CINQ TYPES D'ŒUVRES WEB SONORES
Commençons d'abord par regarder plus en détail quelques-unes de ces œuvres Web centrées sur le son3. On verra qu'on peut y dégager pour commencer cinq grands types d'œuvres, à savoir :
1) les œuvres "intrusives", où le son sert de fer de lance à l'envahissement ou à la prise d'assaut par l'œuvre de l'écran, et donc de l'espace, de l'auditeur/visiteur (ex. : Caution, d'Émilie Pitoiset, Who_Owns_Them_Controls de Glorious Ninth) ;
2) les œuvres "inclusives", où, au contraire, le son sert à délimiter un espace particulier sur le Web, où le visiteur est invité à entrer, soit pour se voir offrir une retraite passagère, hors du monde comme hors de la cacophonie de l'Internet (comme dans Rest Area de Nancy Tobin), soit pour entamer une exploration, avec les sons commes repères, d'un espace qui peut être la représention schématique et "sonorisée" d'un espace réel (comme New York dans Infrasonic Soundscape de Hidekazu Minami), ou encore un espace imaginaire (comme le "labyrinthe sonore" de Jean Lochard déjà mentionnée, ou, enfin, d'un espace symbolique, où les images, alliées aux sons, constituent un commentaire sur le monde ambiant (comme dans Om, de Reynald Drouhin) ;
3) les œuvres "interfaces", où les œuvres sont en fait moins des œuvres proprement dites que des instruments offerts à l'usage des auditeurs/visiteurs/musiciens (en herbe ou professionnels...) pour la possible réalisation d'œuvres à venir, ou, plus simplement, pour le plaisir d'expérimenter et de pouvoir manipuler divers sons, de produire divers effets sonores, de manière conviviale, sur son ordinateur (ainsi, sPACE, navigable music, de LAB(au), et Pianographique, de Jean-Luc Lamarque) 4;
4) les œuvres de poésie ou de littérature orale ou sonore, comme Poetic Dialogues de Yucef Merhi5, où le "littéraire" et l'expression poétique donnent lieu à une exploration sonore. Ici, le sens du poème, morcelé, abandonné à la manipulation de l'auditeur/visiteur, compte moins que le jeu de permutation des mots et des sons dans la bouche des différents interprètes, l'œuvre faisant entendre en somme moins un texte que le "grain de la voix", selon l'expression de Roland Barthes (c'est-à-dire la signifiance plutôt que le sens) ;
5) Enfin, il faut aussi compter les œuvres de synesthésie "pure", comme The Shape of Songs, de Mark Wattenberg, où les sons sont représentés visuellement - et plus ou moins arbitrairement, bien entendu - par des formes et des couleurs censées leur correspondre.
Ce qu'on peut dégager de commun dans cette brève nomenclature, c'est, dans chaque cas, le rapport étroit entre le son et le fond, et entre le son, le fond, et la forme (qui se marque d'ailleurs dans le choix de titres comme "Sounscape", "sPACE : NAVIGABLE MUSIC", "Rest Area", "Un labyrinthe sonore?", "Pianographique", "The Shape of Songs", ...). Ainsi, l'œuvre Web sonore constitue-t-elle une mise en espace, une mise en scène, du son ; et, en retour, c'est par le truchement de ce dernier - de sa production et de ses effets - que l'œuvre opère une délimitation, un découpage dans l'espace indifférencié du Web, celui de son propre espace de jeu. Le son, que ses effets soient proprement "sonores" (bruitage) ou "musicaux", est donc présenté au visiteur dans l'espace de l'œuvre, lié à un ou des "objets" numériques divers distribués sur l'écran (images, liens, etc) qui jouent le rôle de support, et mis en branle, soit par le programme de l'œuvre qui va son train, dévidant dès l'entrée ses sons et ses images, soit - le plus souvent - par le cliquage du visiteur/auditeur qui sélectionne tel ou tel lien, tel ou tel son.
PARENTHÈSE
Dans l'histoire de l'art et de la culture moderne, c'est-à-dire, en gros, depuis la fin du XIXème siècle, on peut discerner deux grands courants, à savoir d'une part, un effort d'épuration et de spécification du médium (qu'il s'agisse de la peinture, de la sculpture, etc, comme aussi de la littérature ou même du cinéma) ; et, d'autre part, une entreprise de subversion et de concaténation de tous les médiums dans le collage, le montage, l'assemblage d'objets divers, de médiums divers (mêlant par exemple la peinture et la sculpture ; ou l'assemblage d'objets et de "sons" ou de bruits, pré-enregistrés ou "produits" sur place par un "intervenant", l'auteur et/ou le spectateur, etc). Dans ces deux courants aux visées apparemment irréconciliables, on peut néanmoins reconnaître un important caractère commun : la théâtralité, c'est-à-dire soit la mise en scène (des rapports des composantes de l'œuvre entre elles, de l'œuvre avec l'espace où elle figure, de l'œuvre avec les spectateurs, enfin); soit la mise en abîme (de l'acte de création lui-même, et de l'œuvre en tant qu'œuvre, dans l'auto-réflexivité de l'œuvre avec elle-même, de l'acte de création avec lui-même, dans l'auto-référentialité de l'œuvre par rapport à son médium). Or, avec l'introduction dans l'œuvre de cette théâtralité, c'est en somme le temps qui fait irruption dans l'espace de l'œuvre. Celle-ci devient non plus un "simple" objet, mais un monde en soi. Cet aspect temporel, déjà présent bien sûr dans la narration, constitue davantage un événement dans les arts dits "visuels", donnant lieu à des types d'œuvres résolument nouveaux. Cette courte parenthèse "historique" est forcément assez schématique : elle a l'utilité pourtant de conduire à émettre une première remarque au sujet des œuvres Web sonores qui peut-être se révélera éclairante, à savoir qu'on peut rapprocher ce type d'œuvres des deux formes artistiques les plus "résolument nouvelles", l'installation et la performance, dans lesquelles on retrouve justement cette même théâtralité, mêlée d'auto-réflexivité, décrite ci-dessus.
INSTALLATIONS SONORES?
D'abord l'installation : comme chez cette dernière, les œuvres Web en général sont constituées, comme on l'a vu, d'un assemblage "d'objets" (images, liens, icônes, ou textes) disposés, mis en rapport et/ou (souvent) manipulés dans un espace/temps (qui peut lui même être mouvant et changeant) - la caractéristique des œuvres "sonores", par rapport à d'autres types d'œuvres Web, étant justement d'être "centrées sur le son", c'est-à-dire de s'attacher à mettre en scène dans un espace "virtuel" des sons, des bruits, des bruitages, comme le font dans l'espace "réel" les installations dites "sonores".
Mais, comme le remarque judicieusement Peter Szendy dans son texte Installations sonores :
"Les maux [qui guettent toute installation sonore] se ramassent dans une impossibilité : le son ne s'expose pas en tant que tel. [...] Dès lors que le son lui-même ne saurait s'exposer, ce que les installations sonores donnent à voir, ce sont : les supports fixant le son, les mécanisme produisant le son, les phénomènes physiques liés à la propagation du son."6
Mais à quoi tient donc cette "impossibilité" de mettre en scène le son en lui-même? C'est que le son n'est jamais présent dans l'œuvre : il est produit, ou reproduit. Ainsi, il faut tout de suite rectifier et dire plutôt : ce que ces œuvres mettent en scène, ce sont en fait les moyens de production, la production, ou encore la reproduction, de ces sons et de ces bruits, c'est-à-dire les "conditions de possibilité"7 de l'installation sonore elle-même.
Autre remarque : le son n'illustre rien ni ne s'illustre. En effet, une image reste toujours en rapport référentiel jusqu'à un certain point avec ce qu'elle représente (ne serait-ce qu'elle-même) dans un rapport analogique qui, une fois (dé)codé, peut devenir symbolique.8 Le son, quant à lui, s'il a pouvoir d'évocation, ne représente ni ne signifie jamais rien à proprement parler, c'est-à-dire de manière systématique. Autrement dit, la nature discrète de la musique comme du simple "bruitage" rythmé, faite d'une alternance de sons et de silences, ne les fait pas appartenir pour autant à un système de signes. Leur pouvoir d'évocation, les images qu'ils peuvent susciter à l'esprit au cours de leur écoute, ou en se retrouvant associés à des éléments visuels, ou même à des thèmes narratifs ou émotifs (comme dans une œuvre "synesthésique", ou dans la musique à programme9 par exemple), non seulement sont purement arbitraires, mais encore, contrairement au langage, ne font jamais partie d'un code - seulement, parfois d'une apparence de code, promesse d'un déchiffrage ... mais seulement promesse, occasion plutôt d'une reconnaissance, ou d'une divination, d'un partage parfois, ou d'une communion. Le son en tant que tel se situe donc toujours en-deçà - ou au-delà - du signe proprement dit : il est indice, ou rythme, ou signifiance10. L'œuvre sonore invite l'auditeur au traçage d'un parcours, de son parcours, à travers l'assemblage d'une suite de sons ou d'échantillons sonores ; le son, résonnant dans l'espace le parcourt et le mesure, ses ondes se dispersant, se répercutant et se faisant écho. Ce travail, établissant des correspondances, des réminescences, des résonances dans l'espace de l'œuvre, s'apparente ainsi à une exploration et à une délinéation d'un monde, d'un espace où le temps a sa place - d'un espace/ temps. Car le temps, comme tempo, ou scansion, est déjà bien sûr un attribut du rythme, alternance de sons et de silences. Le temps musical serait ainsi à la fois un temps-mesure (Kant), condition avec l'espace de toute expérience et un temps-durée (Bergson), c'est-à-dire le temps comme expérience, en l'occurrence une expérience esthétique. Ainsi l'écoute (d'une œuvre "sonore") permettrait de mette en rapport l'extériorité (l'espace de l'œuvre et autour de l'œuvre, son support, et l'espace de l'auditeur) et l'intériorité (du sujet dans l'expérience esthétique).
Ces équivalences et ces correspondances, à chaque fois ponctuelles, ne constituent donc pas un système de représentation à proprement parler, avec des codes, des règles, etc, sous-entendus et partagés à la fois par le créateur et le récepteur. De telles œuvres posent d'autant plus le problème de leur réception. Doit-on se fier seulement, pour chaque œuvre, au contexte de cette réception, à chaque fois unique et ponctuel, fruit d'une rencontre entre l'œuvre et le visiteur à chaque fois différente?
DES MONDES POSSIBLES
Car, visibles, audibles "seulement" parce qu'actualisées et ré-actualisées pour chaque visiteur dans un espace où elles n'ex-sistent et ne sub-sistent que virtuellement, diffusées sur un écran et regardées à distance, mais néanmoins perçues d'une manière plus souvent intime que publique, événements plutôt qu'objets, de telles œuvres, aussi ouvertes que possible, ont moins valeur de représentation ou d'imitation que de simulation ou de modélisation, et en tant que telles font plutôt l'objet d'une exploration - et souvent, d'une manipulation - que d'une interprétation au sens traditionnel du terme (c'est-à-dire au sens où l'intention d'un auteur se traduit dans une structure symbolique qu'il s'agit pour le lecteur ou le spectateur de décoder - ce qui implique toujours jusqu'à un certain point l'omniscience de l'auteur, la permanence de l'œuvre, et surtout la pré-existence d'un code symbolique, même ambigu, qui soit partagé, ou du moins dégagé, par le lecteur ou le spectateur). Les œuvres Web constituent effectivement des petits mondes, qui se déploient dans un espace-temps parallèle qui leur est propre, au sein d'un cybermonde en expansion continue, où sont mis en relation ponctuelle ou synesthésique le son, l'image et la lettre.
"Le genre canonique de la cyberculture est le monde virtuel. [...] L'ingénieur de mondes apparaît alors comme l'artiste majeur du XXIe siècle. Il pourvoit aux virtualités, architecture les espaces de communication, aménage les équipements collectifs de la cognition et de la mémoire, structure l'interaction sensori-motrice avec l'univers des données."11
L'artiste du Web crée non pas tant des représentations à la manière de l'artiste des médias traditionnels, que le lecteur ou le spectateur doit interpréter, mais plutôt des mondes possibles, que le visiteur peut actualiser. L'actualisation, plutôt que l'œuvre en soi, précède ainsi l'interprétation (au sens herméneutique du terme) - car, l'actualisation est en soi une interprétation (au sens performatif du terme). C'est ainsi que l'art Web institue (ou du moins, cherche à instituer) un certain rapport avec le spectateur/visiteur, rapport qui, en retour, constitue une avancée permettant de lire autrement les œuvres d'art en général, en favorisant davantage, par exemple, leur interconnexion que leur catégorisation ou leur hiérarchisation, et, bien sûr, l'interactivité plutôt que la réception passive.
Aussi, si on a pu dans un premier temps comparer les œuvres Web centrées sur le son à des installations sonores, il faudra néanmoins finir par remarquer que, les trois critères que Peter Szendy donne comme définition de ce type d'œuvres dans le texte déjà cité sont tous à réviser - et même à renverser carrément en leur "contraire" - si l'on veut continuer quand même à s'en inspirer pour caractériser les "installations sonores" conçues pour le Web.
Ces trois critères sont :
1) "[L]a compréhension du son comme une chose matérielle" (Peter Szendy cite ici Bill Viola), en ajoutant : ""[m]atérialité" serait peut-être, du reste, un bon terme générique pour inclure le souci des supports, des mécanismes producteurs et des phénomènes physiques de propagation du son" ;
2) "l'intégration de l'environnement et du public au sein du dispositif de l'œuvre (l'ouvrant dès lors à un certain aléa)" ;
3) "la permanence", enfin, qui permet de distinguer l'installation du concert et du happening.12
Or :
1) si la matérialité des œuvres Web existent au niveau des chips et des bits, ce n'est pas une matérialité "tangible" et "percevable" au niveau des œuvres elles-mêmes ; à ce niveau, la "matérialité" des composantes de l'œuvre Web s'efface devant leur virtualité. L'hétérogénéité des objets et des supports dans les installations "traditionnelles " contraste avec l'homogénéité des objets et des supports sur Web, tous réductibles au calcul du langage informatique 13;
2) l'interactivité certes est une des caractéristiques les plus marquées des œuvres Web, mais "l'intégration de l'environnement", quant à lui, apparaît souvent nié dans le cyberespace où ces œuvres apparaissent et on parlera plutôt d' "immersion"14 du spectateur dans un environnement, encore une fois, virtuel ;
3) enfin la "permanence" également s'évanouit dans des œuvres qui sont des actualisations, plutôt que des réalisations.
D'où le second rapprochement de l'œuvre Web sonore avec cet autre type d'œuvre qu'est la performance qui prend place, comme il a été dit plus haut, aux côtés de l'installation en tant que mode d'expression résolument moderne, l'interprète, ici, se confondant avec le spectateur/auditeur.,
En tant que telles, ces œuvres sont ainsi exemplaires entre toutes de ce que Umberto a nommé "l'œuvre en mouvement", c'est-à-dire une œuvre à la fois "ouverte" (à de multiples interprétations) et interactive, un type d'œuvre selon lui est caractéristique de l'art contemporain en général.
L'ŒUVRE OUVERTE
"Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie !"
(Isidore Ducasse, dit le comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, p: 322)
Cette "définition" du beau - l'une parmi une longue liste - par Lautréamont dans son ouvrage édité en 1869 est souvent cité (entre autres, par les surréalistes15 qui ont redécouvert cet écrivain maudit et l'on élu comme l'un de leurs précurseurs) comme une définition exemplaire de la conception du beau et de l'effet esthétique typique de l'art moderne. Il est intéressant de constater que Kant, dans la Critique du jugement, avait lui aussi offert une définition "paradoxale" du beau avec son "quadruple paradoxe du beau", une définition qui, proposée à l'orée de l'art romantique, devait éventuellement ouvrir la voie à tout l'art moderne :
1) Le beau est un plaisir désintéressé.
2) Le beau est une nécessité subjective.
3) Le beau est un universel sans concept.
4) Le beau est une finalité sans fin.
Je n'ai pas la place pour commenter en détail cette définition dont l'aspect paradoxal est d'ailleurs assez évident : je tiens surtout à attirer l'attention sur le deuxième paradoxe, qui constitue en somme, non pas l'envers, mais plutôt le corrélat de la formule que les surréalistes mettront de l'avant en parlant du "hasard objectif", une notion semblable à celle que l'on trouve déjà résumée dans la phrase de Lautréamont16. Or l'acceptation du hasard dans l'œuvre suppose l'accueil de l'imprévu, tant de la part de l'auteur que de la part de l'interprète ou du spectateur/auditeur : l'accueil, c'est-à-dire l'ouverture. Mais par ailleurs, l'accueil du "hasard objectif" dans l'oeuvre est tempérée par le sentiment de "nécessité subjective". En d'autres termes, si l'on analyse la phrase de Lautrémont, le "hasard objectif" s'y traduit par "rencontre fortuite"; la "table de dissection", quant à elle, figure le cadre de l'oeuvre; et l'adjectif "beau" - qui est depuis toujours le nom traditionnel de la valeur esthétique en tant que telle, c'est-à-dire ce qui fait qu'une oeuvre est une oeuvre - d'art - pour quelqu'un - cet adjectif ici qui commande la phrase signale d'un point d'exclamation, si on peux dire, l'apparition de la "nécessité subjective" qui fait de l'oeuvre du hasard une oeuvre d'art. C'est ainsi que le "hasard objectif" avec la "nécessité subjective" se combinent pour faire de l'oeuvre une "finalité sans fin", au sens où l'oeuvre se met à "exister" comme oeuvre sans que sa réception en soit pour autant entièrement pré-déterminée. Dès lors, en tant qu'"universel sans concept", l'oeuvre acquiert une valeur d'universalité qui lui permet de dépasser le soliloque et de s'adresser à quelqu'un - à plusieurs - au sein d'une communauté rassemblée par une intersubjectivité et jouissant de manière "désintéressée" des virtualités de l'oeuvre, plutôt que de soumettre celle-ci à une Idée platonicienne du Beau en soi, comme dans l'esthétique traditionnelle.
C'est cette tension entre ouverture et conditions d'interprétation qui selon Umberto Eco constitue la caractérisque majeure de tout l'art contemporain17. En effet, pour Eco, l'œuvre d'art de sa par nature même est toujours sujette à plusieurs interprétations - au contraire des messages univoques véhiculés par les messages et les signes courants, au contraire généralement émis et décodés dans un contexte que les interlocuteurs s'efforcent de rendre aussi transparents que possible. C'est ainsi que les œuvres d'art en général peuvent être dites ouvertes - ouvertes à des sens et des interprétations multiples - mais non pas innombrables. Mais encore, toujours selon Eco, ce qui caractérise justement les œuvres de l'époque contemporaine par rapport à celles qui les ont précédées dans l'histoire est cette même notion d'ouverture, mais d'une ouverture plus grande que jamais, et surtout d'une ouverture consciemment voulue et recherchée par l'artiste, qui fait de ces œuvres des lieux véritablement plurivoques. Car, dans les œuvres "traditionnelles", l'artiste s'autorise certes (se voit autorisé) des libertés avec le code, les canons esthétiques, qui cependant demeurent extérieurs à l'œuvre à laquelle ils préexistent : l'artiste peut en dévier seulement jusqu'à un certain point - et ses audaces rhétoriques lui seront comptées comme autant de trouvailles qui viendront enrichir le code.
Au contraire, dans l'œuvre ouverte qui est l'œuvre typique de la modernité, le "code", si l'on peut dire, est intérieur à l'œuvre. En fait, plutôt que d'un "code", il faudrait désormais parler plus modestement d'une mise en forme, à chaque fois ponctuelle, d'un sens que l'artiste entend - ou s'efforce - de communiquer : plutôt qu'une rhétorique, une poétique de la nouveauté, concernée par la structuration de l'œuvre davantage que par l'ornementation du style. Umberto Eco, quant à lui, appelle "poétique de l'Informel"18 :
"la possibilité d'une communication d'autant plus riche qu'elle est plus ouverte, résid[ant] dans un délicat équilibre, dans le minimum d'ordre compatible avec le maximum de désordre. Cet équilibre subtil marque la frontière entre le domaine où toutes les possibilités sont indistinctes et un champ de possibilités."19
La tâche du critique, comme du simple récepteur sera donc désormais de dégager ce "minimum d'ordre", c'est-à-dire les structures formelles inhérentes à l'œuvre qui sont le reflet et les résultats du projet de l'artiste, c'est-à-dire de son intention à l'origine de l'œuvre - de sa vision, de sa visée des effets à créer dans l'œuvre et chez le récepteur de cette œuvre (bien sûr le projet de l'œuvre ne correspond pas toujours au produit). Est-à-dire que l'œuvre vaut d'autant plus que l'auteur aura su en vouloir et en prévoir tous les effets, tous les possibles ? Ou plutôt que l'œuvre ouverte tirera plus exactement sa valeur de la réalisation, de la prise de conscience de cette tension entre l'informel et l'informe qu'il aura et qu'il saura (ad)mettre dans son œuvre. En somme, non seulement l'œuvre sera ouverte, mais encore l'auteur et le récepteur devront faire preuve d'une même ouverture, sensibles aux possibles de l'œuvre à faire et à accueillir.
On pourrait ainsi affirmer pour conclure que les œuvres Web, et justement les œuvres sonores, constituent un type d'œuvres plus ouvertes que jamais - de par la nature virtuelle de leur médium, décrite plus haut, et du haut degré d'interactivité qu'elles encouragent ; et qu'ainsi ces œuvres peuvent en retour nous éclairer sur le statut de l'œuvre contemporaine en général - sur ses possibilités esthétiques ... et sur ses dangers.
LA POÉTIQUE DE L'INFORMEL ET SES "DANGERS"
Car ici se repose bien sûr le problème de l'interprétation, et celui de la réception.20 Comment interprète-t-on? Traditionnellement, nous dit-on, l'on applique un code. Mais, autre paradoxe, comment peut-il y avoir un "code" individuel, inhérent à une œuvre - le terme de "code" évoquant plutôt l'idée préalable d'une communauté (c'est-à dire de conventions, de règles, d'entente, de partage)? Là réside le danger de la poétique de l'informel : celui pour l'œuvre de tomber dans l'informe, et pour l'artiste (et le récepteur), dans le soliloque (ou l'autisme). Dès lors :
"Même dans l'affirmation d'un art de la vitalité, de l'action, du geste, de la matière troimphante, du hasard, il s'établit donc encore une dialectique entre l'œuvre et "l'ouverture" de ses "lectures". Une œuvre est ouverte aussi longtemps qu'elle reste une œuvre. Au delà, l'ouverture s'identifie au bruit.
Déterminer ce "seuil" n'est pas du domaine de l'esthétique : c'est la réflexion critique qui, à propos de chaque [oeuvre], établit dans quelle mesure les diverses possibilités d'interprétation (l'"ouverture") sont intentionnellement rangées dans un champ qui oriente la lecture et dirige les choix. Alors le message a valeur de communication, au lieu de se réduire à un dialogue absurde entre un signal qui n'est plus que bruit, et une réception qui n'est plus que délire solipsiste."21
On pourrait peut-être voir dans l'écran de l'ordinateur, qui joue (forcément) le rôle de cadre en même temps que de support et de présentoir pour toute œuvre Web, une première possibilité pour de telles œuvres de contrer le danger de l'informe - ainsi, ces œuvres, tout comme l'installation (tout comme toute œuvre en somme), "comporterait [au contraire de l'exposition] un principe de clôture, même si celle-ci est débordée par l'accueil au sein de l'œuvre des variations aléatoires du contexte."22 Umberto Eco dit la même chose, encore que de manière beaucoup plus générale, quand il explique que ce qui distingue le signal du simple bruit, c'est (dans le premier cas) une intention, pour affirmer ensuite qu' "il suffit de transposer une toile à sac dans un cadre pour "marquer" une matière brute comme artefact. Mais ici interviennent les diverses modalités de cette marque et la force des suggestions faites par rapport à la liberté du spectateur."23
Toutes ces considérations nous conduisent à une conception pragmatique de l'interprétation, non loin de celle que Wittgenstein (le "second" Wittgenstein) a mis de l'avant pour l'analyse du langage, et plus largement, celle de la "culture": une analyse contextuelle, et non plus déconstructive, des faits et des comportements, des "jeux de langage"24 utilisés dans des "formes de vie", plutôt que des composantes (et de leur référence) du discours en lui-même. Déjà, dans le Tractatus, Wittgenstein soutenait que "le monde est composé de faits et non pas de choses". De faits, c'est-à-dire, entre autres, d'activités, culturelles, sociales, qui ne peuvent être comprises et interprétées que par rapport à leur contexte (d'énonciation ou d'action, ce que Wittgenstein appelle les "formes de vie").
CONCLUSION
Les œuvres d'art Web certes ne sont que des sites parmi d'autres dans le cyberespace. Mais l'abondance et la démultiplication des sites ne signifient pas pour autant que le cyberespace soit un lieu d'éparpillement sans fin ni limite, où tout co-existerait simultanément et où le visiteur serait sans cesse défait par la démultiplication des signes le bombardant en vrac et sans discernement; plutôt, le cyberespace est en fait un réseau - une toile - que le visiteur apprend à parcourir, à explorer et à jalonner de ses repères. En effet, si les œuvres d'art conçues pour ce nouvel espace "parallèle", virtuel, tentaculaire, qu'est le Web, s'attachent toutes à leur manière à en explorer la nature et à en révéler les possibilités en même temps que les limites, la spécificité de ce nouveau médium du Web confère en retour à ces œuvres un statut particulier. Cette spécificité peut se résumer en quelques mots : virtualité, interactivité, mouvance... un lieu, en somme, où "le centre est partout et la circonférence nulle part", pour reprendre une formule connue. Dans ce réseau, les œuvres d'art Web constituent donc en quelque sorte une mise en abîme de ce processus d'exploration et d'appropriation, finissant par faire "sens" - même précaire, même limité - pour un visiteur et même, idéalement, pour plusieurs, faisant ainsi surgir une communauté, c'est-à-dire une sorte d'entente, de communication et de consensus, même éphémère, une "forme de vie". Les règles d'énonciation et d'interprétation qui président à cette entente ne lui préexiste pas : elles sont à chaque fois à remettre en question et à redécouvrir.
"Contrairement aux successeurs de Platon, qui voulaient retrouver l'ordre derrière le désordre apparent, il [s'agit] maintement de renverser la proposition: la science du désordre retrouve le désordre réel derrière l'ordre apparent. [...] Dans le nouveau concept de "son comme processus" (non plus l'objet trouvé de naguère) se disloquent des notions telles que celles de matériau, de structure ou de forme."25
La théorie du chaos ainsi nous l'apprend, ou plutôt nous le prouve: l'ordre n'est qu'un état qui s'instaure - pour un temps - dans le désordre. Mais cet état - même passager - suffit à faire des mondes. Et ce petit monde qu'est l'œuvre d'art Web peut ainsi finir par rassembler autour de soi une communauté.
C'est ainsi que les œuvres d'art Web centrées sur le son peuvent être vues comme autant d'encouragements, pour le visiteur/auditeur, à favoriser davantage une prise en compte contextuelle de l'œuvre où le visiteur/auditeur lui-même doit s'inclure, plutôt qu'un simple décodage. Dès lors, on peut être en droit de soutenir que les œuvres Web sonores, plus particulièrement, sont entre toutes exemplaires pour qui tente d'établir ce qu'on pourrait appeler une esthétique de l'actualisation plutôt que de la représentation. De telles œuvres seraient ainsi moins le résultat d'une exemplification symbolique ou l'équivalent d'une structure (close sur elle-même), suivant une conception de l'œuvre d'art assez typique de la période "moderniste"26, mais plutôt le jeu d'un processus, c'est-à-dire d'une émergence - non-permanente - qui est le fruit d'une actualisation dans un contexte interactif.
Roland Barthes (avec Roland Havas) (1976), "Écoute", et (1964), "Rhétorique de l'image", in L'obvie et l'obtus, Essais critiques III, Ed. Du Seuil, Paris, 1982.
Isidore Ducasse, a.k.a. comte de Lautréamont (1869), Les Chants de Maldoror, Le Livre de poche, Paris, 1963.