compte rendu
Electronic Literature Collection, Volume 1, Éditeurs : N. Katherine Hayles, Nick Montfort, Scott Rettberg et Stephanie Strickland (États-Unis), 2006
L'anthologie de l'Electronic Literature Organization, Electronic Literature Collection, Volume 1, a été publiée en ligne et sur CD-ROM en octobre de l'année dernière. Comprenant soixante œuvres, cette anthologie est probablement la plus complète et la mieux faite dans son genre jusqu'à ce jour. Plusieurs de ces œuvres sont déjà d'intérêt historique, apparues sur le net dès la fin des années quatre-vingt-dix, or seulement une fraction d'entre elles valent vraiment le détour, contrairement à ce que nous serions en droit d'attendre d'une collection aussi variée, et témoignant d'une décade aussi déterminante pour l'évolution du genre. Commençons donc tout d'abord par faire deux remarques sur la littérature « électronique » (ou « numérique ») qui permettront de tempérer quelque peu ce jugement à prime abord un peu sévère.
1. Elle continue d'occuper un espace précaire entre le milieu universitaire et celui de l'art contemporain. La plupart des œuvres du genre sont issues de l'une ou l'autre de ces sources, rarement des deux. (Car à moins que la « fanfiction » ne soit considérée comme en faisant partie, la littérature électronique n'est pas un genre populaire). La présente anthologie est presque entièrement financée par les départements en art des universités, et plusieurs des auteurs qui y sont présentés sont des universitaires; il demeure néanmoins que les meilleures œuvres comprises dans cette anthologie sont le fait d'artistes contemporains qui travaillent également dans d'autres médias1. Il reste à voir si cet état de choses se perpétuera.
2.Il s'agit d'un genre encore neuf, et d'une grande diversité. Il y aurait un parallèle à faire, et pas seulement au niveau de leurs noms respectifs qui peuvent paraître également baroques, entre les machines qui ont précédé l'invention du cinéma au XIXème siècle (comme le Zoetrope, le Phénakistiscope, etc) et la littérature électronique, avec sa panoplie de programmes (Shockwave, Storyspace, etc). Les deux se sont donné des buts semblables - qu'il s'agisse de l'animation d'images immobiles ou de la remise en question des frontières entre les genres - et ont généré pour ce faire une profusion de dispositifs. Avec souvent (mais pas toujours) de très belles réussites dans les deux cas.
Il serait peut-être bon, sinon utile, que le lecteur garde en mémoire les deux remarques qui précèdent au moment d'aborder The Electronic Literature Collection, Volume 1, car celle-ci - en tant qu'anthologie électronique - constitue en elle-même une œuvre de littérature électronique. Les éditeurs (dont Nick Montfort2) ont passé le genre et ses sous-genres en revue avec conscience et sélectionné plusieurs œuvres représentatives et importantes - en même temps que d'autres qui pour être franc ne méritaient pas d'être retenues. Ils ont également soigné la présentation de l'anthologie, tant au niveau de son aspect graphique que dans son organisation. Nous pouvons y retrouver comme il se doit les rubriques communes à la plupart des anthologies : une liste d'auteurs, les œuvres par titre, et un glossaire, cependant amalgamé ici avec un index et sous la forme d'une page de mots-clés (avec des descriptions utiles pour repérer chaque sous-genre, d'« ambient » à « wordtoy »). En plus de ces pages et des hyperliens qu'elles comportent, le lecteur a aussi droit à de l'information additionnelle; et c'est là où l'anthologie électronique commence à différer des anthologies sur papier.
Les éditeurs y présentent chaque œuvre (mais pas l'anthologie elle-même, ce qui est dommage), et y prodiguent des conseils souvent nécessaires sur la façon dont une œuvre donnée doit opérer - car certaines de ces œuvres sont des programmes que le lecteur doit télécharger et faire fonctionner. Les auteurs se voient également allouer un espace pour présenter eux-mêmes leur travail; cet exercice peut devenir révélateur, car le choix des termes dans lesquels ces introductions sont rédigées indique à quel point la littérature électronique est tributaire du monde universitaire; il peut également devenir déroutant, et quand les auteurs s'attardent sur les méthodes de programmation de leurs œuvres, le lecteur se prend parfois à regretter les outils bien ordinaires (comme les stylos, par exemple) en usage dans la littérature non électronique. Enfin, dernier détail, la décision - apparemment arbitraire - de classer les œuvres par ordre alphabétique du nom de leur auteur, n'est pas propre à la publication électronique, mais contribue néanmoins à accentuer le caractère neuf et distinct de cette anthologie.
En parcourant cette liste le lecteur est tout de suite frappé par la diversité des œuvres; l'évolution de la technologie, de l'hyperlien à Flash, n'y est pas vraiment sensible, comme on pourrait s'y attendre si les œuvres étaient classées plutôt de manière chronologique. Au lieu de cela, parmi les premières œuvres mentionnées, on retrouve pêle-mêle des poèmes tant en Shockwave qu'en Flash, des « films » en code ASCII ou hex, etc, une œuvre en simple format HTML, et une œuvre en format « texte » en hommage à Jean-Pierre Balpe. Ce premier échantillon, aussi diversifié que possible, est représentatif de l'ensemble, et, comme nous le verrons en examinant les meilleures œuvres de l'anthologie, le terme de « littérature » y apparaît souvent comme une appellation inadéquate, ou même carrément appliquée mal à propos, parce que trop générique.
L'œuvre de Kenneth Goldsmith, intitulée Soliloquy3, fournit un bon exemple de cette insuffisance terminologique. Goldsmith, membre d'Ubu Web4, site indispensable à tout amateur de poésie oulipienne, est un poète conceptuel et Soliloquy un poème seulement de nom; en outre, après avoir été à l'origine publié à l'occasion d'une exposition dans une galerie en 1996, la nouvelle publication de ce poème en ligne est susceptible de confondre encore davantage les tenants de la littérature traditionnelle et « analogique ». En l'occurrence, Goldsmith a enregistré chacun de ses mots prononcés pendant une semaine (chaque « um », chaque « uh »), les a transcrit, et les a publié. Il est censé avoir passé huit semaines à les dactylographier, ce qui (bien que ce détail me conduise à soupçonner qu'il ne soit pas exactement un dactylographe professionnel) illustre combien le document en question peut être long. Goldsmith admet lui-même que ce texte est assez long pour lasser tout lecteur potentiel - tout comme une autre de ses œuvres, Day, pour laquelle il a transcrit un numéro du New York Times dans sa totalité en faisant fi des divisions en colonnes. Comme il le confesse dans son article « Being Boring » : « chaque fois que je dois corriger [mes textes] avant de les envoyer à l'éditeur, je tombe endormi à plusieurs reprises »5.
Le texte à la lecture s'avère néanmoins révélateur. Soliloquy obéit aux règles d'un soliloque et se limite par conséquent à la seule personne de l'auteur, au point que le lecteur souvent s'interroge à savoir à qui Goldsmith parle-t-il au juste et au sujet de qui ou de quoi parle-t-il. Il discute souvent de la nature et des difficultés de son entreprise (il porte sur lui un appareil enregistreur), ce qui introduit forcément dans l'œuvre une dimension auto-réflexive, et il s'abstient en général de toute auto-censure. Soliloquy est franc, candide et bavard, maladroit et honnête : disputes du monde de l'art, conversations banales et scènes de la vie domestique sont toutes transcrites telles quelles, comme autant de verbiage. Dans la version électronique, qui est divisée en jours, le lecteur a l'avantage d'avoir à sa disposition un engin de recherche, mais l'inclusion de cette œuvre dans l'anthologie n'en fait pas pour autant une œuvre de littérature électronique en tant que telle; il semblerait plutôt que la poésie conceptuelle de Goldsmith ait simplement trouvé son port d'attache conceptuel.
my body - a Wunderkammer6, de Shelly Jackson offre un autre exemple d'une œuvre réalisée par un artiste conceptuel dans cette anthologie; cette œuvre est également l'une des meilleures. Aussi surprenant que cela paraisse, Jackson a publié my body en ligne en 1997 - bien avant que les références aux cabinets de curiosité ne soient devenues à la mode dans l'art contemporain. Elle s'est depuis fait davantage connaître en tant qu'auteure de Skin: A Mortal Work of Art7, un récit dans lequel des mots empruntés à sa nouvelle du même nom sont tatoués sur la peau de participants consentants; quatre cent soixante-dix personnes ont reçu des tatouages à ce jour, et Jackson continue à accepter des candidats. La même emphase mise sur le corps se retrouve dans my body, qui comporte, en guise de table des matières (si l'on peut dire), l'image d'une femme nue censée être Jackson elle-même. Elle transforme ici son corps en cabinet de curiosité, avec des (hyper)liens pour chaque partie, chaque lien conduisant vers des histoires (fréquemment imaginaires), des souvenirs et des anecdotes portant sur chacune de ces parties. « Toes » (« orteils », qui transpirent pour être préhensiles), « tatttoos » (tatouages invisibles), et « tail » (la queue, résiduelle) sont particulièrement intéressants, et témoignent bien du talent de Jackson pour un genre de réalisme à la fois magique et pervers.
Savoir-Faire8, d'Emily Short, appartient également au genre du réalisme magique, et constitue un bon exemple, à la fois vivant et érudit, de fiction interactive et historique. On compte cinq œuvres de fiction interactive (FI) dans l'anthologie; celle de Short, qui date de 2002, possède le plus de potentiel. Dans Savoir-Faire, le joueur/lecteur se voit assigner le rôle d'un dandy français du dix-huitième siècle et doit suivre une série d'indices afin de réussir à préparer un dîner (une tâche plutôt incongrue dans un genre où, d'habitude, il s'agit le plus souvent de vaincre un dragon), le tout en explorant un château. En dépit du talent évident de Short, l'inclusion de Savoir-Faire dans cette anthologie semble du même coup sonner le glas de la fiction interactive, celle-ci n'étant plus beaucoup ni produite ni jouée de nos jours.
La fiction en partie interactive paraît conserver néanmoins un peu de vie, et Frequently Asked Questions about "Hypertext"9, de Richard Holeton, avec sa structure hypertextuelle labyrinthique et ses références circulaires, en est un bon exemple. FAQs entend proposer une version hypertextuelle de Pale Fire, le roman inclassable et unique en son genre de Vladimir Nabokov, dans lequel ce dernier a su façonner un véritable mystère à l'aide d'éléments pour ce faire au départ hautement improbables : le poème d'un universitaire fictif, un commentaire déjanté dudit poème, et un index (essentiel à la solution du mystère). Depuis sa publication en 1962, Pale Fire a fait l'objet de conjectures innombrables, d'une ampleur comparable à sa valeur - il y a encore deux ans seulement, un article en page couverture du Times Literary Supplement prétendait avoir « résolu » le mystère - et FAQs de Holeton est un exemple de plus de la grande révérence générée par ce roman.
FAQs remplace le commentaire de Pale Fire et son index par un autre genre, de plus en plus populaire, le FAQ, (« Frequently Asked Questions », les questions les plus demandées) grâce auquel il dissèque progressivement le poème intitulé « Hypertext » qui se trouve au cœur de l'œuvre en ligne. Dans le plus pur style oulipien, « Hypertext » est entièrement composé de lettres tirées du mot « hypertext » - et, comme on peut s'en douter, le poème n'est pas exactement une réussite : « Re: Perth rep, PR-type hype. Per HTTP pretext, / Peer here: Eye thy eyer, pet yer petter ». Pourtant ces vers font sens, et ne serait-ce qu'eu égard à la manière dont Holeton traite de la mort prématurée de l'auteur fictif de « Hypertext », FAQs est certes l'un des exemples les plus savants de littérature électronique inclus dans cette collection.
The Cape10 de J.R. Carpenter illustre pour sa part l'un des thèmes centraux présents dans l'anthologie : celui du lieu, et la manière dont nous interagissons avec lui. The Cape raconte une histoire familiale toute simple, dans laquelle la narratrice se rappelle ses essais infructueux pour apprendre à siffler lors d'un séjour à Cape Cod. L'œuvre est en grande partie composée de documents et de vieilles photos animés de manière charmante, accompagnés d'un texte narratif. Si l'on excepte l'inclusion d'un extrait audio de l'émission radiophonique Quirks and Quarks, cette œuvre aurait pu facilement être publiée sous forme de roman-photo : l'Internet et l' Electronic Literature Association ont de la chance d'avoir une artiste comme J.R. Carpenter (tout comme Montréal, où elle réside, et qui constitue le sujet de son œuvre la plus récente, Entre Ville11).
L'anthologie Electronic Literature Collection, Volume 1 passe encore en revue un certain nombre d'autres styles (les poèmes en forme de cubes, les textes créés à l'aide de la méthode dite du cut-up, en même temps que quelques autres rejetons de l'Oulipo12) et d'auteurs (Maria Mencina, Marko Neimi), qui valent la peine d'être mentionnés, mais à ce stade il serait mieux que le lecteur consulte lui-même le site. Cependant, un avertissement en terminant : certaines œuvres incluses dans cette anthologie dévient si habilement des normes formelles de la littérature au sens courant du terme, qu'elles peuvent peut-être et avec plus de justesse être vues comme relevant plutôt du cinéma. Donna Leishman, Kate Pullinger, peut-être également Dan Waber : tous ces artistes pourraient à bon droit être considérés dans le contexte filmique.
Le prochain numéro du Magazine électronique du CIAC sera justement consacré au thème du cinéma web.
Notes
1 : Sous ce rapport la littérature électronique rappelle le groupe de poètes américains L=A=N=G=U=A=G=E, bien que celle-là ait trouvé sa place au sein de l'Université de manière plus rapide et plus complète que celui-ci.
2 : Pour un aperçu du travail de Nick Montfort, voir son œuvre Ad Verbum (USA), 2000, commentée par Patrick Ellis dans le Magazine électronique du CIAC no 24, hiver 2006.
3 : Kenneth Goldsmith, Soliloquy, 1997.
4 : UbuWeb.
5 : Kenneth Goldsmith, Being Boring, 2004.
6 : Shelley Jackson, my body — a Wunderkammer, 1997.
7 : Shelley Jackson, Skin: A Mortal Work of Art.
8 : Emily Short, Savoir-Faire, 2002.
9 : Richard Holeton, Frequently Asked Questions about "Hypertext", 2004.
10 : J.R. Carpenter, The Cape, 2005.
11 : J.R. Carpenter, Entre Ville, 2006.
12 : Pour deux exemples de "rejetons de l'Oulipo", voir encore une fois Ad Verbum de Nick Montfort (USA), 2000, et JABBER: The Jabberwoky Engine, de Neil Hennessy (Canada), 2001, deux œuvres commentées par Patrick Ellis dans le Magazine électronique du CIAC no 24, hiver 2006.
Patrick Ellis
(Traduit de l'anglais par Anne-Marie Boisvert)
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