œuvre 1
L'attente / The Waiting, de Grégory Chatonsky (France), 2007
ÉLOGE DE LA FLUIDITÉ
L'image « plein écran » de l'ordinateur le fait ressembler à un écran de cinéma. Les portraits de voyageurs dans une gare s'animent en se mélangeant à des photos de provenances diverses. Photos grand format et réalistes en côtoient d'autres que l'on dirait pixélisées au point d'être presque méconnaissables. Un flash et le clic d'un appareil photo servent de transition. Des lignes de texte de tailles disparates défilent à l'horizontale : en Oregon (EUA) il y a 8 minutes, Munchflower a dit « I love you more than monkeys and bunnies with tentacles » -- au Brésil il y a 13 minutes, Danusia a dit « será que eu vou ou não vou no skol beats? » -- en Iran il y a 2 minutes, Efran a dit « .10 ». Quelques fois, un mot géant envahit l'écran; texte et photos se superposent. À moins que les clichés ne se succèdent simplement en accéléré. Images et texte créent des compositions fugaces où, pendant une seconde, on croit percevoir la couverture d'un livre, le générique d'un film, une page de revue, une publicité, un collage de Barbara Kruger, ou n'importe quoi d'autre.
L'attente/The Waiting par Grégory Chatonsky est une œuvre d'art Web qui utilise des données extraites d'Internet pour créer en temps réel une fiction modifiable et interminable. Construite comme une application composite ou « mashup »1, elle incorpore des éléments provenant des interfaces de programmation de plusieurs sites en vogue (photos de Flickr, articles de Twitter, effets sonores d'Odeo) à une vidéo préenregistrée montrant des voyageurs dans une gare ainsi qu'à une bande sonore composée par l'artiste, le tout finalisé dans un mixage dynamique en présentation Flash. Sauf pour la vidéo et la bande sonore qui constituent le cadre de référence de l'œuvre, le reste du contenu est incorporé en temps réel. Chaque séance de visionnement est donc unique, les combinaisons obtenues à partir du contenu de même que le contenu lui-même ne pouvant être reproduits. C'est le réseau qui agence les images et le texte : le logiciel extrait des articles que les membres affichent sur Twitter, et sélectionne ensuite des termes qui serviront de mots-clés pour une recherche de photos dans la base de données de Flickr.
Comme les « cadavres exquis » dadaïstes, il en résulte un mélange de hasard et d'associations imprévues. Chatonsky tente, précisément à la manière des dadaïstes, de créer une nouvelle forme de narration à partir de fragments dégagés de leur contexte mais présentés comme une seule et même œuvre. Lecteurs et lectrices doivent ensuite en dégager la signification à partir de leurs propres expériences. « Je détourne des flux pour construire une histoire », affirme l'artiste. « C'est un principe de traduction. Sur Internet, une image est un mot et, sans ce dernier, je ne peux pas trouver l'image, qui est invisible pour les moteurs de recherche actuels. Bien sûr, quand on prend un mot et que l'on cherche une image qui lui correspond, il y a des absurdités »2. Source intarissable de données, l'Internet fournit, inlassablement, des matériaux pouvant être agencés à l'infini; mais cet éternel réagencement ne constitue pas le but de l'œuvre.
Dans cette appropriation d'un fond commun d'où jaillit une œuvre d'art continuellement remodelée par son public, on pourrait voir un style radical de pop art; pourtant, et comme ce fut le cas de Warhol et de ses boîtes de soupe Campbell, ce collage audiovisuel va au-delà de la simple consécration du site Web Flickr. Il ne s'agit plus de simples produits, mais bien d'êtres humains. L'artiste nous offre les images de gens qui attendent : leurs regards sont plongés dans le vide; ils sont dans un état de contemplation.
Le même état d'esprit est requis des spectateurs qui devraient normalement interagir d'une façon ou d'une autre avec l'œuvre; ici toutefois, ils doivent demeurer assis et observer comme s'ils visionnaient un film. Chatonsky fait souvent référence au cinéma dans ses œuvres qui contiennent des hommages à Jean-Luc Godard et à David Lynch3. Selon l'artiste « l'usage de l'obscurité est l'un des fils conducteurs de mon travail » et « c'est peut-être aussi une façon d'être devant Internet comme dans une salle obscure de cinéma, dans cette attente et ce deuil de soi »4.
Aussi devons-nous attendre patiemment pendant que le texte défile sur l'écran et s'estompe graduellement, sans même parfois nous révéler la fin de la phrase. D'autres images apparaissent alors et s'associent au texte. Certaines illustrent des mots précis, telle cette photo d'un éclair faisant allusion au mot « tempête »; d'autres encore, carrées et pixélisées, sont les icônes associées aux membres du site Twitter : généralement une photo d'une personne assise en face d'un ordinateur, un personnage illustré ou encore un logo.
Ces photos apparaissent après le flash et le clic associés à un appareil photo, suggérant que nous sommes, à l'instar de L. B. Jeffries dans Rear Window (1954) de Hitchcock, des voyeurs bien assis sur leur chaise qui épient la vie des autres sur le Web. Nous observons les gens, les images qui les représentent (leurs icônes) et leurs pensées (exprimées dans des articles de Twitter), en même temps que des images nous révèlent comment le Web, ou plus précisément Flickr, interprète différents mots.
Nous établissons ainsi un lien avec un certain niveau de conscience sur la toile et, à titre d'observateurs, nous nous abstenons d'agir pour attendre et laisser les choses défiler devant nous. Nous devenons semblables à l'ange Damiel dans Les ailes du désir de Wim Wenders (Der Himmel über Berlin, 1987), une autre référence cinématographique permettant à l'artiste d'énoncer qu'il faut « écouter comme un ange distant et proche la voix intérieure des individus, poser la main sur une épaule insensible, soutenir sans pouvoir retenir »5. La fluidité universelle est un élément essentiel de cette oeuvre : devant nous, ce ne sont pas des compositions figées qui s'alignent mais plutôt un flot en constante évolution qui s'écoule devant nous.
DU ZEITGEIST AU FLUßGEIST
Grégory Chatonsky s'intéresse depuis 2002 à l'utilisation par des géants de l'Internet comme Flickr, Yahoo ou Google de l'expression allemande « Zeitgeist »(l'esprit du temps). Le fait que cette expression, créée dans la tradition du romantisme allemand et se référant au climat culturel dominant d'un siècle ou d'une époque, se soit infiltrée dans la culture de la toile témoigne de la volonté de comprendre notre époque par l'analyse de la masse de données qui circulent sur Internet. Chatonsky voit deux façons d'y parvenir6 : une est sa traduction en une autre forme conceptuelle afin d'en tirer une interprétation ou un résumé; l'autre est sa transformation en fiction par la création de nouveau contenu s'ajoutant au courant actuel. À partir de cette alternative, l'artiste élabore une troisième option, synthèse des deux premières : la création d'une fiction sur la base de l'extraction et d'une nouvelle combinaison des données déjà existantes. Fiction sans trame narrative7, elle fait défiler un contenu ininterrompu sans l'assistance d'un narrateur qui en fournirait l'interprétation définitive.
Le résultat est une expression du « Flußgeist », ou « l'esprit du flux », syntagme inventé par Chatonsky pour caractériser une série d'œuvres débutant par L'attente/The Waiting, même si celle-ci est en réalité la cinquième à porter sur ce thème8. Après la contemplation, certains diraient le voyeurisme, de cette première pièce, les œuvres subséquentes traitent de cette même fluidité sous divers aspects.
Le registre/The Register - Flußgeist 2 (2007, avec Claude Le Berre) est une tentative utopique à la Borgès d'emmagasiner un flux RSS sous forme de livre. Un logiciel traque sur les blogues et les forums de discussion certains mots se rapportant à l'expression de sentiments identifiés à l'avance. Ces messages sont ensuite colligés et mis en page sous forme de livre envoyé à Lulu.com pour être imprimés si quelqu'un en fait la demande.
Deux tomes ont déjà été publiés sous le titre Registre des sentiments et, à mesure que le nombre croîtra, la liste pourrait s'allonger à l'infini.
Insulaires/Islanders - Flußgeist 3 (2007) a comme sujet l'endroit de la planète où habitent les internautes, un sujet discrètement évoqué dans L'attente. L'artiste « rend visite » aux gens qui se rendent sur son site en recueillant leurs données et en les intégrant à l'aide de Google Maps dans une animation errant d'une ville à l'autre et indiquant au passage le nombre d'« insulaires » habitant chaque endroit, référence à un texte de Jean Cocteau où le poète explique que nous appartenons tous à une île maintenant disparue, mais que nous demeurons en contact grâce à ce lien secret qu'est l'art.
Le peuple manque - Flußgeist 4 (2007, avec Jean-Pierre Balpe) est, pour l'instant, la dernière œuvre de la série. Son sujet est la transformation en fiction du flux RSS pris sur la toile et la différence existant entre la vie véritable et celle que nous menons sur Internet. Un générateur de textes créé par Jean-Pierre Balpe élabore des biographies imaginaires auxquelles on ajoute des photos prises sur Flickr. Les souvenirs de vraies personnes deviennent ainsi la source documentaire des souvenirs irréels d'individus fictifs, rappelant ainsi les fausses photos des androïdes de Blade Runner [Ridley Scott-1982]. Ici comme dans les autres œuvres, l'alimentation continue en données extraites d'Internet rend cette œuvre pratiquement interminable.
Toutes ces œuvres élaborent une forme de traduction, de nouvelles combinaisons et de réinterprétation du flot continuel d'informations qu'on trouve sur Internet, non plus cependant sous forme de simples données abstraites, mais sous une forme d'où a été extraite la dimension humaine, à son tour, transformée en fiction. Se composant d'une multitude de petits fragments, ce flot n'en constitue pas moins le miroir, brisé il est vrai, à l'aide duquel nous pouvons contempler notre reflet et celui de notre époque.
Notes
1 : "Mashups: The new breed of Web app" sur Webmashup.com Blog.
2 : Dominique Moulon. "Grégory Chatonsky. Une esthétique des flux", dans IMAGES Magazine, 21.
3 : Respectivement, dans les œuvres suivantes réalisées en 2004 : 1+1 et 1=1.
4 : Dominique Moulon, Op. cit.
5 : Grégory Chatonsky. "Flußgeist, une fiction sans narration" : en ligne.
6 : Grégory Chatonsky. "Flux, entre fiction et narration" : en ligne.
7 : Grégory Chatonsky. "Flußgeist, une fiction sans narration", Op. cit.
8 : Œuvres précédentes : The revolution took place in New York (2002-2003), Those that will die (2006), We not (2006) and Traces of a Conspiracy (2006).
Ces œuvres constituent, selon l'artiste, une préface à la série de 2007.
Pour une liste complète des œuvres de la série Flußgeist, voir : incident.net/works/flussgeist/.
Pau Waelder
(Traduit de l'anglais par Sébastien Poitras et Serge Marcoux)
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