Jean-François Frappier: Dans votre production Eis, qui signifie Glace, comment avez vous procédé dans le choix et l’organisation des différentes scènes? Y a-t-il une importance dans l’ordre de celles-ci?
Asta Gröting: Avec Eis, j’ai tenté d’illustrer différentes situations psychologiques. L’ours Gonzo (incidemment du Canada) est montré dans la première scène parce qu’il accomplit l’acte le plus essentiel, se nourrir. J’aimais aussi les contrastes qu’il permettait entre le noir et blanc et entre le chaud et le froid. L’ours fait ce qu’il préfère, il mange le miel et il est tout à fait égoiste dans cette action. Il tuerait quiconque voudrait le déranger. J’ai montré un ours dans le même esprit qu’un enfant veut avoir son ourson. Dans la scène suivante, un homme trace le mot WIE (comment) dans la glace de la patinoire. Ce mot devient visible après un certain moment. Il continue sa performance tandis que les autres acteurs se produisent. Il est alors question de la manière dont on fait les choses, leur visibilité. L’image qui suit est une image sociale. Un patineur tombe alors qu’un autre l’aide à se tenir droit. Puis celui qui l’aide tombe lui aussi et reçoit l’aide de l’homme qui a obtenu de l’aide précédemment (en fait, un de ces deux hommes est acrobate et l’autre, champion aux patins à roulettes). L’autre scène montre une femme qui tient deux miroirs dans chacune de ses mains lui permettant de regarder à l’arrière. Puis la cage et le nid qui apparaissent dans les scènes suivantes représentent deux versions différentes d’un domicile. La femme qui fait des pirouettes (la vedette du spectacle, elle est championne du monde dans ce genre) tourne autour d’elle-même et réalisent différentes figures, produisant ainsi diverses sculptures d’elle-même. Elle représente le narcissisme. Enfin, la dernière image montre un amateur qui danse et ne chante des airs que pour lui-même. Des microphones sous ses patins amplifient le sons. Il n’y a rien à dire sur l’ordre des scène en tant que tel. J’ai simplement tenté de les montrer les unes après les autres dans l’ordre qui me semblait le plus juste.
JFF: Je voudrais revenir sur la présence de la cage et du nid. Deviennent-ils des personnages au même titre que les individus qui performent dans les scènes?
AG: Mon idée était de présenter deux différentes versions de la maison, du domicile et je cherchais à voir comment un patineur pouvait pousser sa propre maison devant lui dans ce grand espace. Et puis, cela me satisfait de constater que mon travail reste suffisamment ouvert à l’interprétation des autres, que l’on puisse y apporter le sens que l’on voudra bien.
JFF: Pourquoi avoir choisi une patinoire pour aborder ces situations psychologiques?
AG: Je voulais réaliser une oeuvre qui traiterait de l’équilibre intérieur et extérieur et je trouvais que la patinoire, par son étendue et sa nature réfléchissante et glissante me permettait de le faire.
JFF: La patinoire ne devient-elle pas comme un microcosme, un univers en soi où la réalité humaine pourrait être dépeinte? Il me semble également voir une certain rapport avec les différentes étapes de la vie humaine dans le déroulement des scènes. L’ours avec son besoin primaire pourrait représenter l’enfance et l’homme de la dernière scène, plus vieux, se rapprocherait du monde de la vieillesse. Tous les individus décriraient, à leur manière, leur rapport à l’autre, une certaine façon d’être en société, de se définir dans le monde. Qu’en pensez-vous?
AG: Cette interprétation est valable pour vous. Mais j’essaie de ne pas charger mon travail avec trop de sens. Je ne veux pas le restreindre à certaines interprétations. Un ours noir sur la glace blance devrait toujours, en premier lieu, fonctionner comme une image ou une sculpture qui doit être vue. Je ne veux pas en limiter le sens ni la justifier par un contenu particulier. Elle est ce qu’elle est. La raison première pour laquelle je fais un travail est parce que je veux le voir, je veux voir cette image.
JFF: Vos scènes captivent l’attention d’une façon particulière, en utilisant de longs plans, sans beaucoup de coupures au montage. Comment décrivez-vous votre rapport à la lenteur?
AG: Je préfère faire le montage en coupant le moins possible parce que cela me rend nerveuse lorsque je vois des films comportant plusieurs coupures. Je préfère la concentration et la tranquilité et même une sorte d’ennui d’un film aux longs plans.
JFF: Comment êtes-vous passée de la sculpture à la vidéo?
AG: Il y a quelques années, la vie quotidienne de sculpteure, seule ou avec un assistant, m’est apparue très ennuyeuse et même parfois, sans vie. J’ai alors voulu travailler avec d’autres personnes, d’autres artistes. C’est à ce moment-là, en 1993, que j’ai commencé mon projet The Inner Voice. J’ai voulu réaliser une oeuvre qui traiterait de cette voix intérieure, de cet organe intérieur et j’ai trouvé que le ventriloque pouvait agir comme un équivalent. J’ai alors décidé d’essayer la vidéo comme médium parce que je pensais que cela demanderait moins d’effort que pour la réalisation des grosses sculptures que je produisais avant. Malheureusement, j’ai compris que la production de la vidéo se révélait parfois plus onéreuse.
JFF: Pouvez-vous nous parler davantage de ce projet The Inner Voice que vous avez débuté en 1993 et dont vous poursuivez toujours la réalisation? Et en quoi se compare-t-il à Eis?
AG: The Inner Voice est formé de films tournés en vidéo et de performances où on voit un ventriloque parler avec une poupée au sujet de la voix intérieure qui s’adresse à eux. J’écris un script différent pour chaque langue dans laquelle les scènes sont filmées et pour lesquelles j’ai trouvé un ventriloque. La poupée est toujours la même, je l’ai fabriquée en 1993. Le but de ce projet est de le faire dans toutes les langues, avec un ventriloque différent chaque fois, et de les montrer tous ensemble. Jusqu’à maintenant, j’ai fait le film allemand, finnois, italien, français et canadien français. En ce moment, je prépare la version russe. Le lien que j’établis avec Eis est que je travaille en collaboration avec d’autres personnes et qu’un film video en résulte.