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by Serge Tisseron

In this article, psychoanalyst and psychiatrist Serge Tisseron explores the psychological disruptions involved in the experience of "I is another" in its relation with the technologies of communication. He brings us into the paradox of extimity, which is the idea that someone going public on the Internet can, at the very same time, feels a deep sense of intimacy.

Une bonne nouvelle, enfin. Il parait que « Je est un autre » ! Moi qui croyais avoir fait le tour du propriétaire, voila qu’on m’apprend qu’il a une autre vie, plusieurs peut-être. Oui, c’est vraiment une bonne nouvelle, il peut donc encore me surprendre. Il était temps. Depuis si longtemps que nous vivons sous le même moi, je commençais à ne plus en attendre grand-chose. Je connaissais ses habitudes, ses heures de lever et de coucher, ses passe-temps favoris et ses préférences culinaires. Mais tout cela n’était donc qu’une apparence. « Je est un autre ». Mais qui ? C’est donc un monde à découvrir. Je pourrais peut-être lui tendre un piège. Par exemple l’emmener par surprise dans un restaurant où on sert de la cuisine que nous ne mangeons jamais. Peut-être l’aimerait il ? Je pourrais aussi nous offrir un voyage inattendu. Comment réagirait-il ? Et puis, s’il est trop bousculé par les changements, je serai là pour le rassurer. Qu’il soit un autre ne veut pas dire qu’il ait changé de sentiments pour moi. Je pourrais même l’habiller autrement, puisque c’est moi qui tiens sa garde-robe. Je verrais comment il réagit. Mais dois-je lui proposer un costume ou bien une robe et des talons hauts ? Peut-être c’est ce qui lui ferait vraiment plaisir ? Après tout, tant qu’on n’a pas essayé, on ne peut pas savoir. Evidemment, si nous sortons ensemble comme ça, nous aurons des remarques. Mais elles me permettront peut-être de connaître sa vraie identité. J’observerai les réactions des uns et des autres, et nous verrons bien ce qui se passe. Arriverai-je à savoir qui est cet inconnu avec lequel je partage tout ? J’en doute. Mais au moins, j’aurai essayé. A force de vivre ensemble, on finit en effet par oublier que c’est avec un inconnu. Et à force de mener la vie qu’il nous semble avoir choisie, nous oublions que ce n’est pas forcément celle que nous avons raison de mener.


Il est donc bon d’en essayer d’autres. Est-ce cela que cherchent ceux qui partent en voyage ? Souvent. Et ceux qui changent régulièrement de partenaire ? Souvent aussi. Y réussissent-ils ? Rarement. Il faudrait pouvoir changer de corps et s’en offrir un nouveau à chaque fois qu’on désire partir à la découverte de soi. Changer de corps un peu comme une femme à sa toilette change de vêtements. Une femme ou un homme, d’ailleurs. Suis-je vraiment ce que je parais tous les jours, cette ménagère stressée, cet adolescent en éternel jean et tee-shirt, ce petit vieux racorni ? Je change de robe, de costume, de chemisier, de cravate. Je crois que je suis le même et je pense que j’ai tort. Le jour, où, devant mon miroir, je ne trouve aucun vêtement dans lequel je me reconnaisse, je dis que « Je n’ai plus rien à me mettre ».


Souvent, heureusement, je finis par m’entrevoir. Je m’habillerai donc ainsi aujourd’hui. Je me reconnais. C’est bien moi. Je me fiche pas mal de ce qu’en pensent les autres. J’ai choisi ma robe rouge, la plus excentrique. Nous montons dans la voiture « Tu as vu ma robe rouge ? Tu l’aimes ? ». « Euh ! pas trop… ». « Fais demi-tour, vite, j’ai oublié quelque chose, je dois absolument revenir ! ». Et je monte rapidement mettre ma robe bleue, la plus traditionnelle. Echec. Je ne renonce pas pour autant à savoir quel effet produit la rouge, mais je la mettrai une autre fois.


Sur Internet, on change d’identité exactement de la même façon. Pour séduire, parfois ; pour tenter de mieux se connaître à travers le regard d’autrui, souvent. Et le jeu est infini parce que toutes les identités sont possibles. Comme le dit un dicton en vogue sur la toile : « Sur Internet, personne ne sait que tu es un chien ».


Il ne s’agit pas pour autant d’exhibitionnisme. Tout au moins pas forcément. Bien sûr, il existe des exhibitionnistes sur Internet comme ailleurs. Mais ce sont des cabotins répétitifs qui ne montrent d’eux que les parties qu’ils savent fasciner leurs interlocuteurs à coup sûr. Moi, j’ai envie de me montrer pour mieux me connaître. J’ai envie d’anonymat quand ça me permet de me montrer plus et de visibilité quand ça me permet de me cacher mieux. Et je veux pouvoir divulguer ma vraie identité en faisant croire que je pense autre chose que ce que je pense vraiment. Et j’ai même envie de pouvoir décider qu’une information qui me concerne est publique tout en restant intime pour certains. Ce n’est pas contradictoire. J’ai une amie qui tient un blog, par exemple. Son père est tombé dessus et comme il lui arrive de faire des conférences sur les nouvelles technologies, il a proposé à mon amie d’illustrer l’une d’entre elle avec une photographie de son blog. Mon amie le lui a évidemment interdit en lui disant que c’était intime. Et bien son père a répondu que ce n’était pas intime puisque c’était sur Internet et que sur Internet tout est public. Il fallait vraiment tout lui expliquer! Alors mon amie lui a dit que c’était public pour tout le monde et intime pour lui. C’est clair, non ! C’est intime pour ceux dont nous n’attendons aucun commentaire parce que nous savons que rien de ce qu’ils pourraient dire ne nous permettrait de nous voir autrement. Il vaut donc mieux qu’ils n’aillent pas y mettre leur nez. Et c’est public pour tous les autres dont nous attendons quelque chose. Quel intérêt y aurait-il à faire l’effort de montrer des parties cachées de soi si ce n’était pas pour bénéficier d’un retour utile, et qui pourrait mieux nous surprendre que des inconnus ? Si « Je est un autre », ce n’est certainement pas ceux qui les côtoient tous les jours en les confondant qui sont le mieux placés pour les départager sur la toile !


Cette histoire sur une information qui peut être à la fois intime et publique me rappelle la figure mathématique désignée sous l’expression « bande de Moebius ». Prenez une lanière de papier, fermez-là sur elle-même et vous obtenez un bracelet. Il y a un dedans et un dehors et on ne peut passer de l’un à l’autre qu’en franchissant la limite qui les sépare, la tranche du bracelet. D’ailleurs, une mouche posée sur la face interne en fait l’expérience dès qu’elle passe sur la face externe et aussi lorsqu’elle revient sur ses pas. Coupez maintenant cette lanière de papier en deux, faites pivoter l’une des deux extrémités de 180° à et réunissez à nouveau les deux bords. Vous obtenez ce qu’on appelle une « bande de Moebius », dont la caractéristique est de n’avoir ni dedans ni dehors. Une mouche qui s’y promène passe d’ailleurs de l’intérieur à l’extérieur et de l’extérieur à l’intérieur sans franchir jamais aucun bord. Jacques Lacan a utilisé ce modèle dans les années 1950 pour illustrer ce qu’il a appelé du beau nom d’« extimité ». Rien n’est intime, rien n’est public, la continuité entre ces deux domaines est totale, tout est « extime ». Cela signifie que tout dépend du point de vue qu’on adopte.


En 2001, le mot a été repris 1 pour désigner non plus le point de vue d’un observateur, mais celui d’un producteur de contenus sur lui-même. Lorsque je montre des parties de moi qui sont publiques, elles le sont en effet. Lorsque je réserve à quelques proches des parties intimes de moi-même, elles le sont évidemment aussi. Mais au moment où je choisis de rendre publiques certaines caractéristiques de moi-même jusque-là gardées secrètes, c’est l’extimité. La nouveauté de cette approche est de désigner un processus, celui par lequel une personne décide, à un moment donné, de rendre publique une partie de son intimité. Ce mouvement n’a évidemment lieu qu’une seule fois. Si ce que je viens de rendre public m’attire suffisamment de retours positifs et que je décide de le laisser dans ce domaine, le mouvement par lequel je continue à le montrer relève de moins en moins du désir d’extimité et de plus en plus de l’exhibitionnisme. Et si je décide de retirer du domaine public ce que j’ai décidé d’y exposer au regard et au jugement des autres, ce mouvement est interrompu pareillement.


Mais si je me montre de façon anonyme ? Après tout, je peux révéler beaucoup de moi en me cachant derrière un pseudonyme ou un avatar - ces créatures de pixels qui nous permettent de naviguer dans les espaces numériques -,  sans compter que j’ai la possibilité de m’en fabriquer un grand nombre. Aujourd’hui, peu de gens les utilisent, mais ils risquent bientôt d’être aussi nécessaires et banalisés qu’un simple numéro de téléphone.
Car l’Internaute est attaché à l’anonymat. Tout au moins celui qui est adulte. La Société Blizzard a essayé d’obliger les joueurs de World of Warcraft à intervenir sur les forums dédiés au jeu sous leur véritable identité. Cette décision a provoqué une telle levée de boucliers que Blizzard a dû y renoncer. Il faut dire que la majorité des onze millions d’abonnés à WOW à sont loin d’être des adolescents puisque la moyenne d’âge y est de trente ans. En revanche, à quinze ans, on dévoile volontiers des pans de son intimité sur Facebook. Autre temps, autres mœurs, ou bien seulement une question d’âge ? L’avenir nous le dira.


La nouvelle génération, en tous cas, ne craint pas de se constituer un autre « je » sous le même état civil. Mais lequel est le vrai ? Celui des CV et autres présentations de soi qu’on trouve sur les sites dédiés à la recherche d’un emploi, ou bien celui qu’on bricole plus ou moins complaisamment pour les copains et leurs amis ? Les administrations et les entreprises, en tous cas, ont choisi. Elles ne regardent même plus les CV qu’elles reçoivent et recrutent à partir du profil Facebook !

 


1  Serge Tisseron (2002), L’intimité surexposée,  Paris, Hachette Littératures.

 

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