œuvre 3
After Tokyo,
d'Éric SADIN (France), 2004
(partenariat / réalisation technique : Gaspard Bébié-Valérian)
Écrivain, critique et théoricien de la culture numérique ou, plus exactement, de la numérisation de la culture, Éric Sadin élabore depuis plusieurs années une importante œuvre multimédia, dont un des aspects essentiels est la mise en réseau des médias.
Tout en constituant une création indépendante, le site web After Tokyo ne peut donc être dissocié de l'ensemble de ses interventions, qui s'étendent de la publication sur papier (la revue Écart/S; la performance poétique 7 au carré, publiée aux éditions Les Impressions Nouvelles en 20021) à de nombreuses activités didactiques ou pédagogiques (cours, ateliers, conférences). À la différence de bien des théoriciens de la cyberculture, Éric Sadin ne défend nullement la thèse, typique du déterminisme technologique, de la substitution des nouveaux média aux anciens, préférant souligner, ce qui paraît plus proche de la réalité, la sédimentation et l'interpénétration du numérique et du non-numérique.
After Tokyo est, de ce point de vue, une parfaite illustration de la manière dont Éric Sadin pense, puis met en pratique la cyberculture. Le site web se manifeste en effet comme le complément d'un volume classique (Tokyo, publié en 2005 aux éditions P.O.L), l'essentiel étant ici les renvois réciproques de l'œuvre en libre accès sur Internet et le livre disponible en librairie.
After Tokyo radicalise l'hypothèse macluhanienne de l'analogie du média et de l'outil en posant comme point de départ l'identité des concepts de « déplacement » et de « communication » : chaque moyen de communication est pensé en termes de déplacement et vice versa, et la création numérique d'Éric Sadin se donne pour but d'illustrer ce chevauchement à deux niveaux.
À un premier niveau, que l'on pourrait nommer descriptif et taxinomique, le site recense les diverses manières dont se structurent les réseaux de transport et d'information dans Tokyo, parangon de la métropole contemporaine où les termes de vie, de déplacement et de communication tendent eux aussi à se faire interchangeables. L'œuvre adopte pour ce faire une stratégie de transparence maximale, que l'on pourrait rapprocher du célèbre adage pongien : « une forme rhétorique par objet » (My Creative Method2). Chaque « route » de communication-information se voit présentée selon un protocole visuel spécifique, de manière à augmenter doublement le plaisir de lecture : d'une part à cause de l'allure séduisante de chaque « chapitre », qui tente de coller aussi bien que possible à son sujet ; d'autre part en raison de la prime de découverte et partant de plaisir offerte à quiconque cherche et continue son propre parcours dans le site. After Tokyo, il importe de le souligner, est un des rares sites web que l'on a envie de lire intégralement : non seulement parce que le nombre de données présentes n'est pas asphyxiant, mais aussi parce que les sections sont faites de telle façon que, brèves et toujours surprenantes, elles ne découragent jamais le lecteur désireux de poursuivre son chemin (ou de le reprendre, car les qualités visuelles du site ne s'épuisent pas en une seule lecture).
À un second niveau, l'œuvre fonctionne aussi comme « art poétique », c'est-à-dire qu'elle fait ce qu'elle dit et dit ce qu'elle fait. Le lecteur est invité à naviguer sur le site, qui se présente, une fois passée l'introduction, comme carte dont les points d'intersection donnent accès à la taxinomie des moyens de communication-information évoquée ci-dessus (dans le sillage de McLuhan encore, Sadin n'a pas peur de s'appuyer sur une définition très large et très ouverte de ce que c'est qu'un média ou de ce que c'est qu'un moyen de transport, ce qui nous vaut entre autres, mais très logiquement, un chapitre sur le karaoké, par exemple). Cette structure toute simple est aussi d'une efficacité remarquable : loin des gadgets des animations 3-D ou des pièges des hyperfictions abandonnées au bon plaisir des lecteurs, After Tokyo arrive à générer ce que tant d'autres sites web échouent souvent à produire, à savoir une véritable interactivité. Pour le lecteur, la notion d'interactivité signifie tout à fait autre chose que ce qu'on lui propose généralement sur Internet : au lieu d'être quantitative (« combien de fois clique-t-on ? », « combien de chemins est-ce que je peux choisir moi-même ? »), l'interactivité devient ici qualitative (elle se mesure désormais, tant cognitivement qu'émotionnellement, en termes de compréhension et d'intelligence : « qu'est-ce que j'apprends en prenant telle ou telle initiative ? », « quel plaisir est-ce que me procure tel ou tel parcours ? »). Bref, After Tokyo ne fait pas que parler des moyens de communication et des flux d'information dans la ville, le site devient lui-même une telle structure d'information et de communication intégrées, et la fluidité exceptionnelle de ses parcours, qui combine clarté et profondeur, enchantement et rapidité, fait de cette œuvre une contribution essentielle au réseau plus vaste qu'est en train de construire Éric Sadin.
N.B. Site compatible avec les fureteurs Explorer et Opera
(ne fonctionne pas avec Firefox ou Netscape).
Notes
1 : À lire : l'entrevue réalisée par Jan Baetens avec Éric Sadin à propos de 7 au carré sur le site de remue.net. 
2 : Francis Ponge, My Creative Method, Gallimard, 1961.
Jan Baetens
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