre for the Arts.
Elle participait également au colloque Cartographies. Une entrevue a été réalisée avec elle lors de cet événement.

Louis-Claude Paquin
Louis-Claude Paquin est professeur au département de communication de l’Université du Québec à Montréal.
Notes biographiques
Site Web conçu pour le cours Rhétorique du multimédia interactif offert au baccalauréat en communication à l'université du Québec à Montréal.

Roger Malina
Voir un compte-rendu de la poursuite en justice de Leonardo.

Pierre Robert
Voir le texte de présentation au colloque publié dans la revue Archée que dirige l’auteur : L’archétype du gribouillis et sa rhétorique dans l’art électronique et le cyberart.

Hervé Fischer
Le livre/site publié par Hervé Fischer : Mythanalyse du futur.

David Tomas
David Tomas est professeur au département d’arts plastiques de l’Université du Québec à Montréal Notes biographiques
Son oeuvre The Encoded Eye, the Archive and the Engine House
Voir le commentaire sur cette oeuvre dans cette édition du Magazine.
Christian Vandendorpe
Notice biographique

Annick Bureaud
Voir une remarquable étude réalisée par l’auteure : Pour une typologie de la création sur Internet

Ginette Daigneault
notice biographique

Charles Halary
Charles Halary est professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Il collabore à la revue Cyberculture. Recherches au MIT sur l’ordinateur vestimentaire.

Eduardo Kac
Site Web de l’artiste.

 

 



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