work 3

Darfur (John MAEDA, 2006)

by Gabriel Gaudette

Cliquez sur les images pour voir l'oeuvre

Abstract : This article analyses reading and visual experiences generated by the artwork Darfur from John Maeda (2006). The author compares the artwork experience with the general inertia towards geopolitical conflicts such as the one raging in Darfur.

Peut-on lire un mot un si grand nombre de fois qu’il en vient à perdre sa signification? Est-ce que l’accumulation peut mener paradoxalement jusqu’à la disparition? Dans une œuvre Web de 2004, le designer graphique et enseignant au Massachussets Institute of Technology  John Maeda démontre, de manière troublante, que la réponse est oui.  Un mot est un signe qui renvoie à un objet de pensée, et la signification que nous investissons dans un mot quelconque est constamment approfondie, réévaluée et amplifiée par l’expérience que nous en faisons.

Le mot « Darfour » renvoie à une région du globe ravagée par les conflits armés. Il devient aussi, suite à l’expérience de l’œuvre en ligne Darfur de John Maeda, la représentation visuelle et quantifiable de l’ampleur de la mortalité  engendrée par une guerre. L’œuvre est essentiellement composée du mot darfur – répété 66 666 fois. Comme l’artiste l’explique en haut de la page, chaque lettre du texte équivaut à une personne morte dans le conflit armé au Darfour. Une perte de signification langagière s’instaure par cette démultiplication, comme le fait observer Maeda : « Scroll your browser and everything will look the same. You will feel nothing -- that's the problem. 1»Pour pouvoir mesurer l’ampleur de ce texte, il faut soit utiliser la barre de défilement du navigateur – et ce déplacement finit par être imperceptible puisque chaque portion de texte affiché est similaire à la précédente – soit effectuer un zoom arrière qui ne permet pas d’embrasser d’un seul regard l’ensemble du texte, et qui, de plus, rend impossible la lecture du mot « darfur ». Autrement dit, ce texte s’appréhende comme une immense surface qui délimite l’étendue, au sens propre et figuré, du drame humanitaire qui a lieu au Darfour. De plus, la répétition du mot, qui aboutit à une indifférenciation, fait écho à une désensibilisation face aux crises géopolitiques. En effet, l’expérience aurait pu être répété avec, par exemple, le mot Palestine ou Myanmar : certaines régions du globe sont le théâtre d’affrontements sanglants depuis si longtemps qu’on a l’impression que leur mention a une place en permanence au bulletin de nouvelles ou sur un site d’informations dans la section « international ». Or, si l’affichage du nom d’un pays dans un journal ne fait souvent que renforcer le pessimisme du lecteur de nouvelles quant à l’espoir toujours repoussé d’un cessez-le-feu éventuel, on peut penser pour soi-même qu’il serait souhaitable de s’informer sur le conflit, prendre acte de la douleur et de la détresse des habitants de ces zones perpétuellement sinistrées de l’échiquier géopolitique, ne serait-ce que par respect pour les victimes. Par un brillant effet formel transformant la lecture d’un texte en observation d’une image, Maeda détourne momentanément le syntagme verbal « darfur » de sa portée lecturale pour ajouter une signification interprétative de par sa portée picturale, engendrant une lecture visuel plutôt qu’une lecture textuelle. En plus de la démonstration formelle de la multiplication et la sensibilisation humanitaire à une situation déplorable en Afrique, Maeda joue sur la dimension médiatique du réseau servant à diffuser l’œuvre. Dans le texte d’introduction de l’œuvre, il est indiqué : « Your browser struggles a tiny bit to get the entire file over to you. It's a tiny speedbump of data on the information highway. Just 400K. 2»La « difficulté »  pour notre navigateur de télécharger un fichier pesant 400 kilo-octets (ou plutôt 400 000 octets) n’est que toute relative : le fichier nous est apparu instantanément, il remplit notre écran d’un texte que nous ne lirons pas jusqu’à la dernière ligne, et ne forme qu’une infinitésimale portion d’Internet. Pourtant, l’ouverture du fichier par l’internaute le hantera puisqu’il pèse lourd sur la conscience : il équivaut à 400 000 morts. Ceci démontre que la surexposition à une nouvelle triste peut désensibiliser, mais nous commande de renoncer à notre ignorance par le biais du réseau par cette phrase impérative : « google 'darfur' to learn more. 3»

Après la découverte de cette œuvre, il devient difficile de ne pas penser que le Web, au-delà de ses merveilles artistiques, de ses gadgets technologiques à la péremption rapide, de ses divertissements dévoreurs de temps et de la panoplie d’informations dont il regorge, est aussi un réseau sur lequel se trouve un fichier au poids informatique insignifiant mais à la profondeur interprétative et éthique incommensurable.


1Maeda, John (2004). Darfur. En ligne : lien, (consulté le 18 octobre 2010)

2 Ibid. C’est nous qui soulignons.

3 Ibid.

 

 

 

 

Top
back

Français

SUMMARY

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Links - Subscription - Contact - Credits - Archives