œuvre 2
par Paule Mackrous
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Le 13 juin 2009, Thierry Marceau et Donald Abad enfilent leur tenue de plein air pour pénétrer l'espace d'un sous-sol, l'un en France, l'autre au Québec. Durant une semaine, jour pour jour, ils explorent ensemble, grâce à un procédé de téléprésence, les fonds d'écran de paysages issus des programmes informatiques Windows et Macintosh. Bottes de marche, tente, réchaud, matelas de sol sur le dos, les aventuriers voyagent dans les paysages synthétiques ensoleillés alors que leurs corps tangibles tournent autour d'une pièce dans un sous-sol obscur.
Par le truchement de cette mise en scène, les artistes investissent un monde virtuel où ils sont leurs propres avatars. Une connexion Internet les relie entre eux, mais ne leur offre aucun autre contact avec l'extérieur. Le public observe le jumelage des flux vidéo offert en « lecture en transit » sur le Web. Le lieu de rencontre des artistes se transforme au gré du défilement des fonds d'écran. On retrouve les aventuriers tantôt dans les prairies, d'autres fois en plein cœur de sites montagneux. Leurs déplacements dans l'espace virtuel reposent sur une évaluation constante de la relation entre leur corps tangible et l'image numérique. Les interactions entre les deux artistes sont aussi tributaires de cette compréhension de l'espace dédoublé.
Comme la plupart des actions performatives, il ne reste que des fragments de vidéos (les aventuriers étaient filmés 24h/24h) et des photographies de la performance. Les documents témoignent à la fois du résultat perçu par les internautes et de ce qui se déroule, de manière contiguë, dans les sous-sols. L'une des vidéos présente Abad s'introduisant dans l'espace à partir duquel sera effectuée la simulation des aventures et des randonnées pédestres. Un jeune homme condamne aussitôt la porte avec une perceuse de l'autre côté du mur. Assis près de leur tente qu'ils ont montée dans chacun de leur espace intérieur, les artistes discutent entre eux via un site pittoresque. Un peu plus tard, on aperçoit Abad en face de son ordinateur portable, lampe frontale allumée. L'atmosphère est résolument ludique.
Une trame sonore de sons d'oiseaux ajoute au réalisme de l'expérience. Évidemment, ce réalisme est ici parodié, critiqué, interrogé. Comme le mentionne Anne Cauquelin, dans son ouvrage Le site et le paysage (2002), le « sentiment de réalité appartient au registre de la croyance » 1. Malgré les interactions bien exécutées des artistes, l'artificialité exacerbée du résultat nous porte immédiatement à ne pas croire à la rencontre véritable. Cette conscience contamine le reste de la représentation, ce qui nous ramène inévitablement à la présence du dispositif technologique. Le caractère humoristique, qui se manifeste dans la gestuelle des artistes comme dans leurs costumes démesurément stéréotypés, rappelle volontairement le trucage. Cela permet de réfléchir sur les modalités de présence qui sont à l'oeuvre. Les deux artistes apparaissent de manière actuelle, mais à la question « où sont-ils ? », on ne peut répondre de manière tranchée. Les aventuriers se trouvent à la fois dans les paysages immobiles des fonds d'écran et dans leurs sous-sols respectifs : les mouvements de leur corps sont déterminés autant par les balises de l'espace virtuel que par celles qui se trouvent dans l'espace tangible. L'expérience nous rappelle ainsi qu'il n'existe pas de véritable scission entre le virtuel et le réel, mais plutôt un espace unique contaminé par l'imaginaire.
Si les déplacements dans le Web sont liés aux métaphores du voyage en mer, la terminologie de l'aventure terrestre est aussi intéressante pour aborder l'expérience virtuelle. La quête de la découverte se rapproche de celle des grands explorateurs, mais ici, ce sont moins des lieux à conquérir que les modalités d'un voyage virtuel qui sont explorés. À l'ère des mondes virtuels multiparticipatifs, mais aussi de la téléprésence, le terme « naviguer » apparaît un peu moins précis. Nous ne naviguons pas dans un monde virtuel multiparticipatif, nous nous déplaçons sur ce qui nous apparaît comme un sol. Ce déplacement est étroitement lié au corps puisque l'avatar a remplacé le curseur. Nous passons des deux dimensions vers l'illusion des trois dimensions, donc de l'occupation de l'espace par un corps : un corps qui marche pour aller d'un site à l'autre. C'est concrètement ce qu'Abad et Marceau illustrent dans L'affranchissement aventurier. Le corps du randonneur est directement mis à l'épreuve : ils ont beau tourner dans une pièce, les artistes ont tout de même longuement marché.
Dans les fragments de la performance qui s'échelonne sur sept jours, la confection d'une œuvre de paysage est mise en abîme. Le paysage peut être façonné de différentes manières (Peinture, gravure, Land Art). Durant la performance, Donald Abad crée un paysage selon les instructions comprises dans une vidéo éducative. Ensuite, on le voit entrer dans une image de paysage. Peindre et investir un paysage sont des processus créateurs qui apparaissent similaires. Dans les deux cas, le paysage est élaboré par l'artiste qui prend soin de faire valoir les espaces en creux et qui se préoccupe des interférences entre les éléments de la composition. Les artistes aventuriers doivent sans cesse composer avec les limites et les propriétés de l'image, la configuration de ses éléments, le point de fuite de la webcaméra et le corps de l'autre personne avec qui ils cohabitent. Ils doivent tenir compte de l'illusion des trois dimensions et, ainsi, penser le positionnement de leur corps en fonction de cette illusion. Leur présence, à la manière d'un coup de pinceau, évoque le travail singulier de l'artiste dont l'aventure est ici de s'œuvrer, telle une figure, à même les paysages standardisés des fonds d'écran.
Vers la toute fin de la deuxième vidéo, Abad et Marceau simule un saut à partir du sommet d'une montagne, mais ils se frappent contre une frontière : le mur qui se trouve du côté tangible de la performance. Ainsi, ce mur, que l'on ne voit pas dans l'image virtuelle, apparaît tout à coup en filigrane pour éradiquer la profondeur et ramener le paysage à ses deux dimensions. Du coup, il aplanit aussi les deux formes anthropomorphiques qui s'y trouvent : les aventuriers sont-ils affranchis ?
Notes
1 : Anne Cauquelin, Le site et le paysage, Paris : Presses universitaires de France, 2002, p. 113.
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