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œuvre 2
Ad Verbum, par Nick MONTFORT (USA), 2000 et JABBER: The Jabberwoky Engine, par Neil HENNESSY (Canada), 2001
Présenter des notes historiques succinctes s'avère une tâche difficile lorsqu'on traite de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle), ce cercle d'écrivains français qui a prôné l'utilisation de contraintes formelles en littérature. Sa place dans la tradition littéraire est très spéciale : la littérature à contraintes qui l'a précédé (Nabokov et Stern servant de référence en langue anglaise) est taxée d'anoulipisme ou « plagiat par anticipation » alors que des contemporains qui empruntent le même cheminement ne sont pas membres du cercle : oulipiens peut-être, mais pas Oulipo. Il est dès lors difficile de savoir qui fait ou ne fait pas partie du groupe. Les média digitaux qui se basent sur les contraintes fertiles du code binaire offrent un terrain fécond pour la recherche en ce domaine et innombrables sont les oeuvres qui se réclament de l'Oulipo, mais qui ne sont pas reconnues officiellement par l'Ouvroir. Deux de celles-ci sont Ad Verbum de Nick Montfort et JABBER: The Jabberwocky Engine de Neil Hennessy's.
Candidat au doctorat à l'Université de Pennsylvanie, Montfort reconnaît être redevable à l'Oulipo dans son introduction à Ad Verbum qui constitue sa contribution personnelle au phénomène maintenant passager de la fiction interactive. Toute œuvre de fiction interactive (ou IF en anglais), jeu à base de texte qui n'est pas sans rapport avec les versions les plus élaborées des livres Choose Your Own Adventure des années 1980, fonctionne avec d'innombrables contraintes qui y sont insérées. Le lecteur, qui est aussi le joueur, fait face à une situation ou simplement à la description d'un espace matériel comme décrit au début d' Ad Verbum.
Vestibule
Ceci est l'entrée du rez-de-chaussée d'un vaste hôtel particulier. Le papier peint se décolle et des morceaux de plâtre sont tombés du plafond ici et là. Il y a un escalier, assez solide pour y monter. Le grand espace à l'ouest doit avoir été dans le passé une salle séparée, mais l'équipe de démolition a déjà détruit un mur. À l'est, on trouve la salle de séjour. Au sud, la porte d'entrée; une benne à ordure y a été déposée.
À partir de ce point de départ, il est possible de se déplacer dans n'importe quelle direction en tapant « aller à l'est » ou « monter l'escalier », selon son gré. Ce faisant, on découvrira de nouvelles salles et de nouvelles situations. La plupart du temps, un jeu de ce genre se déroule dans un univers fantastique en vogue : le protagoniste est vainqueur du dragon et trouve le trésor dans le donjon. Montfort a complètement mis de côté ce genre et a adopté ce qui, à première vue, peut sembler une démarche plutôt prosaïque : vider la maison (du magicien) de ses ordures. De plus, il complique le jeu en y insérant des contraintes qui se rajoutent à celles normalement utilisées (il est amusant de noter que plusieurs salles dans ce jeu sont désignées comme « contraignantes »). Ad Verbum utilise de simples allitérations. Ainsi un cabinet de travail (study en anglais) sera décrit comme « [s]mall, shadowy, stifling, (petit, sombre, suffocant) ». Des expressions comme « Softwood slats (stain: sandy) surround (un encadrement de lattes de bois tendre avec taches couleur sable) » et diverses descriptions, en plus des autres indices sous forme d'allitérations, doivent être perçues comme des énigmes permettant de progresser dans le jeu. N'ayant jamais eu d'expérience dans ce genre de fiction interactive, l'auteur du présent article s'est senti quelque peu désavantagé lorsqu'il s'est agi de jouer et encore plus de gagner la partie. Quelqu'un de plus expérimenté aurait sans doute été mieux à même de rendre justice aux efforts de Montfort (pour les autres joueurs également peu expérimentés, porter attention à la touche de commande « hint » [truc]). Quoiqu'il en soit, il est évident qu' Ad Verbum fait preuve d'ingénuité sur tous les plans et que ce moyen d'expression ouvre des horizons encore inexplorés.
On retrouve fréquemment le nom de Hennessy, qui gravite autour de la maison d'édition Coach House Books (où il a été publié en ligne), aux côtés de celui, mieux connu, de l'aspirant-Oulipo anglophone, Christian Bök, célèbre par son Eunoia. Outre que de contribuer à la revue OL3, Hennessy et Bök partagent les mêmes objectifs amusants. Le plus réputé des jeux d'esprit inventés par Hennessy est sans doute le JABBER: The Jabberwocky Engine, qui tente de faire revivre sur le mode oulipien, un sujet anoulipiste, le Jabberwocky de Lewis Carroll. Ce poème de Carroll constitue une merveille de néologismes évocateurs, mais dépourvus de sens. Ce sommet dans le genre saugrenu commence par : « 'Twas brillig, and the slithy toves / Did gyre and gimble in the wabe. » Ces vers et ceux qui les suivent ont inspiré d'extraordinaires absurdités, certaines peu originales, d'autres hautement inspirées. La tentative d'Hennessy s'inscrit dans cette dernière catégorie. JABBER: The Jabberwocky Engine est un modeste programme java qui libère un certain nombre de lettres sur un petit écran où elles flottent librement, s'entrechoquant les unes les autres et formant, lorsqu'approprié, des séquences et, éventuellement, des mots. Plusieurs essais ont produit des résultats particulièrement intéressants : estsistra, holosormi, yippinect, biconalve, kohenflumb, outagler, et un terme que Carroll aurait certainement approuvé, yalagirgs. Ces termes portent en germe suffisamment de sens pour pouvoir former un ou deux poèmes s'ils sont combinés de façon appropriée. Tout comme les poètes qui peuvent avoir recours à des dictionnaires de rimes, les versificateurs absurdes en herbe peuvent maintenant se servir du Jabberwocky Engine.
Le véritable Oulipien toutefois se consacre davantage à la théorie qu'à la pratique, inventant de nouvelles contraintes qui sont probablement l'essence même de l'entreprise. Le magnifique Oulipo Compendium publié par Atlas Press consiste principalement en une série de règles pour des jeux à base de mots et de recettes pour jeter le désordre dans le langage. Les applications pratiques de ces systèmes sont cependant peu nombreuses. Comme on pouvait s'y attendre, Montfort et Hennessy sont à la fois des théoriciens et des praticiens. Alors que Montfort a publié un livre aux MIT Press traitant en détail de la fiction interactive, Hennessy a étudié avec grande minutie les prédécesseurs et les principes mathématiques de JABBER dans OL3. En ce qui les concerne, il serait peut-être temps que l'Oulipo songe à reconnaître ses fils illégitimes.
Patrick Ellis
(Traduit de l'anglais par Serge Marcoux)
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