œuvre 2
Counter-Googling, de CATHBLEUE (France), 2004
DE L'INFORMATION VUE COMME L'UN DES BEAUX-ARTS
Le 30 octobre 1938, Orson Welles avec sa troupe du Mercury Theater on the Air donne sa fameuse pièce radiophonique, La Guerre des Mondes, d'après l'œuvre de H.G. Wells. Pendant la durée de l'émission, une petite heure, pas davantage, les auditeurs croient que des martiens ont envahi les USA. Panique, désorganisation du pays pendant quelques heures, accidents par dizaines, quelques cas de suicide même, a-t-on dit.
Si cette émission est restée si fameuse, et à vrai dire un cas d'espèce, c'est parce qu'elle s'est avancée sur un territoire étroit, pourtant stratégique, situé entre l'information et la fiction.
La fiction, pour revenir à Aristote1, se présente comme une imitation du réel - mais une imitation qui avance à découvert, selon un code accepté par les parties en présence. L'information, elle, emprunte à la fiction ses façons de structurer le récit, mais se légitime comme information par le cadre à l'intérieur duquel elle se place, qui postule le retour nécessaire au réel. Information et fiction ne sont certes pas étrangères, incompatibles, comme la carpe peut l'être du lapin. Elles sont toutes deux des créations langagières, seulement séparées par plusieurs codes, dont le plus important est celui de la Loi.
Dans le cas de la pièce radiophonique d'Orson Welles, le scandale advient du fait de la rupture des frontières entre fiction et information - non pas parce que le Mercury Theater on the Air avait organisé la supercherie, mais parce que la mise en œuvre de la fiction avait emprunté les modes opérationnels de l'information.
Aujourd'hui, où une telle performance serait impossible, pour cause de poursuites légales, il existe pourtant des artistes qui explorent ce territoire exigu entre information et fiction. Ce sont les représentants du Google Art.
Leur postulat est le suivant, et c'est pourquoi on peut les réunir sous le vocable Google Art : le fameux moteur de recherche étant arrivé en peu de temps à prendre la position que l'on connaît, nous nous devons d'utiliser sa puissance de traitement de l'information pour le détourner de son but, et en faire non plus un moteur de recherche et d'indexation mais un moteur de fiction. Nous devons nous servir d'un moyen d'information à des vues fictionnelles.
C'est ce qu'a fait Christophe Bruno, par exemple, en détournant les fameux Adwords, qui sont ces liens sponsorisés grâce auxquels Google se transforme en aspirateur à poussière d'or.
Mal lui en a pris : Google lui a interdit cette pratique, qui pervertissait le système.
Valéry Grancher, lui, a tiré de Google un moteur de propositions artistiques, le search art.
D'autres artistes ont réussi à transcrire l'information en œuvres plastiques, comme Marika Dermineur et sa Google House, ou Gérard Dalmon et son Google Body.
Le travail de Cathbleue2, avec son Counter-Googling, entend se servir de Google non pas en le détournant de sa fonction, mais en la précédant.
Puisque la pratique du counter-googling3 existe bel et bien, et n'est rien d'autre que la recherche d'information ciblée, les participants au counter-googling.net ne font que préparer leur portrait à l'avance, comme si déjà on avait lancé une recherche sur eux. Ce faisant, ils pervertissent le principe du moteur de recherche, puisque chacun se rendra bien compte, en lançant une requête sur l'un ou l'autre des participants au Counter-Googling de Cathbleue, que le premier résultat obtenu sera …le portrait concocté ensemble par Cathbleue et chaque participant !
L'effet de miroir ainsi obtenu est certes contraire au principe de l'information - qui postule une relation sur des faits (Quand ? Où ? Comment ?) advenus ou en train de se réaliser. On pourrait presque parler de trucage, si le but des participants au Counter-Googling était vénal.
Le travail fictionnel, entrepris en collaboration par Cathbleue et le « googlisé » - et parmi ceux-là des personnalités très connues comme la danseuse Sylvie Guillem, le co-directeur du Palais de Tokyo Nicolas Bourriaud, le plasticien Patrick-Henri Burgaud, mais aussi des fans de Bruce Lee, des chauffeurs de taxis new-yorkais, des artistes en devenir, etc… - se situe en fait dans une nouvelle appropriation des médias par chacun, dans une sorte d'ironie post-moderniste, où les codes étant connus et reconnus de tous, chacun peut se permettre de tirer les ficelles de sa propre marionnette. On verra dans la proposition d'un anonyme de faire le google-portrait de « Nobody » le stade ultime dans le brouillage entre la fiction et l'information : Nobody est effectivement quelqu'un de très connu sur le net. Google en donne 26 200 000 occurrences. Mais qui est Nobody ? Le point aveugle entre la fiction et l'information ?
L'écueil du travail de Cathbleue pourrait bien être représenté par ce « Nobody », qui semble pousser la logique à bout, mais se résout in fine en questionnements stériles, mises en abyme infinies.
L'information, à travers d'autres travaux encore, et notamment des travaux de cartographie, est certes un matériau dont s'emparent les artistes - à juste titre puisque l'information elle-même n'hésite pas à piller l'art - mais les artistes doivent aussi donner un sens par leur travail, un sens qui aille au-delà du célèbre serpent-qui-se-mord-la-queue.
Les portraits que les uns et les autres proposent d'eux-mêmes dans le counter-googling.net sont finalement la meilleure réponse apportée à ce cheminement hasardeux entre fiction et information.
Tantôt plein d'ironie, tantôt trouvaille graphique, tantôt bouteille à la mer, ces auto-portraits partagés, à l'heure de l'information reine, donnent un aperçu tout en nuances sur une époque, une pratique, un art.
Notes
1 : Aristote, Poétique, Chapitre premier, paragraphe 2.
2 : Alias de Catherine Ramus - Voir aussi le site www.cathbleue.com.
3 : Voir l'article d'Alain Steinmann, intitulé « L'art du counter-googling » : « Demain, le counter-googling sera un réflexe, un prérequis avant toute relation humaine. », in 01net., 25/09/2003.
Xavier Malbreil
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