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Ceux qui vont mourir (Grégory CHATONSKY, 2006)

by Joëlle Gauthier

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Abstract : This article reflects on the artwork Those Who Will Die by Gregory Chatonsky (2006). The author describes the fantomatic experience generated by the processing of random images and texts on the screen.

Le travail de Grégory Chatonsky, artiste français issu des Beaux-arts de Paris et fondateur du collectif incident.net, est marqué par un intérêt certain pour les thématiques relatives à l’obscurité. Dans ses œuvres, les images se déclinent en teintes sombres, se détachant de façon incertaine sur des mers de noir. Les nombreux effets de transparence donnent aux images et aux mots l’inconsistance des fantômes. Les ambiances sonores sont inquiétantes et rappellent les états troubles entre l’éveil et le rêve. En entrevue, Chatonsky spécifie toutefois que ce qui l’obsède n’est pas tant la noirceur que le « nocturne », domaine protégé de « [c]es nuits où l’on perçoit tout autour de soi le silence des gens qui dorment 1». Plus encore, il considère le nocturne comme une métaphore du Web : « Le réseau fonctionne un peu de cette manière : nous sommes plusieurs, nous nous tenons en silence les uns à côté des autres 2».

Le Web est ainsi habité de dormeurs qui, par leur passage, l’ont peuplé d’entrées de blogues oubliées, de photos disséminées sur des réseaux sociaux aux profils depuis longtemps inactifs, de vidéos orphelines, etc. – autant de traces qui survivent comme les fantômes de leurs auteurs et parmi lesquelles l’internaute se promène en silence. À travers Ceux qui vont mourir, ce sont ces fantômes du contemporain que Chatonsky invoque, révélant la fragilité de la frontière entre l’être encore et le jamais plus.


Pour la création de Ceux qui vont mourir, Chatonsky a fait appel à trois des lieux de dépôt de mémoire les plus emblématiques du Web, nommément les véritables cimetières virtuels que sont YouTube, ExperienceProject et Flickr. Sur la page d’accueil, une foule de jeunes en train de faire la fête, bras levés et bouteilles à la main, sont figés à jamais sur une photo en noir et blanc dont les contours se perdent dans l’obscurité. Fixant l’objectif de la caméra au moment où le cliché a été pris (apparemment à partir d’une scène lors d’un concert; l’origine spécifique du cliché n’est cependant jamais révélée), les individus sur la photo semblent dévisager l’internaute, imposant leur présence au-delà de la barrière du temps qui les sépare. Le ton est donné. En pénétrant dans l’œuvre, l’internaute est confronté à une lente procession de phrases s’accrochant une à une à l’écran, accompagnées de photos qui pulsent, semi-transparentes, ne se matérialisant vraiment que pendant de brefs instants avant de disparaître. Toutes ces phrases, qui se succèdent au hasard selon une logique de sélection aléatoire, sont des intitulés de groupes tirés du site ExperienceProject – par exemple : « I Wear Diapers », « I Am Very Kind Hearted », « I Love Mushrooms », etc. Leur « je » anonyme renvoie à une multitude de confessions laissées par des internautes de passage, appartenant à la masse des « dormeurs ». Les photos, quant à elles, proviennent de Flickr, mais aussi de YouTube. Se présentant comme les témoignages d’instants à jamais passés, elles sont sélectionnées aléatoirement à l’intérieur de bassins d’images constitués des résultats de recherches par mots-clefs effectuées à partir des termes contenus dans la phrase affichée à l’écran au moment de leur propre apparition. Conséquemment, il se dégage une certaine affinité thématique entre le texte et les images placés ponctuellement en situation de coprésence, bien que les étranges associations qui naissent aient parfois le pouvoir de surprendre, faisant apparaître du sens nouveau à la rencontre de deux singularités disjointes et anonymes.


On l’aura maintenant compris, on visite l’œuvre de Chatonsky un peu à la manière dont on visite la Grosse-Île, en contemplant les objets du passé imprégnés de la vie des immigrants décédés. L’ambiance sonore de l’œuvre, inquiétante, rappelle d’ailleurs constamment à l’internaute qu’il assiste à une procession de fantômes : traces de passages, les images et les mots révèlent en creux l’absence irrévocable de leurs auteurs, déjà un peu morts en attendant de l’être tout à fait. Bref, en exposant le Web comme lieu hanté par des résidus de présence oubliés, Chatonsky nous donne à voir les disparus de demain, déjà perdus dans ce « je » collectif propre aux morts anonymes de l’Histoire.


1 Dominique Moulon (03/2007) « Grégory Chatonsky. Une esthétique des flux », dans Images Magazine, no 21, p. 85-89. En ligne: http://www.moulon.net/pdf/pdfin_08.pdf

2 Ibid.

 

 

 

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