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CARLO ZANNI OU LE PAYSAGE DU NOVO MILLENNIO
L'expression « paysage virtuel » a-t-elle un sens ?
Du moins on peut imaginer que de nommer ainsi ces « nouveaux paysages » issus du « nouveau monde » de l'informatique et du web peut être commode (car le terme « virtuel », bien qu'utilisé souvent dans un sens assez vague et abusif (non philosophiquement kascher !) s'est généralisé dans l'usage courant pour parler du monde du réseau et aussi de la simulation numérique) et aussi utile, en nous forçant à préciser davantage en quoi ces œuvres innovent (dans le cas du moins où elles le font vraiment !), c'est-à-dire en nous amenant à essayer de voir en quoi leur apparition vient élargir ou modifier, enrichir ou bien mettre en péril le genre du paysage « traditionnel ».
On doit apporter tout de suite une précision : il semble bien qu'il existe, à considérer la pratique de plusieurs artistes, plusieurs types d'œuvres qu'il est possible de désigner par ce terme général de « paysage virtuel ». On pourrait les classer en gros en trois types :
- 1) des paysages présentés de manière virtuelle (c'est-à-dire tout simplement diffusés par le truchement du médium numérique) ;
- 2) des paysages du virtuel, c'est-à-dire ceux qui consistent en la représentation d'images empruntées au monde de l'informatique.
De fait, plusieurs artistes ont dans les derniers dix ans (et même avant pour certains…) « utilisé directement le langage visuel des interfaces et l'iconologie informatique »1 dans leurs œuvres (comme par exemple Valéry Grancher avec ses Webpaintings (1998) ou Alexeï Shulgin avec son projet Desktop (1997)).
Et dans ce groupe certains de ces artistes ont expressément nommé leurs œuvres (ou certaines de leurs œuvres) des « paysages », notamment les artistes italiens comme Mauro Ceolin, qui peint entre autres des « paysages » inspirés par le look des jeux vidéo, Marco Cadioli, qui réalise des photo-reportages du net, et bien sûr Carlo Zanni, dont il sera plus particulièrement question dans ce texte, avec a) ses « paysages » reproduisant les logos et les icônes observés sur le bureau de son ordinateur, et b) ses « paysages » plus récents (comme eBay Landscape et Time In), qui relèvent du troisième type de « paysage virtuel », à savoir :
- 3) des paysages proprement virtuels, c'est-à-dire produits et générés « virtuellement » : ainsi des paysages conçus par et pour le web, en « temps réel » et/ou de manière « interactive ».
Pour nous y aider, j'examinerai plus attentivement la pratique d'un artiste, Carlo Zanni, d'abord parce qu'il est comme je viens de le dire l'un de ceux à avoir effectivement désigné plusieurs de ses œuvres du nom de « paysage », et aussi parce ces œuvres, ces « paysages » de Zanni relèvent respectivement soit du deuxième type énuméré ci-dessus, soit du troisième, et que conséquemment la pratique de cet artiste en particulier, le va-et-vient qu'il opère entre différents médiums et différents types de paysages peut nous permettre de mieux cerner ce qu'on est en droit d'entendre par « paysage virtuel ».
Cette notion de paysage virtuel est en effet compliquée car inextricablement prise dans une série d'oppositions qu'il s'agit d'expliciter si on veut y voir un peu plus clair :
- 1) le monde « réel » versus le monde « virtuel »;
- 2) le paysage « réel » versus le paysage « virtuel »;
- 3) le paysage « réel » versus le paysage représenté de manière « traditionnelle » (par exemple, peint, ou photographié);
- 4) enfin, le paysage « réel » tel que représenté de manière « traditionnelle » versus le paysage « virtuel » tel que le représente un artiste comme Zanni… Il est comme on le voit assez risqué de se perdre dans ce dédale !
Tout d'abord, comme entrée en matière, deux citations de Zanni :
"My paintings of icons and software logos are landscapes. They are elements of our daily landscape; the most well known lanscape of the world. […]All my paintings are related to the subject of perception. The perception of the world filtered and mirrored by our desktop experience."
"The window I see through is my laptop. The desktop is the landscape and the cursor is the horizon."
Carlo Zanni (Statement - Paintings)
On voit qu'en usant du terme de « paysage » pour désigner certaines de ses œuvres - particulièrement celles représentant des icônes, des logos et autres « objets » devenus aujourd'hui familiers de notre « environnement » numérique - Zanni semble bien vouloir se montrer ici comme à dessein paradoxal et même un brin provocateur !
Suffit-il de nommer une œuvre « paysage » pour en faire un paysage ? Qu'implique une telle désignation ? Regarde-t-on par l'écran comme on regarde par la fenêtre ? Et cela signifie-t-il que nous habitons aussi désormais le monde dit virtuel ?
Certes, on parle couramment de « paysage intérieur » ou de « paysage littéraire », de « paysage politique » ou de « paysage télévisuel », ou même parfois de « paysage abstrait », soit par extension, soit par métaphore, et peut-être parfois par abus. Qu'en est-il dans le cas des « paysages » de Zanni ?
"THE WINDOW I SEE THROUGH IS MY LAPTOP…"
L'ordinateur est donc « comme » une fenêtre. Mais la fenêtre du bureau (la pièce), qui ouvre sur le monde réel et la fenêtre du bureau (l'écran), qui ouvre sur le monde appelé « virtuel » offrent-elles vraiment le même type d'expérience « paysagère » ? Car il apparaît plutôt que le bureau (desktop) en tant que fenêtre et aussi le bureau (desktop) en tant que paysage constitue une sorte d'entre-deux, de lieu intersticiel, mais encore davantage : un lieu de passage obligé. Fenêtre mais aussi tableau … de bord, qui seul habilite le visiteur à l'nteraction et à la navigation, au voyage et à l'« immersion » dans cet « autre » monde qui s'ouvre devant lui. L'ordinateur, avec son « bureau », se trouve être à la fois outil et filtre, cadre et écran, fenêtre et aussi cube scénique pour le déploiement d'un monde artificiel, et ce de part en part. C'est bien pourquoi on en vient communément à se figurer (bien qu'assez abusivement2) ce « nouveau » monde comme surgissant et subsistant parallèlement au monde réel, et même s'opposant à lui et le niant.
Un « nouveau » monde, donc, qu'on s'imagine souvent comme un « autre » monde, fait d'une « matière » différente, homogène et « immatérielle » - presque une anti-matière ! - avec une temporalité qui apparaît comme télescopée et comme escamotée dans un temps en quelque sorte « annulé » et qu'on appelle pourtant « réel », dans un « hyperespace » lui-même paradoxal, souvent décrit comme un « pli » qui se déplie à « l'infini », un « labyrinthe » sans fin, ou encore sur le modèle du fameux « rhizome » emprunté (assez abusivement ) à Deleuze - un monde qu'on a pris l'habitude d'appeler virtuel.
Or son support, on le sait, est bien réel et matériel, du niveau le plus basique jusqu'au niveau des bits (machine, fils, impulsions électriques, etc). Certes le « matériau » est homogène, en ce sens que les images, mots, sons, sont tous composés de la même « matière » numérique, et certes, tout cela produit aussi de l'immatériel, c'est-à-dire des échanges, des calculs, etc… tout comme l'esprit « produit » de la pensée, ou le langage des idées. Ni le temps ni l'espace n'y sont abolis, simplement la vitesse de connexion permet les « visites » et les échanges ultra-rapides - sans physiquement bouger de chez soi. C'est de cette manière que nous pouvons être dits comme habitant ce monde dit « virtuel » - non pas en fait de manière « virtuelle », mais plus simplement de manière symbolique, par la pensée et le langage, de manière imaginaire et non physique … tout comme nous pouvons habiter le monde du livre, mais encore l'illusion y est ici plus prégnante, car tout se rencontre et se croise dans le « monde virtuel » : monde de la transaction et de la gestion, échanges commerciaux autant qu'épistoliers, nouvelles et informations de toutes sortes et de toutes provenances, images, publicité, outils de travail, jeux, forums et chat-rooms, art et littérature, etc, et ce dans une sorte de continuum étourdissant. C'est cette accumulation et aussi la tendance du réseau à proliférer et à s'étendre qui en a fait non pas l'envers mais plutôt une sorte de clone du monde réel « super-vitaminé » (presque une caricature, parfois, en retenant les traits les plus outrés…), et en quelque sorte doté d'une vie propre...
De fait le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais à l'actuel. Le virtuel est simplement (si on peut dire !) la forme la plus épurée du non-actuel (dont les autres formes sont le possible et le probable). Ainsi il y a déjà du virtuel, et du non-actuel, dans le réel ; et de l'actuel dans le monde dit « virtuel » - qu'on peut aussi appeler, plus simplement et pour éviter toute confusion, le monde des réseaux - qui appartient aussi au réel. L'éventuelle actualisation du non-actuel, tant dans le monde réel (général) que dans le monde des réseaux (particulier), ne se fait pas sans règle et sans hiérarchie.
Retenons donc ici les principales qualités de ce monde dit « virtuel » comme étant ce qui le différencie du monde (communément appelé) « réel » : une plus grande vitesse, le flux incomparablement plus rapide des échanges et de l'information, accessibilité, commodité, enfin affranchissement de la chair, sinon de la matière… Ce sont toutes ces qualités qui permettent de « dessiner » (de se représenter) ce monde comme un paysage différent et nouveau.
Comment le perçoit-on, et comment le visualise-t-on ? Là est la question.
En somme quel est le rapport que nous entretenons avec ce nouveau monde que nous habitons d'une certaine manière - et désormais d'une manière certaine ? Comment comparer cette expérience avec la perception du monde et du paysage « traditionnels » ?
DU PAYS AU PAYSAGE
Et pourtant… Qu'est-ce qu'un paysage en effet ? Certes, il est l'expression d'une appréciation esthétique et intellectuelle du monde que nous habitons - mais il présuppose du même coup pour advenir un arrachement et une mise à distance de ce monde.
Car le paysage, faut-il le rappeler, n'est pas le pays. Il est une « artialisation de la nature », comme le dit Alain Roger, soit in situ (dans le cas du jardin par exemple, ou celui du tatouage, du maquillage) soit in visu (qui suppose, comme le terme l'indique, la médiation du regard, pour l'élaboration de « modèles autonomes, picturaux, sculpturaux, photographiques, etc » et aussi littéraires)3.
Encore lui faut-il, pour être perçu comme paysage, c'est-à-dire comme spectacle, objet de délectation et/ou de contemplation, la bonne distance : ni trop proche, ni trop loin4.
Il ne saurait donc se confondre avec la terre, ni avec le territoire : dans le premier cas, le rapport entretenu avec le lieu est trop concret, trop utilitaire - comme par exemple celui des paysans ou des exploitants en général5; dans le second il est trop abstrait (comme pour les cartes géographiques, les dessins d'arpentage, etc).
« Le « vrai paysage » est « une portion de l'espace terrestre vu d'assez haut pour être assez ample » (Yves Lacoste, « À quoi sert le paysage ? Qu'est-ce qu'un beau paysage ? », Hérodote 7, François Maspero, 1977) mais sans que la troisième dimension soit escamotée »6.
« Le paysage est alors toute la relation qui s'établit, en un lieu et à un moment donnés, entre un observateur et l'espace qu'il parcourt du regard. Au travers de ses propres filtres sensoriels et culturels, l'observateur appréhende ce qui devient pour lui un spectacle porteur de significations (V. Berdoulay et M. Phipps, 1985 ; G. Rougerie, 1988), une « impression » comme l'a bien dit Claude Monet. »7
Le paysage n'apparaît pas dans n'importe quel lieu, ni à n'importe quel moment (de l'histoire et des civilisations). Rappelons par exemple que le terme de « paysage » est utilisé en Occident en gros à partir du XVIème siècle pour servir à désigner tant la représentation (picturale) de la chose, que la chose elle-même 8: ainsi, comme le remarque Michel Collot, « il semble que très tôt, en français comme dans la plupart des langues européennes, le même mot ait désigné le paysage in situ et sa représentation picturale. Il n'y a jamais eu d'un côté le paysage « au sens propre », et de l'autre sa figuration : le propre du paysage est de se présenter toujours-déjà comme une configuration du « pays ». […] Le paysage, ce n'est pas le pays réel, c'est le pays perçu du point de vue d'un sujet9. »
Donc le paysage pour advenir suppose la présence (du spectateur), en même temps que sa distance et son retrait, et l'instauration d'une relation à la fois intellectuelle et émotionnelle de ce spectateur avec le monde qu'il perçoit.
Le géographe et théoricien Augustin Berque a énuméré dans son ouvrage Les raisons du paysage quatre critères « de l'existence du paysage comme tel » qui ont le grand mérite d'être clairs et qui permettent de mieux saisir le caractère contingent de cette notion.
Je les cite ici tels que rapportés par Alain Roger dans son Court traité du paysage, p : 48.
- « 1) des représentations linguistiques, c'est-à-dire un ou des mots pour dire « paysage »;
- 2) des représentations littéraires, orales ou écrites, chantant ou décrivant les beautés du paysage;
- 3) des représentations picturales, ayant pour thème le paysage;
- 4) des représentations jardinières, traduisant une appréciation esthétique de la nature (il ne s'agit donc point de jardins de subsistance). »
Et Augustin Berque de conclure : « Tel ou tel des trois derniers critères peut se retrouver dans de nombreuses sociétés; mais c'est seulement dans les sociétés proprement paysagères, qui sont aussi les seules à présenter le premier, que l'on trouve réuni l'ensemble des quatre critères »10. Il s'ensuit que pour Berque seules la Chine ancienne et l'Europe occidentale à partir du Xvème siècle, sont des sociétés paysagères proprement dites.
On peut se rallier à cette vue radicale, ou la nuancer comme le fait Alain Roger en admettant l'existence de sociétés « proto-paysagères » (qui remplissent au moins l'un de ces trois derniers critères, le premier critère - l'apparition attestée du mot qui le désigne - faisant acte de l'existence préalable du paysage dans une société donnée) 11: l'important ici est que cette définition permet de bien faire voir combien le paysage est toujours une célébration de la re-création humaine, plutôt que de la création divine.
LE SUJET À SA FENÊTRE
Ainsi le pays, le territoire tel qu'en lui-même, champs, vallons, montagnes et landes, est encore perçu en Occident à l'orée de la Renaissance comme plus ou moins hostile, et considéré au mieux seulement dans ses aspects parfois utiles (pour l'industrie, l'exploitation agricole ou minière par exemple) ou plus ou moins commodes, plus ou moins salubres (pour les habitants et les voyageurs). De même les villes, dont on énumère dans les textes du temps les avantages et les inconvénients, les industries et les produits qui font leur célébrité, plutôt que les beautés12. C'est la curiosité scientifique et l'exploration systématique et raisonnée qu'elle inaugure, pour tous les aspects du réel, qui finit, à force, par engendrer la valeur esthétique attachée au paysage. Le paysage en tant que genre (du moins, dans l'art occidental) a émergé des découvertes, des recherches et des bouleversements philosophiques, scientifiques, et artistiques, mis en œuvre à partir du Trecento, et qui ont contribué à mettre le sujet humain au centre du monde, et en même temps face à celui-ci, et seul. La nouvelle conception du monde et le sujet moderne émergent de concert.
L'idée du paysage comme objet de contemplation et le paysage comme genre pictural à part entière ne se généralisent donc pas avant le XVIème siècle13, et d'abord aux Pays-Bas et en Italie14. Tout comme si la peinture de paysage proprement dit ne pouvait naître que du moment où le décor jusque là tenu en lisière s'affranchit et se met à valoir pour lui-même, autrement dit quand la « fenêtre » (veduta15) où s'accoudait le personnage s'agrandit pour envahir toute la toile, jusqu'à en faire disparaître ce personnage complètement, ou du moins, l'amenuiser à son tour pour le « réduire » à un élément parmi d'autres de la composition, et pas nécessairement à l'avant-plan. Il a fallu attendre la Renaissance, la désacralisation et l'instrumentalisation du monde, désormais conçu - et puis vu - non plus comme une création et une émanation divine mais comme un ensemble de phénomènes naturels (et humains), pour que le « paysage », c'est-à-dire la représentation voulue et réfléchie du monde extérieur comme un ensemble d'éléments intégrés, acquiert son autonomie. Il a fallu attendre la mise en place de la perspective - en même temps que l'émergence du sujet individuel moderne.
À la naissance de ce nouveau genre pictural, donc, se place une opération de re-cadrage : celle-ci conduit à insérer la « scène » (c'est-à-dire le sujet, l'histoire représentée sur la toile, avec son ou ses personnages, et son architecture) dans un décor choisi comme vraisemblable, dans un site possible qui de plan en plan ouvre la toile et l'histoire qu'elle représente sur un « ailleurs ». Ainsi le tableau dans son entier deviendra un cube ouvert, comme découpé dans le réel, mais imaginairement et intellectuellement non coupé de celui-ci, dans un espace imaginé et pensé en continu, où les motifs seront englobés et intégrés dans un tout cohérent plutôt que compartimentés, et organisés suivant un nouveau et unique point de vue.
Un nouveau point de vue, c'est-à-dire la place d'un regard, à la fois intérieur à la toile où tout renvoie à lui, où tout s'organise en fonction de lui, et pourtant en même temps extérieur, puisque celui-ci ne prend sens, ne prend chair, en quelque sorte, que de par le spectateur qui se situe en dehors de la toile et la contemple.
Que voit-il donc dans le paysage représenté sur la toile ? Première réponse : une reproduction plus ou moins conventionnelle du monde extérieur, filtrée, donc, à travers certaines règles de représentation picturale et aussi à travers la vision intérieure du peintre, dans laquelle lui, le spectateur, est invité à se projeter. Une vision qui procure un plaisir esthétique, toujours malaisé à définir, mais dont on peut du moins dire qu'il afine, éduque et oriente le regard, et finit par transformer son regard sur le monde, et même le monde lui-même, souvent, par retour (art des jardins, urbanisation, etc).
Par conséquent un paysage est d'abord et toujours déjà une représentation de paysage : en effet, c'est l'application d'un modèle esthétique qui, jouant le rôle d'un filtre, d'un médiateur, d'un cadre, permet de voir le paysage (c'est-à-dire de le créer, de le faire surgir là où il n'y avait auparavant que du pays); et en retour la vision et l'appréciation de ce nouveau paysage vient enrichir et peut-être parfois modifier le modèle, le faire évoluer. Ainsi ce qui est perçu et ce qui est imaginé s'interpénètre et se mêle, indissociablement, et bien malin dans ces conditions qui dira lequel est le premier, du paysage ou de son modèle…
Le paysage est donc, avant toute chose, le rendu d'une expérience singulière du monde, naturel et humain, qui nous entoure, à un certain moment, dans un certain lieu : c'est-à-dire, pour aller vite, qu'il se donne comme la représentation d'une rencontre entre un certain lieu du monde et une sensibilité, un entendement, une mémoire, une imagination, et ce dans un certain cadre de référence socio-historique et esthétique.
En ce sens, il semble bien que le paysage soit le genre pictural le plus philosophique qui soit, mettant en scène de manière frappante le rapport souvent conflictuel, toujours inquisiteur, parfois angoissé et parfois serein, entre le sujet (dans le monde) et le monde. Le sujet humain dans le paysage, tant naturel que peint, se voit regardant. Car le paysage qu'il (se) représente est milieu en même temps que spectacle.
C'est ainsi que la notion de paysage peut prendre de l'extension, que de nouveaux paysages peuvent apparaître, à mesure : 1) de l'avènement de perceptions nouvelles et aussi (et indissociablement, comme on vient de le voir) 2) de modèles esthétiques nouveaux (ainsi, le sublime après le beau au XVIIIème siècle). On « invente » par exemple successivement, après la campagne, la montagne, la mer, le désert… c'est-à-dire qu'on les reconnaît et qu'on les valorise comme paysages. Enfin 3) de nouveaux instruments, de nouveaux modes d'appréhension du réel (comme la photo, le cinéma) se font le relai du regard et permettent d'« inventer » des paysages encore inédits, inouïs, sous-marins, intersidéraux, de synthèse, etc, etc…
Dans ce contexte, on peut dire que la remarque de Carlo Zanni, surprenante au départ, s'inscrit en fait à prime abord dans la continuité logique de toute l'histoire du paysage. L'ordinateur, après l'œil, après le pinceau, après la caméra, devient le nouveau filtre, comme le dit Zanni, qui entre les mains de l'artiste contribue lui aussi à « artialiser » le monde16 - un monde cette fois « virtuel » (du moins, apppelé tel), un monde qui à son tour pourra se voir « inventer » comme paysage.
LE SUJET À SON ÉCRAN : UN NOUVEAU PAYSAGE ?
Seulement il ne s'agit pas ici, dans le cas de Zanni du moins - pas seulement, pas simplement - de l'usage d'un filtre nouveau, appliqué au même « vieux » monde (le monde « réel », naturel et humain), puisque le monde représenté dans ses paysages est le monde dit « virtuel », et donc que l'ordinateur se trouve à être utilisé ici comme filtre afin de s'artialiser, de se « paysager » soi-même. Ainsi le tableau de bord devient-il tableau… en se regardant lui-même, et en attirant et changeant notre regard sur ce « nouveau monde » par la même occasion.
Dans un premier temps Zanni nous présente des tableaux peints qui reproduisent des logos de logiciels (comme par exemple ceux de Napster, ou d'Illustrator), ou des icônes tels que l'œil du peintre a pu les observés sur le bureau de son ordinateur - comme tout un chacun de nos jours. Ce faisant, Zanni se situe bien sûr dans la lignée du pop art (comme n'ont pas manqué de remarquer plusieurs commentateurs, comme entre autres Bennett Simpson), en élevant à son tour à la dignité d'objets d'art des « produits » immédiatement reconnaissables et devenus si « marqués » que leur seule reproduction picturale dans un contexte purement artistique suffit à faire de ces « icônes » des icônes au sens propre, images presque sacrées de notre nouveau monde.
Mais encore, précise Zanni, ces toiles sont des paysages. Pourquoi des paysages ? Parce que, contrairement à la bouteille de Coca-Cola de Warhol par exemple, ils se présentent déjà sur un écran, et que leur rôle est déjà indiciel : ils apparaissent sur le bureau seulement pour signaler la mise en marche d'un logiciel quelconque, ou au contraire un problème de fonctionnement, comme l'icône avec le « x » dans un carré qui signale l'absence d'une image, et reproduit aussi par Zanni, ou encore un lien à cliquer, etc. Inséparables de ce cadre, leur représentation sur une toile suffit à renvoyer à ce cadre et à le rappeler. Ces toiles sont donc des paysages par métonymie : leur représentation picturale - comme un arrêt sur image - transforme l'écran en fenêtre, et le bureau en paysage.
Dans d'autre œuvres - plus tardives - comme ebay Landscape et Time In (cette dernière œuvre réalisée avec Yucef Mehri), Carlo Zanni propose encore un autre type de « paysage », qu'on peut rapprocher de certaines illustrations « métaphoriques » qui représente le Web comme un paysage - comme par exemple un ciel étoilé, ou un réseau routier. Dans le cas de Zanni, cependant, il est plus surprenant de voir le Web représenté sous la forme (ou le déguisement…) d'un paysage « traditionnel », d'inspiration orientale pour eBay Landscape, et urbain pour Time In.
Seulement Zanni dépasse dans ces œuvres le niveau purement métaphorique : le web ici n'est pas seulement re-présenté comme un paysage, il se présente comme un paysage. Car Zanni met le web à l'œuvre dans l'œuvre, et la « toile » s'insère dans la Toile, résultat d'un dispositif où le paysage se crée et se recrée au fur et à mesure…
Ainsi, comme l'explique Zanni décrivant le disposif mis en œuvre pour générer les paysages d'eBay Landscape :
"mountains are generated grabbing eBay.com stock markets charts. Charts are cut away from all those elements describing the status of the market, like grids, numbers and other signs (please look at the image beside). In the end the online script cuts away everything but the blue shape that I use as background for my work, for the mountains.
In foreground you can see some bamboo trees and other plants. They are cut from the first image you find in the CNN.com home page. This image has been cut following the shape of a pre-programmed black drawing. In truth we designed a tool, allowing us to transform a drawing in a mask using it online to cut images taken live from Internet.
While the shape of the mountains changes every day (when the NASDAQ closes), the content, the form of the bamboos changes as many times as CNN.com updates its website (with breaking news and so on, so our social behaviours generates the content of the trees)."
Un dispositif du même type a également été créé par Zanni et Yucef Mehri pour la réalisation de Time In17.
On passe ainsi, pourrait-on dire (de manière fort cavalière, bien sûr, et pour faire image…) de Parménide à Héraclite, de la représentation immobile d'un instant figé dans l'éternel au paysage toujours changeant produit par un flot de données et qui s'inscrit dans le flux du temps, et des pixels.18 Ces paysages sont des trompe-l'œil, se présentant à prime abord comme des paysages assez classiques qu'il faut savoir contempler un certain temps pour réaliser qu'il sont fluctuants. Ils donnent ainsi l'apparence du continu dans le discontinu… et constituent par là de « vrais » paysages; ils réalisent l'intégration d'éléments épars et divers dans un tout organisé comme dans le paysage traditionnel, mais y ajoutant le mouvement et le passage du temps. Avec ces œuvres Zanni peut représenter en même temps qu'il la présente comme telle la transformation et l'actualisation du non-actuel dans l'actuel, tout comme dans le monde réel (celui du Web comme l'autre, le « vrai »). Paysages dynamiques, et aussi paysages palimpsestes, tels que les rêve Alain Roger, à la suite de Francastel : « concrétion dynamique », « condensation polysensorielle », « constellation virtuelle »19… "and the cursor is the horizon."
Notes
1 :cf. Valéry Grancher, www.nomemory.org/webpaint/data/history.htm.
Grancher offre sur son site un court survol historique fort intéressant (particulièrement du point de vue de l'iconologie) des rapports entre art et informatique, avec des illustrations et plusieurs liens vers les sites d'autres artistes (dont Carlo Zanni) qui œuvrent dans ce domaine.
2 : Voir à ce sujet Anne Cauquelin, Le site et le paysage, le sous-chapitre intitulé « Des notions culte, des concepts mythique », particulièrement les pages 35-42.
3 : Alain Roger, Court traité du paysage, p : 16 et suivantes. Je reprends ici la définition de Roger parce qu'elle a le grand mérite, je trouve, d'être suffisamment simple pour être éclairante. Notons que Roger a emprunté le terme d'artialisation à Montaigne, pour soutenir une idée assez commune en esthétique « d'une nature esthétisée par l'œil artiste », mise de l'avant entre autres par Charles Lalo, Benedetto Croce, etc. (cf. la note 1 de la page 16).
4 : Cette remarque est inspirée par la lecture de l'essai Le site et le paysage, d'Anne Cauquelin. Cf. en particulier les chapitres intitulés « De l'espace et des lieux » et « Le corps, le territoire, la carte », pp : 73-104.
5 : Cf. à ce sujet « Du pays au paysage », premier chapitre du bel ouvrage de Piero Camporesi, Les belles contrées (pp : 11-46), ainsi que Court traité du paysage, d'Alain Roger.
6 : Richard d'Angio, « Le paysage : réalité ou chimère ? », Groupe de développement Enseignement de la Géographie, I.U.F.M DE L'ACADÉMIE D'AIX-MARSEILLE,
7 : Richard d'Angio, « Le paysage : réalité ou chimère ? », Groupe de développement Enseignement de la Géographie, I.U.F.M DE L'ACADÉMIE D'AIX-MARSEILLE,
8 : Et même, dans la langue française du moins, il semble bien que le mot « paysage » ait été d'abord utilisé pour désigner le tableau, avant le territoire (« Paisage, mot commun entre les painctres », dictionnaire de Robert Estienne, 1549, où le terme apparaît pour la première fois de manière certaine), cf. Catherine Franceschi, « Du mot paysage et de ses équivalents », dans Les enjeux du paysage, sous la direction de Michel Collot, pp : 75-111.
9 : Michel Collot, « Le paysage dans la critique thématique », dans Les enjeux du paysage, sous la direction de Michel Collot, p : 193.
10 : Augustin Berque, Les raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, pp : 34-35.
11 : Cf. la suite de ce troisième chapitre, intitulé justement « Les proto-paysages », pp : 48-63.
12 : Cf. Voir Piero Camporesi, Les belles contrées, « Du pays au paysage ».
13 : J'ai écrit « généralise » pour tenir compte des quelques précurseurs (il y en a toujours...) comme Pétrarque faisant sa fameuse ascension du mont Ventoux pour admirer la vue (une initiative considérée comme une aberration au XIVème siècle), Léonard de Vinci... ou encore plus avant dans le temps l'empereur Hadrien, gravissant l'Etna pour admirer lui aussi la vue d'en haut.
14 : Voir Eugenio Battisti, « Paysage », dans l'Encyclopédie Universalis et aussi (entre autres) Anne Cauquelin, La naissance du paysage.
15 : La veduta désigne aussi par extension toute « trouée » dans le tableau, un artifice qui permet d'introduire dans celui-ci comme un autre tableau en miniature… même entre les jambes des personnage ! ou de par et d'autre d'une colonne, etc…. Cf. Pierre Francastel, Peinture et société.
16 : Pour reprendre l'expression utilisée par Alain Roger, dans son Court traité du paysage, p : 16 et suivantes. Notons que Roger a emprunté le terme d'artialisation à Montaigne, pour soutenir une idée assez commune en esthétique « d'une nature esthétisée par l'œil artiste », mise de l'avant entre autres par Charles Lalo, Benedetto Croce, etc. (comme le précise la note 1 de la page 16).
17 : "Carlo Zanni and Yucef Merhi hacked into into the "Time Out New York Magazine" Online Queries Database (the one that stores all the queries entered by their website's visitors) and created an ideal dynamic city to visualize information in constant flux. Live queries shift the scale of skyscrapers every minute while CNN news cover images take the form of choppers and zeppelins and a meteorology station (La Guardia airport) provides info to generate realistic skies.
This contemporary networked landscape operates as a visual diagram and social metaphor of a public sculpture, as any urban center is." (cf. http://www.zanni.org/timein)
18 : Notons qu'en offrant en plus des toiles réalisées à partir de captures d'écran des œuvres ebay Landscape et Time In, Zanni boucle la boucle, et achève la transmutation de l'écran en paysage.
19 : Cf. Alain Roger, Court traité du paysage, p : 117.
Bibliographie :
D’ANGIO, Richard. « Le paysage : réalité ou chimère ? ». Groupe de développement Enseignement de la Géographie, I.U.F.M DE L'ACADÉMIE D'AIX-MARSEILLE, octobre 2001.
en ligne
BATTISTI, Eugenio, « Paysage », dans l'Encyclopédie Universalis.
CAMPORESI, Piero, Les belles contrées : naissance du paysage italien. Traduit de l'italien par Brigitte Pérol. Ed. Le Promeneur, Paris, 1995.
CAUQUELIN, Anne. L'invention du paysage. rééd. Quadrige / PUF, 2000 (Plon, 1989).
CAUQUELIN, Anne. Le site et le paysage. Quadrige / PUF, 2002.
COLLOT, Michel (sous la direction de). Les enjeux du paysage. Ed. Ousia, Bruxelles, 1997.
FRANCASTEL, Pierre. Peinture et société. Coll. Idées / Art, NRF, Gallimard, 1965.
GIORDANO, Carlo. Carlo Zanni. Vitalogy, a Study of a Contemporary presence in Thirty Five Volumes. Vol. VIII G. ICA Institute of Contemporay Arts, Londres, 2005.
GRANGER, Gilles-Gaston. Le probable, le possible et le virtuel. Odile Jacob, 1995.
GUYOT, Philippe. « Le paysage dans l'art occidental », dans La Balise no 12, Académie de Poitiers, 1999.
en ligne
MILANI, Raffaeli. « La théorie du pittoresque et la naissance d'une esthétique du paysage », dans L'esthétique face aux jardins. Textes réunis par Manon Regimbald (UQAM), Revue canadienne d'esthétique, Volume 6, automne 2001.
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PÄCHT, Otto. Le paysage dans l'art italien : les premières études d'après nature dans l'art italien et les premiers paysages de calendrier. Traduit de l'anglais par Patrick Joly. Ed. Saint-Pierre-de-Salerne, 1991.
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ZANNI, Carlo. Entrevues + textes critiques sur son œuvre.
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Anne-Marie Boisvert
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