dossier
COMME DES PANTINS ÉLECTRONIQUES DANS UN THÉÂTRE D'OMBRES…
OU LA FACE CACHÉE DU NET
Il y a un usage réel du Net et puis il y a l'imaginaire qu'il a fait naître, ou qui l'a fait naître.
Les deux ne sont pas toujours synchrones.
Alors que les zélateurs du web 2.0 se font beaucoup entendre, que les multinationales des médias ont largement investi dans ce domaine, il serait peut-être temps de faire le point sur l'écart vertigineux qui s'est creusé entre les pratiques actuelles de consultation, certes décomplexées, et les espoirs, les rêveries, les utopies qui ont accompagné depuis presque un demi-siècle l'établissement des réseaux connus aujourd'hui sous le nom d'Internet.
Pour ce qui concerne l'usage réel du Net, on pourra chercher dans les statistiques de sites comme Le journal du Net, ou Internet World Stats, et l'on aura un aperçu des pratiques de connexion dans le monde. Si l'on devait s'en tenir à ces données, le Net serait une synthèse du téléphone, du courrier, du pigeon voyageur, de la presse écrite, de la télévision, de l'agence matrimoniale, du trader, du casino, de Madame Irma et de tout un tas de services utiles et inutiles, le plus souvent inutiles d'ailleurs, comme la mise en ligne de la vidéo où bébé boit l'eau mousseuse de sa baignoire !
Comment alors pourrait-on expliquer toutes les métaphores liées au voyage pour parler du Net, comme s'il s'agissait d'un autre pays, d'un autre monde ?
Comment comprendre le nombre élevé de vocables empruntés au domaine de la magie, de la religion, du surnaturel, tels que « magic », « wizzard », « evil », pour désigner de tout simples logiciels ?
Le Net n'est-il pas un peu plus qu'une fusion de réseaux ? Sa perception n'excède-t-elle pas notoirement le fait social, dans l'imaginaire ?
Avant de tenter de répondre à ces questions, nous devrions d'abord nous interroger sur l'image numérique elle-même, sur ce que nous voyons dans un écran.
Aujourd'hui où la puissance des ordinateurs, et subsidiairement celle des réseaux, nous permet d'avoir un affichage graphique de haute qualité, nous pouvons oublier comme l'image perçue sur notre écran n'est que le résultat d'une suite de calculs et d'instructions données via la mémoire centrale de l'ordinateur. Chaque pixel perçu est le résultat d'une addition d'algorithmes.
C'est toute la différence avec l'image analogique, que l'on développe à la sortie de bains révélateurs, après l'avoir captée avec un appareil photographique. L'image analogique est la preuve d'un état du monde avéré.
Comme l'écrivait Roland Barthes dans La chambre claire : « ça a été »1. Pour peu que le personnage pris en photo nous soit proche, la photographie peut provoquer en nous ce « satori où les mots défaillent, évidence rare, peut-être unique du « Ainsi, oui, ainsi, et rien de plus »2.
L'image numérique, même si elle reproduit une image analogique, ne sera jamais de cet ordre. Elle n'arrache pas une part matérielle du passé, que nous pouvons presque saisir entre nos mains, comme une preuve tangible, plus fiable encore qu'un arbre généalogique. Elle ne risque jamais d'installer ce hiatus temporel que nous pouvons ressentir à la vision de vieux films dont les acteurs nous charment et sont tous morts depuis longtemps. L'image numérique ne nous met pas au contact du « ça a été ». Elle s'inscrit au contraire dans un en deçà de l'être-là. Ce que nous voyons sur notre écran affleure à peine à sa surface, et va disparaître bientôt. Le calcul qui a fait naître ce pixel, comment pouvons-nous être sûr qu'il sera reproduit fidèlement, de manière orthographique ?
L'image numérique, c'est ce moment infinitésimal où nous percevons des formes, des couleurs, des mouvements, où nous lisons des textes, sans la moindre assurance de pouvoir nous reposer dessus. Une tension asymptotique du visible vers l'image, qui ne parvient jamais tout à fait à nous convaincre, à nous permettre d'inscrire dans la durée ce que nous sommes en train de voir.
L'en deçà qui est inhérent à l'image numérique, certainement essayons-nous de le pallier, par des projections mentales. En tissant des réseaux, qui finissent par renouveler le concept de communautés, en essayant par de très nombreux moyens de construire un patrimoine numérique, en transgressant la loi, la coutume et jusqu'à l'usage typographique, un travail collectif peut s'observer, qui part d'une pratique sociale pour construire un objet culturel .
LE CORPS RÉEL POURRAIT-IL SE LEVER ?
« …les Danaïdes de l'invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l'espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement: « J'écoute »; les servantes toujours irritées du mystère, les ombrageuses prêtresses de l'invisible, les demoiselles du téléphone ! Et aussitôt que notre appel a retenti, dans la nuit pleine d'apparitions sur laquelle nos oreilles s'ouvrent seules, un bruit léger - un bruit abstrait - celui de la distance supprimée - et la voix de l'être cher s'adresse à nous. C'est lui, c'est sa voix qui nous parle, qui est là. Mais comme elle est loin ! Que de fois je n'ai pu l'écouter sans angoisse, comme si devant cette impossibilité de voir, avant de longues heures de voyage, celle dont la voix était si près de mon oreille, je sentais mieux ce qu'il y a de décevant dans l'apparence du rapprochement le plus doux, et à quelle distance nous pouvons être des personnes aimées au moment où il semble que nous n'aurions qu'à étendre la main pour les retenir. Présence réelle que cette voix si proche - dans la séparation effective ! Mais anticipation aussi d'une séparation éternelle ! »
Marcel Proust, Le côté de Guermantes, tome 1. Paris, Éditions Gallimard. (en ligne)
Dans le tome I du Côté de Guermantes, paru en 1920, Marcel Proust pouvait encore s'émerveiller de la présence à distance que le dialogue téléphonique inaugurait.
En ce XX° siècle naissant, il n'était pas encore interdit de comparer les opératrices du téléphone à des Parques, des Danaïdes, des Furies, comme il le fait à plusieurs reprises dans À la recherche du temps perdu.
A sa façon, il inaugurait une riche production intellectuelle et artistique sur la notion de présence à distance. Il entrevoyait également que le réseau immatériel tissé par deux voix se parlant à distance créait un pont entre les êtres, au-dessus d'une terra incognita floue, effrayante, qui évoque pour lui la « séparation éternelle » mais qui sera métaphorisée par ailleurs d'une toute autre façon.
Depuis, les œuvres s'appuyant sur ce dispositif se sont succédées.
Pour prendre seulement l'exemple de l'installation Hole-in-Space (1980), de Kit Galloway et Sherrie Rabinowitz, au cours de laquelle un écran cathodique était installé dans une rue de New York, tandis qu'un autre l'était dans une rue de Los Angeles, tous deux reliés par caméra et micro en temps réel, on peut remarquer que ce qui émerge d'un réseau, ce n'est pas seulement la réunion, le lien tissé, mais aussi le vide dessiné alentour. Le réseau met autant l'accent sur la présence dans l'absence, que sur l'absence dans la présence.
Dans l'article de Allucquère Rosanne Stone, « Le corps réel pourrait-il se lever ? »3, l'expérience des premiers réseaux télématiques est resituée dans son époque d'origine, la fin des années 70, et dans son environnement si propice aux utopies technico-philosophiques, le nord de la Californie.
Les premiers membres de réseaux télématiques étaient des aventuriers, souvent étudiants ou professeurs dans les nombreuses universités autour de Palo Alto, qui possédaient les premiers ordinateurs personnels, et qui se cotisaient pour acheter un serveur télématique. Ce sont eux qui les premiers ont donné une réalité à la notion de réseau électronique. Eux qui ont commencé à entrevoir ce que pourrait être l'Internet.
L'une de ces premières communautés, reliée par un serveur télématique, s'appelait « Communytree » et avait pour objet l'étude des nouvelles religions - formant cette nébuleuse appelée le new age. La profession de foi de cette communauté ne faisait certes pas dans la modestie, qui affirmait : « Nous sommes comme des dieux, autant ne pas bâcler le travail » 4 ! Mais, contrairement à ce que l'hypersensibilité de Marcel Proust pouvait lui souffler, les membres de cette communauté ne voyaient pas la distance entre eux, et l'immatérialité de leur réseau, comme le préambule à la séparation éternelle. Tout au contraire.
Ce que Allucquère Rosanne Stone souligne dans son article, c'est justement la transposition quasi instantanée et unanime entre ce réseau immatériel et une expérience de vie sociale avérée. Ceux qui faisaient partie de ce réseau avaient l'impression de participer à une « nouvelle forme d'expérimentation sociale »5. Pourquoi ?
La réponse à cette question est connue, donnée par William Gibson avec cette célèbre formule : « Le Net est une hallucination consensuelle ».
Dans son roman Neuromancien6, paru en 1984, il décrit un univers de hackers, de contrebandiers, de performers, qui luttent en un brouillard existentiel, pour trouver de nouvelles façons de vivre leur corps dans un univers saturé de technique informationnelle. Le sujet de Neuromancien, c'est exactement cela : comment vivre la présence -irréfutable - du corps, alors que des techniques toujours plus efficaces permettent de le projeter à distance.
Si Case, le héros de Neuromancien, a toujours un corps, il ne le considère que comme « viande », support de l'esprit qui peut remonter les réseaux informatiques, et vivre sa vraie vie. L'étape suivante sera la décorporisation.
Ce que Case et les autres personnages de Neuromancien indiquent dépasse de loin le cadre d'un roman de science-fiction, et c'est pourquoi l'œuvre aura une telle postérité. Il ne s'agit de rien d'autre que de rendre lisible ce que l'on pourrait appeler un « messianisme technologique ». Nous y reviendrons.
Ces riches années 80, qui voyaient se consolider un imaginaire autour des réseaux, bientôt appelé Internet, sont si fortement marquées par l'influence des travaux de Marshal McLuhan7, qu'on ne peut pas les passer sous silence.
Avec son fameux mantra « le médium, c'est le message » ("The medium is the message"), il oriente toute la pensée et la construction fantasmatique de cette époque. Imaginer, comme dans Neuromancien, que des réseaux à distance puissent devenir des lieux de vie, et que leur imaginaire puisse influencer la pensée du corps, l'érotisme et jusqu'à la vie sociale, puissent même faire naître de nouvelles religions, fondées sur le dépassement du corps par la technologie, c'est à quoi aboutiront certains théoriciens du post-modernisme et des Gender Studies comme Donna Haraway dans son fameux Manifeste Cyborg.
La série de films à succès The Matrix, avec sa spiritualité syncrétique, peut être vue comme l'aboutissement de ce courant mcluhannien, qui a débuté dans les années 60, puis s'est appuyé sur les progrès techniques pour se sédimenter.
Aujourd'hui, pourtant, les journalistes de Newsweek, Steven Levy et Brad Stone, dans un article consacré au web 2.0, peuvent conclure : « Le cyberspace était un endroit lointain.
La Toile, c'est chez nous »8. Comme une façon de tirer un trait sur un imaginaire cyberpunk, fortement lié aux balbutiements de la technique et à tout ce que l'imagination demandait de compléter, le constat fait par ces deux journalistes prend acte de ce que les réseaux sont aujourd'hui : une interface colorée, pratique, fluide, qui est entrée dans la vie de tous les jours comme une évidence.
LA VIE REDOUBLÉE ?
Est-ce que pour autant le web est devenu le coin de la rue ?
La vie sociale intense, promise par des sites comme Youtube, Flickr, et autres MySpace et Wikipedia pourrait le laisser penser. Le Net serait donc cette simple réunion de réseaux, qui permettrait d'échanger des contenus, des savoirs, de vivre une sociabilité alternative, dans une sorte de monde rêvé, sans contrainte, sans le hideux pouvoir de l'argent.
Un monde idéal ? L'empressement des hérauts de cet Eden de pacotille à nous le faire croire suffirait à introduire le doute…
Si l'on examine un jeu comme Second Life, on pourra dans un premier temps le considérer comme une synthèse entre l'imaginaire lié historiquement aux réseaux - le cyber-espace comme lieu propice aux expérimentations les plus extrêmes, u-topie superlative - et l'état de maturité technique que nous connaissons aujourd'hui.
Comme dans Neuromancien, comme dans The Matrix, le réseau devient davantage qu'un lien tissé entre des serveurs, le réseau dessine un nouveau monde. Pour paraphraser McLuhan, « le media est le milieu ».
Ce qui était en germe dans ces années 80 expérimentales, ce concept si peu clair de « réalité virtuelle » est devenu la banalité du XXI° siècle naissant.
Dans Second Life, toutefois, on remarquera comme l'utopie se teinte fortement de consumérisme : si le téléchargement du jeu est gratuit, le joueur est très vite conscient que sans débourser au moins le prix de la carte Premium, soit 9.9 euros par mois, il ne pourra guère être autre chose qu'un passant.
Cette seconde vie promise par le jeu, qui aurait lieu dans un second monde, n'est en rien allégée des contingences pécuniaires - facturées en Linden dollars - de la première !
La seule promesse tenue, c'est celle de transgresser gentiment l'interdit d'être son propre géniteur, en bricolant son avatar.
Ce second monde, qui tend de plus en plus à ressembler au premier, puisque Second Life est désormais pourvu de cabinets d'avocats, de concerts, de mouvements politiques - et pourquoi pas, un jour, d'un messie ! prenons-en le pari - ne tient pas longtemps à l'analyse, quand on en lit le blog officiel, où éclate une forme de supercherie.
La seule chose que pourra nous faire admettre un jeu comme Second Life, c'est que l'imaginaire lié au Net a évolué : alors qu'il était perçu, dans notre théâtre intérieur, comme un lieu de passage et d'expérimentation, il est devenu aussi territoire de l'accumulation, et subséquemment de la dissimulation.
Le fait que des serveurs puissent contenir une ressource modifiable, voilà qui n'avait certainement pas été prévu par Marcel Proust ! Le vivre-réseau ne serait plus seulement cet instant au-dessus du vide où deux être se connectent, sans que leur corps soit mis en présence, il serait également échange de données, dialogue avec une mémoire externe, construction d'un patrimoine numérique.
Si le Net est un autre monde, sûr et tangible, au sens où l'on pourrait y accumuler des biens immatériels, comment le vit-on ?
L'exemple des nombreux sites (souvent américains) destinés à garder une trace de nos chers disparus est une forme de réponse.
Celui-ci, par exemple, christianmemorials.com (Mémoriaux chrétiens), semble organisé rigoureusement comme un mémorial matériel9.
La photo du défunt, une courte biographie, les témoignages des proches, des prières, une musique même, qui serait comme le chant éternel des sirènes attirant le malheureux vers les abysses, rien n'y manque, et même la possibilité pour le visiteur de laisser plus qu'une trace dans le compteur de visites : une bougie, une fleur, que l'on voit aussitôt comptabilisées, comme si les morts aussi devaient recevoir leur indice de popularité.
Ainsi présenté sous son meilleur jour, le défunt peut y être visité par tous, mais l'on suppose surtout par ses proches.
Le Net, que l'on a si souvent dépeint comme un monde de sables mouvants, devient ici au contraire l'assurance de voir persister puis évoluer la mémoire des morts.
Pour peu que l'on se projette dans quelques dizaines d'années, on imagine aisément la ressource inestimable pour les historiens, les sociologues, constituée par ces sites testimoniaux, qui conserveront tout le bruit d'une époque : photos, musiques, attitudes, mais aussi rapport à l'autre, rapport à la mort.
Cette capacité des réseaux à garder en mémoire, accessible pour tous, une trace des vivants, a bien entendu été la source d'œuvres de net-art, dont on pourra découvrir certaines dans les critiques d'œuvres accompagnant ce dossier.
Comme un contre-pied ironique à la fragilité des technologies numériques, on pourra consulter l'œuvre du net-artiste français Blue Screen, le Cimetière des Données Disparues qui conserve une trace des archives perdues. Le principe en est simple, qui voit chacun confier au Cimetière des Données Disparues la trace d'un disque dur complet, ou bien d'une partie seulement de celui-ci, courrier, photos, vidéos, œuvres en devenir…
Ce qu'une telle œuvre manifeste, c'est la capacité du Net à devenir un espace de rétention, d'accumulation, où les biens immatériels peuvent parier sur une certaine pérennité.
S'il fallait à tous prix trouver une spécificité indéniable au Net, ce serait celle-ci, de pouvoir devenir un palliatif de la mémoire humaine, et qui plus est de la mémoire collective. Le net peut certes abriter des espaces de mémoire tout personnels, mais il trouve son utilisation la plus pertinente quand il devient ce supplément à la mémoire collective, dont nous pouvons à peine mesurer aujourd'hui les implications dans la construction de l'histoire.
Le Cimetière des Données Disparues, à travers les témoignages de ceux qui y participent, met à jour leurs actes manqués.
Ce qu'un site et une expérience comme l'œuvre de Nicolas Frespech, Dis-moi tes secrets, montre, c'est la capacité du Net à révéler le travail de l'inconscient. Rappelons brièvement le principe de cette œuvre participative, qui voyait les internautes priés de confier en ligne, sur un serveur, leurs secrets - qui dès lors ne le seraient plus. À la suite du dépôt d'un secret qui aurait pu être attaquable en justice, l'œuvre, achetée par le FRAC Languedoc (Fonds Régional d'Art Contemporain de la région Languedoc, France) avait vite été mise hors ligne par celui-ci. Aujourd'hui, l'auteur cherche à retrouver l'œuvre originale.
Dis-moi tes secrets poussait les internautes à confier leurs secrets - certes derrière la barrière de l'anonymat - comme on pourrait se confier à un tiers. La parole était libérée, puisque portée sur la place publique. La parole était libérée, mais elle subissait une codification, au sens premier, lorsqu'elle passait par tous les langages d'interprétation qui travaillent en arrière-plan de l'affichage sur un écran. La parole affichée sur un écran en ligne n'est jamais la parole dite par son émetteur. Elle est, du fait même du média, une parole qui s'est d'abord engloutie dans un code informatique, avant de resurgir.
C'est une parole inédite puisque, médiatisée, elle signifie autrement, n'étant plus la parole native, toute crue sortie de la bouche du locuteur, n'étant non plus la parole de la cure psychanalytique, qui s'adresse par le biais du transfert à un individu en particulier, mais celle qui se cherche une voie entre publicité et intimité, entre code informatique voué à l'interprétation, et langage naturel.
LIEU DE LA RELATION, LIEU DE LA TRANSGRESSION
La parole, sur le Net, s'est certes libérée, mais à qui s'adresse-t-elle ?
Un récit suppose toujours un destinataire. Un narrateur écrit pour un narrataire. Un locuteur parle à un allocutaire. Les millions de blogs, de journaux, de forums, n'ont pas toujours cette précaution. Peu importe. Le Net est ce qui relie. La création d'une intelligence collective a souvent été mis en avant par des penseurs observant le maillage du territoire par les réseaux de communication de tout ordre.
Rappelons les écrits de Teilhard de Chardin10 concernant la « Noosphère », « enveloppe pensante de la terre » qui réunirait les esprits pour « l'éclosion d'une conscience vraiment collective ». Citons aussi Peter Russell11 qui annonce « une cohérence dans le cerveau global » grâce à la multiplication des communications. Ou encore le philosophe allemand et spécialiste des médias Norbert Bolz12 qui voit à l'œuvre dans Wikipedia un processus d'auto-organisation permettant à des non-experts de rivaliser avec la parole autorisée des professionnels.
Cette croyance, qu'elle soit le fait des millions de bloggeurs, ou d'intellectuels de renom, en la capacité du Net à relier les êtres et les consciences, pourrait s'apparenter à une forme de sentiment religieux. Etymologiquement, la religion est ce qui relie. Et pour ce qui concerne la promotion d'un monde au-delà de la matérialité, les religions ont montré depuis longtemps la voie ! De fait, elles n'ont pas tardé à s'installer sur les réseaux et à y dispenser leur message, sous toutes ses formes.
Du plus trivial, comme l'achat de chasubles de luxe, ou la fourniture de kits créatifs liés à la Kabbale, au plus étonnant comme la confession en ligne, ou encore l'homélie papale en direct, les courants religieux les plus traditionnels se sont pour l'heure contenté d'adopter un outil leur permettant de mieux communiquer. Elles n'ont pas modifié leur message.
Le messianisme technologique, qui avait vu les tenants de la cyber-culture parier sur rien moins que le dépassement de plusieurs siècles d'histoire, le dépassement des habitus, et jusqu'au dépassement du corps - au motif que les techniques de l'information fourniraient des prothèses cognitives au corps humain et que le progrès permettrait un jour à l'homme de s'affranchir de son corps, pour s'investir totalement dans ses prothèses - ce messianisme technologique, donc, est-il toujours d'actualité ?
Quand on lit, sur le blog de Second Life, le message « Peace in our time », qui prétend que les nouvelles pratiques de sociabilité nées avec le jeu pourraient concourir à restaurer la paix dans le monde, on pourrait en effet le penser.
À moins que le cynisme commercial des employés de Second Life les ait poussé à écrire ce message intentionnellement, pour attirer et retenir le chaland…
Quoi qu'il en soit, c'est peut-être la seule chose que partagent des théoriciens historiques des nouvelles technologies comme Roy Ascott13 et les nouveaux tenants du web 2.0 : une foi inébranlable dans la dimension salvatrice de la technologie. La différence entre le premier et les autres, c'est certainement que Roy Ascott imaginait une rédemption collective, tandis que les entrepreneurs du web 2.0 pensent plus particulièrement à eux-mêmes !
Un texte apocryphe comme La prophétie de Jean de Jérusalem finit de creuser le filon d'un réseau propice à toutes les supercheries dans le domaine du sentiment religieux. Ce texte, manifestement un faux, qui se prétend écrit au X° siècle, est apparu exclusivement sur le Net, et en premier sur un site tout entier voué aux élucubrations de toute nature, Syti.net.
On remarquera l'esthétique toute particulière de la mise en page, fond noir, écriture bleue, à la limite de la lisibilité. D'autres sites, voués au gothisme comme Je suis gothique, adoptent la même mise en page, fond noir écriture claire. La plupart des sites consacrés au satanisme, dont celui-ci, intitulé simplement Satanisme, utilisent également un fond noir, avec caractères en rouge pour l'exemple illustré.
Cette esthétique, qui prend le contre-pied de plusieurs siècles de tradition d'écriture, entend signifier, avant même que le contenu ne soit parcouru par le lecteur, que nous serons dans le domaine du renversement, de la transgression.
Le performer Jean-Louis Costes (cf. costes.org), bien connu pour ses spectacles basés sur la provocation, la pornographie et la scatophilie, utilise également dans ses sites cette mise en page : fond sombre, écriture claire.
La transgression, le non-respect des règles usuelles de la vie en société, qui ont fait dire du Net qu'il était un espace de non-droit, sont d'abord signifiés par l'aspect de l'écran. Fond sombre, écriture claire, caractères parfois illisibles et l'on annonce d'emblée la caractère rebelle de sa page, on envoie le signal vers l'hyperlecteur que l'on ne se pliera pas à la règle en usage.
Fond blanc ou clair, écriture sombre, typographie la plus lisible possible et l'on respecte les canons de l'imprimerie, qui visaient à la plus large diffusion de l'écrit.
La Bible Gutenberg, premier manuscrit imprimé en grande série, pages blanches, caractères noirs, n'avait pas d'autre intention.
Les sites de hackers, les sites liés d'une façon ou d'une autre aux théories du complot, les sites gothiques et satanistes, les sites d'artistes jouant de la provocation et de la transgression, prendraient le contre-pied de cette exigence de lisibilité qui a d'abord prévalu pour propager le message divin.
Suivant une tradition que des manuscrits imprimés et codés - voir l'exemple du Manuscrit Voynich - ont déjà largement assise, ces sites exigent de l'hyperlecteur un effort de décodage, qui peut aller jusqu'à réclamer une expertise informatique des plus pointues. La transgression commence avec l'apparence.
On notera comme le Chaos Computer Club, site hacker historique, qui en est devenu le porte-drapeau, affiche désormais une apparence on ne peut plus classique !
Mais il faudrait se garder de se contenter de cette taxonomie, qui placerait d'un côté un Net officiel, cherchant la meilleure lisibilité, et de l'autre un Net contestataire, jouant de tous les artifices de la révolte !
Les mutins d'hier deviennent parfois les bourgeois d'aujourd'hui… La piraterie informatique aura fait progresser non seulement la sécurité, mais encore l'ergonomie des logiciels les plus répandus.
Le Net, lui, continue de stimuler notre imaginaire. Si le usages réels du réseau des réseaux ne laissent pas apparaître, dans les statistiques, sa trace d'ombre, elle n'en est pas moins réelle.
Au moins le langage, qui a métaphorisé très vite sa représentation individuelle et collective, nous le dit : le Net est un autre monde, ici, maintenant.
Notes
1 : Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma - Éditions de l'Etoile : Gallimard : Éditions du Seuil, 1980.
2 : Roland Barthes, La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma - Éditions de l'Etoile : Gallimard : Éditions du Seuil, 1980, p.168.
3 : Allucquère Rosanne Stone. « Le corps réel pourrait-il se lever ? », première publication dans Cyberspace : First Steps, sous la direction de Michael Benedikt, Cambridge : MIT Press, 1991, pp.81-118.
Traduction française dans Connexions, Art, réseau, média, sous la direction de Annick Bureaud et Natalie Magnan, Paris : Éditions ENSBA (école Nationale Supérieure des Beaux Arts), 2002.
4 : Ibid.
5 : Ibid.
6 : William Gibson, Neuromancer, New York : Ace Books, 1984.
Traduction française : Neuromancien. Traduit de l'américain par Jean Bonnefoy. Paris : J'ai lu, 1988.
7 : Marshall McLuhan, Understanding Media : the Extensions of Man, Toronto : McGraw-Hill, 1964.
Traduction française : Pour comprendre les média : les prolongements technologiques de l'Homme. Traduit de l'anglais par Jean Paré. Montréal : Éditions HMH, 1968 (et Paris : Seuil, 1977).
8 : Cf. Steven Levy et Brad Stone, « Quand les internautes tissent eux-mêmes leur toile », dans Courrier International n°826, août 2006.
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9 : Autres exemples du même type : le site Memory-Of.com, ainsi que le site québécois MemorialArchambault.com.
10 : Pierre Teilhard de Chardin, L'avenir de l'homme. Paris : Éditions du Seuil, 1959, vol.5, note 2, p.203.
11 : Peter Russell, The Awakening Earth, London : Routledge, 1982, p.9.
12 : Cf. Norbert Bolz, « Le nouveau royaume des idiots », dans Courrier International n°826, août 2006.
en ligne (pour les abonnés)
13 : Cf. Roy Ascott, "Is there Love in the Telematic Embrace?" dans Art Journal (New York) 49, Fall 1990, pp. 241-247.
Traduction française : « Y a-t-il de l'amour dans l'étreinte télématique », dans Connexions, art, réseaux, média, op.cit. :
« Le processus télématique, comme la technologie qui l'incarne, est le produit d'un profond désir humain de transcendance : quitter son corps et son esprit, aller au-delà du langage. L'espace virtuel et celui des données constituent le domaine, autrefois fourni par le mythe et la religion, où l'imagination, le désir et la volonté peuvent réintroduire les forces de l'espace, du temps et de la matière dans un combat pour une réalité nouvelle ».
Bibliographie et sitographie :
ASCOTT, Roy, "Is there Love in the Telematic Embrace?" dans Art Journal (New York) 49, Fall 1990, pp. 241-247.
Traduction française : « Y a-t-il de l'amour dans l'étreinte télématique », dans Connexions, Art, réseau, média, sous la direction de Annick Bureaud et Natalie Magnan, Paris : Éditions ENSBA (école Nationale Supérieure des Beaux Arts), 2002.
BARTHES, Roland, La chambre claire : note sur la photographie. Paris : Cahiers du cinéma - Éditions de l'Etoile : Gallimard : Éditions du Seuil, 1980.
COURRIER INTERNATIONAL n°826, Norbert Bolz, « Le nouveau royaume des idiots », dans Courrier International n°826, août 2006.
en ligne (pour les abonnés)
COURRIER INTERNATIONAL n°826, « Quand les internautes tissent eux-mêmes leur toile », dans Courrier International n°826, août 2006.
en ligne (pour les abonnés)
GIBSON, William, Neuromancer, New York : Ace Books, 1984.
Traduction française : Neuromancien. Traduit de l'américain par Jean Bonnefoy. Paris : J'ai lu, 1988.
HARAWAY, Donna, "A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century," dans Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, New York : Routledge, 1991, pp.149-181.
Première publication : "Manifesto for Cyborgs: Science, technology, and Socialist Feminism in the 1980's", dans Socialist Review 80, 1985.
en ligne
MCLUHAN, Marshall, Understanding Media: the Extensions of Man, Toronto : McGraw-Hill, 1964.
Traduction française : Pour comprendre les média : les prolongements technologiques de l'Homme. Traduit de l'anglais par Jean Paré. Montréal : Éditions HMH, 1968 (et Paris : Seuil, 1977).
PROUST, Marcel, Le côté de Guermantes, tome 1. Paris : Éditions Gallimard.
RUSSELL, Peter, The Awakening Earth, London : Routledge, 1982.
STONE, Allucquère Rosanne. « Le corps réel pourrait-il se lever ? », première publication dans Cyberspace: First Steps, sous la direction de Michael Benedikt, Cambridge : MIT Press, 1991.
Traduction française dans Connexions, Art, réseau, média, sous la direction de Annick Bureaud et Natalie Magnan, Paris : Éditions ENSBA (école Nationale Supérieure des Beaux Arts), 2002.
TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, L'avenir de l'homme. Paris : Éditions du Seuil, 1959.
Sites visités pour la constitution du dossier :
Sites liés à la religion
www.sciencepresse.qc.ca/kiosquerel/foienligne.html
www.kabsoft.com/
www.chagalldesign.com/
www.discours-en-ligne.fr/viereligieuse.htm
www.branchez-vous.com/actu/00-03/04-175504.html
www.a-virtual-memorial.org/blog/
www.pere-lachaise.com/
www.christianmemorials.com/memorials/list.asp
Memory-Of.com
MemorialArchambault.com
Sites ressources-information
pzwart.wdka.hro.nl/mdr/research/fcramer/wordsmadeflesh
www.internetworldstats.com/stats.htm
www.archive.org/
www.livinginternet.com/
histoire.info.online.fr/
en.wikipedia.org/wiki/Category:Mysterious_people
Sites transgressifs
costes.org/
jesuisgothique.free.fr/index/index.htm
www.geocities.com/MotorCity/Shop/8593/Satanisme.htm
bible-satanique.over-blog.com/
Sites liés à la désinformation…ou au rêve !
www.syti.net/Prophetie.html
www.syti.net/Cybernetics2.html
atlantides.free.fr/
www.metaphilo.lautre.net/wintro.htm
www.onnouscachetout.com/
Œuvres et jeux
www.grammatron.com/htc1.0/ (Grammatron - Mark Amerika)
www.b-l-u-e-s-c-r-e-e-n.net/ (Cimetière des données disparues - b-l-u-e-s-c-r-e-e-n)
www.20six.fr/lessecrets/ (Dis-moi tes secrets - Nicolas Frespech)
2067.hypermoi.net/ (site permettant d'envoyer un email dans le futur - David Guez)
www.postexpression.com/ (site permettant à peu près la même chose)
www.tell-a-mouse.be/T-deus/portrait&pray.htm (site d'appel à projets artistiques sur le thème de la religion)
www.tell-a-mouse.be/sacrifice/sacrifice.htm
www.albertinemeunier.net/christ/a_corps_et_a_christ1.htm
http://secondlife.com (Jeu)
http://lessims.ea.com/pages.view_frontpage.asp (Jeu)
Note de l'auteur : avant la folie des blogs, les listes de discussion ont changé la vie de millions de personnes, particulièrement ceux qui vivent dans un habitat dispersé, à la campagne, et qui ont pu créer de nouveaux réseaux sociaux.
Merci à la liste qui m'est la plus chère, e-critures, dont je peux toujours solliciter l'aide avec intérêt.
Xavier Malbreil
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