Yucef Merhi
Poetic Dialogues
Mars 2002
Trois visages occupent l'espace de la page et font entendre une parole fracturée et réorganisée par le hasard.
On appuie sur le bouton, l'écran de gauche s'anime et la première séquence commence. Une personne, captée par une caméra vidéo, nous regarde et s'adresse à nous; elle articule à voix haute un vers et, pour le moment, on pourrait croire qu'il s'agit d'un énoncé autonome. Mais une fois la séquence terminée, l'écran du centre se dégèle. Une autre personne scande ce qui devient manifestement la suite du premier vers. Puis l'instantané vidéo continue sur le troisième écran. Là l'action n'est pas différente: une personne prend la parole, toujours en nous destinant son dire par un regard soutenu. La page redevient fixe et il faudra appuyer sur le bouton pour déclencher un nouvel instantané vidéo, qui sera également constitué de trois séquences pour un poème.
Chaque poème est le résultat d'un processus aléatoire. En effet, toutes les séquences d'un écran peuvent être combinées, selon un choix effectué par le programme informatique, avec toutes les séquences des autres écrans. Il y a trois séries de séquences, chacune étant circonscrite à une position parmi les trois positions possibles. Évidemment, l'auteur ne peut pas mettre des mots ensembles n'importe comment et dire : voici une phrase, poétique ou non. Aussi la succession des séquences a-t-elle un ordre qui ne varie pas; les poèmes comportent une protase en introduction et sont clos par une apodose, et le relais des récitations se fait toujours, sur la page, de gauche à droite.
Le mode aléatoire de la production des poèmes constitue l'une des principales tensions de l'oeuvre. Les autres tensions résident dans la poésie comme telle et dans la fragmentation de l'espace et de la parole.
Aucun travail n'a été fait sur les composantes visuelles de Poetic Dialogues. Les personnes ont été filmés simplement et leur jeu n'a pas été dirigé. La mise en scène est, à proprement parler, inexistante. La présentation sur la page, par le dénuement du style et par la restriction des moyens, ne produit aucun gain de signification aux poèmes. Les moyens servent uniquement à véhiculer les vers. L'aspect visuel de l'oeuvre est donc partiellement subordonné au dire.
Partiellement, car Poetic Dialogues est aussi une série de portraits instantanés, naturalistes et sobres. Une galerie, un poste d'observation sur des gens inconnus, pris tels qu'ils sont dans leur quotidien. Il n'y a pas de hiérarchie dans leur apparition, et leur subjectivité est effacée au profit du dire.
Par ailleurs, s'il y a de la musique dans cette oeuvre, c'est dans le timbre des voix, dans le débit des déclamations et, partant, dans la prosodie des vers, perçue en tant que «musicalité». Pour être réceptif à l'élément accoustique d'une telle oeuvre qui ne comporte ni musique ni travail sur le son, nous devons nous soumettre à une vision du monde où tout est ramené à un seul et même plan. Dans une notice servant d'introduction à son travail, l'artiste s'explique: «I believe that poetry transforms objects into art, in the same way that it converts noise into music [Je crois que la poésie transforme les objets en art, de la même manière qu'elle change le bruit en musique].» Ce serait donc ici le «bruit» des déclamations qui, par la poésie inhérentes aux déclamations, se donnerait et devrait être pris pour de la musique.
Enfin, si ce travail oulipien peut être qualifié de ludique - les combinaisons sont fortuites, l'auteur affirme que la poésie fait un bon tableau de tout objet -, il faut entendre les poèmes pour voir en quoi ce travail renferme surtout les images d'une dissolution générale.
P.L.
Émilie Pitoiset
Caution
Août 2001
L'œuvre d'Émilie Pitoiset n'offre pas à l'utilisateur un espace d'expérimentation et de création sonore interactif, bien au contraire, c'est l'artiste qui s'approprie l'espace personnel du visiteur. Ce dernier est averti que l'expérience risque d'être douloureuse : « Caution, EAR PROTECTION REQUIRED ».
Son brutal par excellence, le larsen retenti, crisse, s'immisce dans nos oreilles et nous n'avons qu'une hâte, c'est le faire taire. En plus de cette agression sonore, de multiples fenêtres s'ouvrent et se ferment, courent sur l'écran, et rien n'y fait, le larsen se propage et dévaste tout.
L'utilisateur n'a soudain plus aucun contrôle sur l'interface, le navigateur, ni aucune application. Privé d'interactivité et de toute possibilité de dialogue avec son ordinateur, il ne lui reste qu'à attendre que l'œuvre finisse par s'étouffer elle-même. Une fois « plantée », nous restons fébrile un instant, et en définitive, nous ne sommes pas vraiment sûr que cette expérience sonore et visuelle n'ait laissé indemne notre système. Un redémarrage s'impose, au cas où le « virus-larsen » ne soit pas tout à fait mort...
La démarche d'Emilie Pitoiset est pour le moins radicale et significative d'une attitude iconoclaste de certains artistes du réseau qui prennent littéralement en otage les systèmes de navigation comme l'a également fait Jodi avec son projet OSS.
Caution place l'utilisateur dans une position très délicate, voire désagréable, étant donné qu'elle s'approprie le contrôle absolu de l'ordinateur et ne renvoie à l'utilisateur que l'image d'un bogue significatif de son système. Par cette démarche, l'artiste s'attaque directement à la machine et la pousse à l'accident, un accident informatique semblable à l'accident sonore que représente le larsen. Si un larsen est effectivement un « accident », il est également un mouvement sonore perpétuel, mouvement auquel fait écho la multiplication de pop-ups et d'objets visuels incontrôlables. La production volontaire de larsens comporte le risque d'implosion des enceintes qui les émettent, et c'est bien ce que tout utilisateur finit par craindre, pris malgré lui dans ce système infernal.
Est-ce à dire que l'artiste se place implicitement dans une position dominatrice sur nos systèmes informatiques, et finalement sur nous-même ? Peut-être que sa démarche n'est pas à ce point extrémiste, mais Caution nous rappelle que notre société, désormais hyper-informatisée, n'est pas si fiable que ce que nous sommes amenés à le croire. L'artiste, telle un « hacker », pirate en un rien de temps nos ordinateurs, dans lesquels nous plaçons pourtant une confiance aveugle et quotidienne. La critique semble alors justifiée puisque nous demeurons impuissants face à cette agression. Si l'informatique règne désormais sur nos vies, il n'en reste pas moins que certains, forts de leurs connaissances du réseau et des langages, peuvent comme Caution, dévaster et pirater n'importe quelle machine.
Mais rassurons-nous, même si cette œuvre provoque en nous quelques inquiétudes momentanées, elle n'en reste pas moins inoffensive. L'inquiétude, justement, et le sentiment d'agression que peut ressentir l'utilisateur sont des sentiments que l'artiste utilise pour nous mettre face à cette évidence : nous utilisons tous des ordinateurs, et ce quotidiennement, mais nous ne sommes pourtant pas encore à l'aise avec les codes et les langages qui les régissent. Il suffit qu'un incident (un accident) survienne et nous voilà désarmés face à un écran récalcitrant, un clavier qui s'entête ou une machine qui refuse d'obtempérer. L'informatique est certes source de grands progrès, mais également de craintes et d'incertitudes. Pour preuve, nous pouvons nous rappeler du doute et de l'appréhension qu'a causé le passage à l'an 2000. Nous n'étions finalement pas à l'abri d'un bogue généralisé... Et celui que provoque Émilie Pitoiset nous laisse alors penser que la suprématie de la machine reste tout de même un phénomène dont il faut se préoccuper, et dont il faut surtout se méfier.
C.P.
Martin Wattenberg
The Shape of Songs
Juin 2001
La musique est indéniablement un élément fondamental de l'expérience Web. Il s'agit d'un des objets Web les plus convoités, un centre d'intérêt et une source de désir qui tire du fétichisme. Peut importe dans quelle tranchée du cyberespace nous nous positionnons, le fait est que nous avons empêtré cette musique dans un imbroglio ; au milieu de notre chasse et poussés par notre soif peut-être sommes-nous en train de perdre le fils de son potentiel immense.
Sans prétention ni violence Martin Wattenberg pose une question simple et d'apparence innocente : " De quoi la musique à-t-elle l'air ? " The Shape of Songs propose une opportunité d'arrêter la fiévreuse ruée en retournant à la source et en posant un regard derrière le rideau de la musique Web pour en extraire les qualités essentielles d'abstraction et de transparence.
Par le biais d'un logiciel conçu à cet effet, des partitions transposées en fichier midi sont disséquées en structures et en designs de base. Tous les style musicaux disponibles sur Internet peuvent être visualisés, " des structure profondes de Bach aux beautés cristallines de Philip Glass " (Wattenberg). Le dessin qui en résulte tient compte de toutes les pistes et une interprétation de la pièce, jouée par un humain sur synthétiseur, peut-être écoutée. Les dessins sont faits d'arcs statiques qui résultent des mouvements dans chaque pièce. Cette simplification choque d'abord en ce qui a trait à la façon dont la musique est rendue disponible sur Internet. Prenant en compte les formes et les couleurs sous lesquelles la musique est présentée sur le Net, bien que sa gratuité d'accès soit de plus en plus limité, The Shape of Songs excite peu, au point de devenir désarmant, de rendre perplexe.
Les arcs d'un bleu-gris pâle restent neutres et discrets, prismatiques. Bien que leur caractère soit fonctionnel en ce qu'ils marquent le squelette d'une partition midi, ils revêtent aussi le rôle de métaphore : l'arche, le seuil par lequel notre perception peut passer. Ils sont autant de cordes qui vibrent au son d'une voix différente et voilée de la même musique.
Parlant de " la méthode derrière " le projet, l'artiste dit : " Les diagrammes dans The Shape of Songs présentent la forme musicale comme une séquence d'arcs translucides. Chaque arc relie deux passages identiques répétés dans une composition. En utilisant les passages répétés comme marqueurs, le diagramme illustre la structure profonde de la composition. "
Avec ce projet qui aborde l'idée de voir la musique (donc aussi d'entendre un dessin) et de toucher, Wattenberg touche à la notion de synesthésie dans l'œuvre d'art de même que sur l'Internet comme média, comme l'ont été considérés l'opéra et le cinéma.
En révélant le rythme et les motifs d'une pièce en fichier midi, l'artiste démontre le potentiel d'accessibilité et d'interactivité en création. Il fait tomber le masque baroque de la musique sur le Web et lui rend sa grâce intrinsèque. Opérant sur les récentes maladies de la musique, comme un chirurgien de l'oreille et de l'œil, The Shape of Songs démêle l'écheveau de la musique sur le Web en lui appliquant un ordre différent et nouveau. Le logiciel devient un outil d'analyse, l'instrument du logos lui servant à coudre et à découdre des liens numériques.
R.D.
[the user]
Silophone
Juin 2000
-Son
-Architecture
-Art interactif
-Environnements connexes
-Musique concrète
L'architecture est féconde en sons, en réverbérations et en échos
qui proviennent de notre environnement. Silophone, du collectif [the
user], transforme une structure industrielle emblématique de
Montréal, le Silo #5, en instrument musical interactif. Situé dans le
Vieux-Port de Montréal, le silo désaffecté fait partie d'un ensemble
d'architectures industrielles bordant la route maritime du
Saint-Laurent et qui sont liées à des réseaux de chemins de fer à
travers le continent. Caverneux et s'inscrivant à l'intérieur des
développements urbains modernes, les silos qui servaient autrefois à
l'entreposage du grain, ont été fermés et sont vides depuis 1996. Ils
sont aussi devenus célèbres, ayant été décrits par Le Corbusier
comme des "chefs-d'œuvre d'architecture moderne".1 Le projet
Silophone agit comme médiateur entre le silo et le public, invitant ce
dernier à transmettre par courriel ou par téléphone des sons uniques
(ou de choisir parmi une série de fichiers numériques archivés) qui
seront joués dans le ventre de la structure inoccupée. Les sons qui
en émanent sont ainsi transformés par l'architecture et retransmis
via le site Web.
L'espace joue un rôle cathartique dans la production de l'art sonore.
Comme le remarque Achim Wollscheid, aujourd'hui, "[...] l'espace,
avec son regroupement de producteurs de son, d'auditeurs et
d'objets produisant du son, devient l'INSTRUMENT".2 Certaines
œuvres, comme "4'33" de John Cage (quatre minutes trente-trois
secondes de "silence"), ont accentué notre sensibilité envers les
environnements acoustiques dans lesquels nous écoutons. Silophone,
bien qu'elle soit une intervention faite en collaboration et nourrie par
plusieurs "joueurs" à travers la planète, aborde la constitution de
l'architecture qui nous entoure. Comme nous le rappelle Giancarlo
Toniutti, "le son comme phénomène fait donc partie de l'espace,
puisqu'il ne peut exister que dans l'espace".3 Les racines d'un projet
comme celui-ci remontent au mouvement de Musique concrète du
Paris des années 1950 et 1960. Les musiciens (ou artistes sonores)
associés à la Musique concrète (Pierre Schaeffer, Michel Chion,
Pierre Henry, Bernard Parmegiani, entre autres) se concentraient sur
la substance même de la réalité "concrète", c'est-à-dire dire le
paysage sonore et le bruit, en insistant sur les complexités
frénétiques de la vie urbaine, et la rue comme lieu d'"ambiance". Les
compositeurs de Musique concrète s'intéressaient vivement à créer
de la musique en utilisant les appareils qu'offrait la technologie
d'enregistrement de l'époque (bande magnétique, disques pour le
phonographe, etc.). Brandon LaBelle écrit :
"À partir d'ici, de ce
point concret, la composition musicale prend forme par le biais d'un
intérêt réflexif pour la matérialité même du médium d'enregistrement. La matérialité n'est jamais absente de ce que nous entendons - elle refait constamment surface dans les compositions."
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