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LE NET ART PEUT-IL SORTIR DU NET ?
par Xavier Malbreil
« L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ». Robert Filliou
« Chaque homme est un artiste ». Joseph Beuys
« Le Net-art fonctionne seulement sur le net et prend pour thème le net ou le mythe du net ». Joachim Blank 1
« Parmi l'infini du monde sensible, l'écran d'ordinateur agit comme la surface d'une carte, soustrayant le réel ». Documenta de Kassel X 2
Né au début des années 90, le net art serait mort il y a un peu plus de dix ans. Ce serait pour le coup la trajectoire la plus météoritique dans le domaine des mouvements artistiques, et si l'on devait prendre au pied de la lettre l'avis de décès du net art, formulé par Vuk Cosic en 1997, beaucoup d'amateurs d'art n'auraient pas même vu passer celui qui continue pourtant d'exister, de se développer, de dépasser ses frontières, d'hybrider ses pratiques, non sans poser de nombreuses questions comme celle de sa dénomination.
Mais puisqu'il a été question de mouvements artistiques, encore faudrait-il dessiner en quelques mots la filiation de cette nébuleuse d'artistes, de collectifs, de mouvements, que l'on aurait parfois peine à regrouper sous le même label. Le net art, pour certains, comme Valéry Grancher 3, est un mouvement d'influence dadaïste, ayant démarré d'abord en Europe, grâce à la libéralisation de l'accès aux réseaux. Des artistes d'horizons divers, comme Alexei Shulgin, Vuk Cosic, JODI, Olia Lialina, Heath Bunting, auraient fondé cet art, de façon collective mais informelle, avant de partir chacun de leur côté.
Mais quid des expériences étatsuniennes et canadiennes dans le domaine des réseaux, dont on peut dater certaines des années 80, comme Hole in Space 4 voire même de la fin des années 70, comme Communytree 5 ?
Que dire des expérimentations de détournement (hijack), lancées dès 1996 par Ken Jones, sur son site Etoy.com, qui « égaraient » les internautes ayant lancé une recherche sur un sujet anodin, comme les voitures Porsche 6 par exemple ?
Il serait donc vain de chercher une antériorité, entre Européens et Américains du Nord, de même qu'ils serait inutile de tenter de savoir qui le premier a utilisé ce terme de net art. Le terme existe, il recouvre une réalité qui est maintenant admise, et les œuvres dont il est question sous ce label ont été définies par de nombreux exégètes et praticiens dans des termes à peu près semblables. Qu'il s'agisse de Joachim Blank, dans son manifeste « Qu'est-ce que le net art », cité en exergue, ou d'Annick Bureaud et Nathalie Magnan pour la définition suivante : « Il s'agit d'œuvres qui n'existeraient pas sans Internet, lequel englobe différents protocoles (email, ftp, telnet, listserv, le Web, etc.). Les artistes, le numérique et les réseaux s'y confrontent. Les moyens de production sont également les lieux de diffusion (et inversement) ». 7 Le net art est cet art pensé pour le Net, qui ne pourrait exister sans le Net, et qui se doit de n'exister que sur le Net.
Enfin, pour ce qui est de la référence au dadaïsme, comme source d'inspiration du net art, ce serait une question à discuter par des historiens de l'art, mais on pourrait lui trouver encore bien d'autres antécédents, comme l'art conceptuel, l'art minimaliste, l'art sociologique, ou encore l'art relationnel, sans oublier le concept de sculpture sociale cher à Joseph Beuys.
De l'art conceptuel, le net art hériterait cette idée que Robert Filliou synthétisait sous la formulation « bien fait, mal fait, pas fait » 8 d'une possibilité d'existence de l'œuvre sous la forme unique de son intention. De l'art minimaliste, on voit bien que des œuvres comme celles du collectif JODI 9, avec leur esthétique apparemment grossière, pourraient relever, tout comme les créations graphiques de Vuk Cosic, qui s'en tiennent au langage minimal et historique de l'Internet, le code ASCII 10.
Beaucoup plus sûrement que du côté du dadaïsme, on pourrait trouver dans l'art sociologique initié par Fred Forest 11, Hervé Fischer et Jean-Paul Thénot dans les années 70 un antécédent certain au net art. Les créateurs de l'art sociologique, qui étaient davantage tournés vers la réflexion et l'analyse que vers la production d'artefacts artistiques, stipulaient par exemple que « (l'art sociologique) met l'art en relation avec son contexte sociologique, (et) attire l'attention sur les canaux de communication et de diffusion, thème nouveau dans l'histoire de l'art, et qui implique aussi une pratique nouvelle. » 12
Cette attention vis à vis des réseaux sociaux et cette promotion des réseaux sociaux au rang d'œuvre d'art, a été une des constantes de l'histoire du Net art. N'a-t-on pas vu un célèbre festival dédié aux arts électroniques, celui de Linz en Autriche, décerner un prix non pas à une œuvre d'art, mais à un logiciel libre 13, Linux, au motif qu'il permettait d'outrepasser la mainmise de Windows sur l'informatique mondiale et qu'il structurait des réseaux de développeurs libres ?
De l'art relationnel, que Nicolas Bourriaud a théorisé dans son essai L'esthétique relationnelle 14, on ne pourrait pas dire qu'il a inspiré le net art, puisqu'il en est contemporain, voire postérieur, mais on peut constater comme il accompagne un mouvement d'idées, qui assigne à l'œuvre d'art une dimension outrepassant des considérations l'esthétique : l'œuvre, dès lors, n'est plus cet objet qui produit une sensation, une émotion, mais ce processus qui englobe le spectateur, l'acteur, et le fait entrer en relation avec autre chose que l'œuvre d'art. Quoi ? Le cosmos, l'autre, la société, par exemple, et même pourquoi pas, l'art.
Voilà pour fixer quelques repères, qui nous permettent de dessiner deux perspectives différentes selon lesquelles les œuvres de net art pourraient mieux se comprendre.
Dans la continuité de l'art conceptuel et de l'art minimaliste, on aura donc vu émerger dans le net art un certain nombre de prises de positions ayant trait à l'esthétique des œuvres, ce qui ne veut pas dire leur apparence.
Tandis que l'art sociologique et l'art relationnel pourraient être considérés comme les inspirateurs de tout un courant du net art soucieux davantage de réseau, de partage, non sans, pour finir, des préoccupations de nature humaniste, libertaire, ou même révolutionnaire. Pour ces artistes, qui par exemple ont créé des œuvres que l'on appelle participatives, on ne pourra passer sous silence l'ombre immense de Joseph Beuys, et l'influence qu'un courant humaniste, la théosophie, aura eu sur sa création.
L'œuvre d'art dès lors, ne peut avoir qu'une visée réformatrice, quand elle n'a pas une finalité rédemptrice. Ce qui compte, ce n'est toujours pas l'objet, même si objet il peut y avoir, mais ce que l'objet pourra dire de la société, comment l'objet pourra transformer la société, et grâce à quel objet des hommes pourront recréer du lien social d'une part, et du lien avec le cosmos d'autre part. C'est la notion de sculpture sociale. Mark Tribe 15, le créateur du site Rhizome.org, une des passerelles obligées du net art n'aura pas d'autres références pour présenter son site que celle-là : Rhizome.org est une sculpture sociale.
QUAND LES CONTENUS DÉBORDENT DU NET …
Si l'on en était resté à la définition du net art donnée par Joachim Blank, par laquelle cet art ne saurait sortir de son cadre, on se retrouverait pourtant devant certaines difficultés d'ordre taxinomique. Comment expliquer que certaines œuvres clairement identifiées comme faisant partie du net art s'échappent, à un moment ou un autre, du Net pour abonder dans le réel - et nous employons ce terme de « réel » comme une facilité, en précisant que si le Net fait lui aussi partie du réel, il n'en est pas moins en position sous-jacente, invisible, retenue, comme les rhizomes d'une plante en portent la partie aérienne ? Doivent-elles, dès lors, perdre leur appellation ? Doit-on les scinder en deux parties dont une serait sur le Net et serait appelée œuvre de net art, et dont l'autre appartiendrait à la performance ou à toute autre genre ?
Certaines œuvres d'Annie Abrahams sont le parfait exemple de cette question posée au travail critique, puisqu'elles commencent sur le Net, continuent dans le réel sous la forme d'une manifestation publique, avant de retourner vers le Net. Opéra Internettika Protection et Sécurité est ainsi né d'un appel à participation auprès d'internautes anonymes sur le thème de la peur 16. Qu'est-ce qui vous fait peur, pourquoi avoir peur, ces questions étaient posées sur le site de l'artiste, qui ont vu des réponses arriver en nombre, dont certaines étonnantes, d'autres touchantes, d'autres incompréhensibles, d'autres absurdes. Une œuvre de net art « classique » aurait simplement restitué cet échantillon d'humanité, à charge pour le lecteur de reconstituer un puzzle personnel.
C'est dans un endroit hautement symbolique, un opéra, lieu déjà de l'hybridation des arts, lieu de l'avènement espéré du Gesamtkunstwerk, œuvre d'art totale, que le 15 Décembre 2006 est arrivé le temps de la restitution sous forme d'un…opéra ! Les contributions des internautes seraient lues par l'artiste elle-même, qui en ferait son libretto, dans le rôle de Mutter Courage ; la mezzo soprano Christine Kattner, dans le rôle de l'Agent Secret, lirait le code HTML d'une page du site du ministère de l'intérieur, contenant un texte « sécuritaire » de Dominique de Villepin, alors ministre de l'intérieur ; Igor Stromajer, dans le rôle de Big Brother, samplerait en direct des codes issus de moteurs de recherche. De toutes ces sources - texte collectif, texte algorithmique et codage, nous dit le dossier de presse - qui se sont mêlées le temps d'une représentation, est-on parvenu à une œuvre cohérente, c'est une question que l'on peut se poser, avec d'autant plus de légitimité que c'est aussi une problématique récurrente de l'opéra.
Plutôt que de forcer une réponse, qui pourrait après tout être du domaine de l'opinion, on mettra en avant la spécificité de ce travail qui a réuni plusieurs temps et plusieurs modes de manifestation : le temps circonscrit du recueil de la matière textuelle, sur le Net, qui a duré plusieurs mois, et qui s'est donné sous la forme d'une œuvre participative, dont on connaît bien les cadres et les modes opératoires ; le temps unique de la restitution, à l'Opéra Molière de Montpellier, sous forme d'un spectacle vivant fortement interactif ; le temps long enfin et comme suspendu de la trace de l'œuvre, sur Internet, sur le site de l'artiste, et dans les médias. Temps long et comme suspendu, puisque aucun site n'est éternel, mais que d'autres sites, ne serait-ce que celui d'Archive.org, gardent une trace de ce qui pourrait partir sans laisser d'adresse. Enfin, il faudrait y ajouter le temps collectif du souvenir humain, qui sera composé de sources diverses, aussi différentes que ceux ayant eu connaissance de l'œuvre, dont certains n'auront fait que participer à l'interface en ligne, d'autres auront assisté à l'opéra, d'autres encore n'en prendront connaissance qu'après coup.
Manifestement, cette œuvre collective, impulsée par Annie Abrahams, forme un tout. Il n'est pas possible de dissocier le temps et le mode opératoire de l'une ou l'autre de ses étapes. Le Net n'aura pas été l'instrument d'une annonce, pour un événement qui aurait pu faire l'objet de toute autre forme de publicité, mais aura servi de colonne vertébrale à une œuvre multi-supports, muti-modale. Devra-t-on reprendre la formulation anglo-saxonne « mixed-media » pour rendre compte de ce particulier mode d'existence ? Ou tout simplement reprendre à son compte la revendication wagnérienne d'œuvre totale ? Ce sera une question à débattre.
D'autres artistes, comme Tamara Laï 17, ont également, et depuis fort longtemps, joué de cette dualité entre la présence du corps dans l'événement unique, et son absence, ou supposée telle, dans les traces écrites ou visuelles que l'on dépose sur le Net.
De façon humoristique, dans une pièce intitulée Les poissons rouges 18, Tamara Laï et Loiez Deniel montrent comment le milieu d'évolution - Net ou réel / Bocal ou étang - est un concept hautement réversible.
Parmi les artistes-programmeurs mixant Net et performance, Christophe Bruno a proposé en de multiples occasions de faire évoluer son Human Browser au milieu du public. Un comédien, le fameux Human Browser lit alors en direct des phrases, des mots péchés sur le Net par un moteur de recherche, en fonction de tel ou tel critère. Pendant la campagne pour le référendum sur l'Europe, en 2005, le comédien Jérôme Piques lisait ainsi, près d'un bureau de vote parisien, des bouts d'actualité qui lui parvenaient dans son casque 19, sans aucune réécriture, sans aucun filtre. Comme une façon de reverser le réel au réel, via un détour par le Net…
QUAND LA PERFORMANCE ENTRE DANS LE NET
Tout à l'inverse de ce mouvement qui voit le Net pointer dans le réel, des performances réalisent aujourd'hui cet oxymore d'être représentées sur le Net.
On connaît bien Eva et Franco Mattes, pour leur site 0100101110101101.org et leurs fameuses mystifications, dont la plus célèbre fut de faire croire que Nike avait rebaptisé la fameuse Karlplatz de Vienne en Nikeplatz 20. En cette occasion, ils avaient étendu au réel une pratique bien connue du Net sous le nom de « fake », à savoir un faux authentiquement assumé par son créateur.
Aujourd'hui, et la raison pour laquelle ce mode de fonctionnement intervient aujourd'hui pourra poser question, c'est tout l'inverse de ce mouvement du Net vers le réel auquel on peut assister grâce aux Mattes : c'est le réel qui revient vers le Net. Ainsi pourra-t-on assister dans Second Life à la reproduction de certaines des plus célèbres performances, sur un média qui a priori est tout à l'opposé.
Les 7000 chênes de Joseph Beuys, une de ses plus fameuses performances, se dressent, sachez-le, dans Second Life ! Si vous voulez les voir, accompagnés évidemment de leur monolithe de basalte, il vous suffit de vous rendre sur les lieux où ils ont été « plantés » 21.
D'autres performances, pour certaines aussi célèbres, ont été pareillement déplacées dans Second Life : celle de Valie Export et Peter Weibel, Tapp und Tastkino, au cours de laquelle le public était invité à peloter la poitrine de la performeuse, sous couvert d'un appareillage masquant ; celle de Chris Burden, Shoot, au cours de laquelle un coup de feu réel lui était tiré dessus, le blessant légèrement.
Les performances, autre « sacrilège », n'ont rien d'improvisé : tout est préétabli, alors qu'il aurait très pu en être différemment.
Ce pourrait sembler un contresens total de réactualiser des performances, qui par définition se tiennent dans l'instant, et ne doivent pas en sortir. Ce que les Mattes proposent n'est pas non plus un enregistrement de performances, comme le numéro spécial de la revue Docks 22 avait pu en clarifier la problématique, dans son numéro « Action », paru en 2003.
Alors ? Est-ce le simple plaisir de manier le paradoxe qui aura pu animer les Mattes ? Est-ce une façon de souligner l'épuisement conceptuel des mondes dits virtuels, dont Second Life est le plus connu ? Doit-on croire les artistes quand ils affirment détester les performances, et avoir voulu en quelque sorte les démystifier ?
Le fait que les performances soient reproduites dans Second Life et pas ailleurs, pas avant, suffit à nous montrer combien les échanges entre monde réel et Net sont devenus suffisamment complexes pour que les catégories les plus fermement établies - réel/imaginaire, histoire/fiction - soient aujourd'hui ébranlées. Déjà, pour désigner le réel, on emploie l'expression « Real Life », en réaction au terme « Second Life », comme si c'était la copie qui dictait la marche à l'original. Second Life, qui réalise une des utopies ayant participé à la naissance du Net, à savoir un monde virtuel où faire vivre un avatar, nous met pourtant devant cette nouvelle évidence d'un monde numérique aussi pauvre en imagination qu'il est riche en moyens technologiques. Réactualiser des performances dans Second Life, ce n'est certainement pas en démonter les mécanismes, jusqu'à les abolir. Toute l'ambiguïté du projet, au contraire, conduit à resacraliser l'unique instant de la performance. Second Life ne pourrait pas fonctionner sans référentiel. Celui qui lui est offert là montre davantage combien Second Life a besoin de l'étincelle du présent, la fine lame sur laquelle nous nous tenons, entre passé et futur, pour ne pas sombrer dans le morne ennui.
Par contre cette irruption du réel - un réel faisant partie de l'histoire - dans Second Life nous montre comme il pourrait devenir le cauchemar de nos mondes développés, au sein desquels l'unique, l'improvisé ne pourraient plus exister, puisque les moyens encore rudimentaires de Second Life pourraient répéter indéfiniment l'intangible - de même que des acteurs disparus sont aujourd'hui recrutés par les publicité pour vendre leurs produits. Certains artistes, dont la performance a été réactualisée, ont d'ailleurs détesté l'idée.
Les œuvres mises en ligne par les Mattes, à l'intérieur de cette thématique, font-elles partie du net art ? Certainement. L'échange avec le hors-net dépasse de beaucoup l'emprunt, ou l'enregistrement. Il s'agit bel et bien d'une hybridation nouvelle à laquelle nous assistons, greffe d'une peau morte, réveil d'un cadavre, dans un corps vivant artificiel : le plus étrange des Golem jamais imaginé !
QUAND LE NET BROUILLE LES FRONTIÈRES ENTRE ART PLASTIQUE ET net art
Les performances initiales dont se sont emparé les Mattes n'ont pas été transformées par leur numérisation sur Second Life. Pour ceux qui les ont vues, qui y ont participé lors de leur création, elles restent inchangées. Par contre, elles sont aussi devenues autre chose, des œuvres de net art, créées par les Mattes, selon une logique bien connue de l'emprunt, l'imitation, l'influence.
L'œuvre invisible d'Antoine Moreau nous posera une question bien plus délicate encore que ce travail somme toute classique de détournement. Resituons tout d'abord le contexte de cette Œuvre invisible, créée au cours de la biennale de Paris 2006. Son directeur, Alexandre Gurita, propose à l'artiste et animateur du site Copyleft 23, Antoine Moreau, de participer, avec une œuvre à « faible quotient de visibilité artistique », puisque c'était l'angle choisi pour cette biennale.
Antoine Moreau répondra à cette invitation, en proposant une œuvre dont le quotient de visibilité artistique sera de zéro. En un mot, il créera une œuvre qui sera totalement invisible, lors de la Biennale, et qui ne devra pas même être présentée dans le catalogue de l'exposition.
Pourtant, cette œuvre existe sur le Net 24. Elle existe par la trace des courriers que se sont échangés Alexandre Gurita et Antoine Moreau, ainsi que les membres du collectif d'artistes réunis sous la licence Art Libre. Ce sont ces courriers et les considérations sur l'œuvre réunis au sein d'un document PDF qui constitueront les traces de cette Œuvre Invisible, lesquelles traces se confondent pratiquement avec l'œuvre elle-même.
C'est le réseau social des sympathisants de la mouvance « Art Libre » qui aura permis à cette œuvre - minimale et conceptuelle - d'exister.
Finalement, cette œuvre qui était destinée à un espace traditionnel d'exposition, la Biennale de Paris, n'aura eu aucune visibilité dans ce cadre-là, pas même sur son catalogue, mais en aura eu une sur un site, Copyleft.
On peut, en tapant dans un moteur de recherche « œuvre+invisible+antoine+moreau », retrouver d'autres traces de L'œuvre invisible sur le Net.
Cette œuvre, donc, transgresse l'obligation tacite d'un cadre identifié, en temps et en lieu - ici la Biennale de Paris - dans lequel l'œuvre se donne à voir. Elle transgresse également les notions d'authenticité et de non-reproductibilité puisqu'elle est proposée sous deux formats de licence : un copyright très classique pour la propriété intellectuelle de l'œuvre, qui reste celle d'Antoine Moreau, et un Copyleft « transgressif » qui autorise quiconque à s'en saisir et à la modifier 25, sous réserve de signaler l'auteur initial de l'œuvre. Enfin, cette œuvre montre comment le Net permet de transgresser les frontières physiques et conceptuelles sur lesquelles l'art contemporain pouvait encore s'appuyer. L'œuvre invisible, qui initialement aurait dû s'inscrire dans le champ de l'art contemporain - art conceptuel - , peut être considérée comme faisant partie du Net Art, ayant en quelque sorte été « aspirée » par le Net, pour y trouver cette fameuse visibilité/lisibilité qu'elle semblait refuser.
Tout à rebours de cette volonté d'effacement manifestée par L'œuvre invisible, l'inscription dans l'espace public, qu'elle ait un caractère publicitaire ou informationnel, doit au contraire aller vers le plus grand nombre, et se jouer des réseaux, des espaces d'inscription, jusqu'à faire de l'espace public un lieu d'inscription littéralement saturé. C'est ce que montre l'ouvrage d'Éric Sadin, Times of the Signs 26 au cours de quatre cent pages brillamment illustrées, parcours dans quelques villes communicantes, Tokyo, New York, Monterey etc…
En joignant très habilement écrits théorique et critique avec des prises de vues urbaines en couleurs vives - texte et image inextricablement mêlés, à la façon d'un photo roman contemporain - Éric Sadin nous montre comment ces villes sont des territoires traversés, transpercés, par des canaux multiples d'information, jusqu'à rendre obsolètes les questions relatives au support : livre, téléphone portable, mini-lecteur DVD, PDA, écrans géants, affiches publicitaires, peau humaine, murs communicants, bornes interactives, tout est prétexte, tout est tissé de signes.
On peut goûter la « poésie » de ces paysages urbains - à la façon de ready-made instantanés - ou s'inquiéter de la saturation du regard qui est ici organisée, peu importe au fond. Ce dont ce livre témoigne, c'est la façon dont les puissants groupes industriels, mais aussi les collectivités territoriales, se sont organisés pour capter le regard du promeneur, du travailleur. En face de ce que certains pourraient ressentir comme une agression, il faut attendre que les signes s'ajoutant aux signes, les couleurs se superposant aux couleurs, tout finisse par s'annuler, en un blanc satori…
QUAND LA CARTE ET LE TERRITOIRE SE CROISENT
Certaines reproductions du livre d'Éric Sadin nous montrent une superposition de prise de vue réelles et de quadrillage réticulaire. Le plan se superpose au territoire, comme on peut aussi en faire l'expérience avec les prises de vues satellitaires de l'IGN 27. Le visible est maillé par l'invisible.
Du fameux axiome d'Alfred Korzybski 28, « une carte n'est pas le territoire », bien des œuvres de net art ont tiré tout le parti possible, tournant et retournant cent fois la proposition mille fois lue, mille fois entendue du philosophe et linguiste polonais - sans toujours savoir exactement quelle pouvait bien être sa signification. Ce qui restera de toutes ces œuvres 29 et programmes 30 ayant cartographié le Net comme un territoire, et le territoire réel comme le Net, c'est finalement une intégration croissante des outils associés aux TIC dans notre quotidien, et dans notre vision du territoire.
Certaines œuvres de net art, comme Yellow Arrow 31 ont joué de cette irruption dans le réel de marqueurs renvoyant vers le Net, avec leurs fameuses flèches jaunes collées en tel ou tel endroit de la ville - New York, Stockholm, Innsbruck, etc… - par les participants. Chaque flèche jaune, rappelons-le, est munie d'un code, que le promeneur pourra activer, depuis son téléphone portable, pour lire un SMS lui donnant les indications propres à telle ou telle flèche. Ainsi, les participants à cette œuvre collective, peuvent laisser des messages partout où ils le souhaitent, des messages que recevront tous ceux qui, en visite par exemple en Amérique du Sud, auront pris la peine de se munir d'une carte leur indiquant l'emplacement des flèches jaunes. On voit bien ici le degré de sophistication atteint par ce type d'entreprise, où le Net et le téléphone portable, pour les instruments de communication, la carte et le territoire réel pour les interfaces de navigation se croisent, se recroisent, en un maillage fin de renvois labyrinthiques. Une fois que la cartographie du territoire est assez dense, des circuits touristiques sont même organisés, pour visiter les lieux estampillés par les flèches jaunes.
Un tourisme « différent », nous disent les articles de presse recensés sur le site.
Des manifestations d'apparence plus informelles sont organisées dans certaines villes où un collectif suffisamment fort a réussi à se structurer, comme récemment à Innsbruck, où sous le nom ronflant de « Guérilla Map Innsbruck », des flèches jaunes ont été installées en tous les points jugés stratégiques - au sens guerrier ! - par les participants. Mais lit-on les instructions du site Yellow Arrow relatives aux précautions d'usage pour coller les flèches, et l'on apprendra qu'il est recommandé de demander la permission au propriétaire d'un immeuble ou aux services municipaux, avant de coller une flèche sur un mur ou sur un panneau de signalisation. Très responsable, comme attitude, mais pas guérilla du tout !
On pourrait présenter cette œuvre collective et participative comme l'un des exemples les plus aboutis du croisement entre carte/écran et territoire réel, avec toutes les notions de territoire fictif et de réseau social que l'on pourrait évoquer. Certainement.
Yellow Arrow montre également une face très actuelle du marché de l'art puisque, cela n'aura pas échappé au lecteur, il faut pour pouvoir participer à ce réseau, disposer de flèches estampillées, chacune munie de son code unique, des flèches que l'on devra acheter auprès de Yellow Arrow, qui commercialise aussi des T-Shirts et autres gadgets. Sans adhérer au système en achetant une flèche, aucune participation possible.
Qu'une entreprise commerciale s'empare des gimmicks du net art pour en faire un objet pour le coup parfaitement insaisissable, à la frontière de l'œuvre d'art et du coup marketing, à cheval entre le territoire et l'écran, c'est peut-être la meilleure façon de marquer la convergence entre les supports, pour l'avènement d'un art pluri-médiatique - qui se jouerait non seulement de plusieurs médias mais aussi de plusieurs dimensions spatiales et temporelles.
Avant de résoudre la question de savoir si le net art peut sortir du Net, et comment appeler cette nouvelle forme d'art, qui s'appuierait sur le Net, puis en sortirait avant d'y revenir, il faut interroger une des dernières œuvres de l'artiste canadien Adam Brandejs, Gen Pets 32, qui présente des animaux de compagnie génétiquement modifiés, dans leur emballage plastique, comme de monstrueux hybrides, à mi-chemin du chien, de l'humain et du poulet.
Présentés sur le site de l'artiste comme des « jouets » dont on pourrait faire l'achat en magasin, on pourrait s'y laisser prendre et trouver cela éthiquement très discutable. Une lecture plus attentive nous révèlera la supercherie, à la façon de fameux « fake » déjà vus sur le Net. Ces animaux génétiquement modifiés n'existent pas en tant que jouets commercialisés dans la grande distribution, mais ils ont été malgré tout fabriqués par l'artiste, avec des matériaux plastiques et des composants électroniques.
Il aura donc fallu cette mise en scène, cette fabrication de réel, pour que le site et les poupées parviennent au statut d'une œuvre d'art, qui va vivre sa vie pour partie sur le Net et pour partie dans le réel, au cours d'expositions dans des centres d'art. L'artiste a dû passer par le réel, la fabrication matérielle de ces faux animaux modifiés, pour que son œuvre en ligne atteigne son but.
Doit-on appeler cela art multimédia, plurimédia, numérique, médiatique, mixed-media ? - tous termes qui maintenant recouvrent à peu près tout et rien, et qui surtout ne rendraient pas compte de ce passage obligé par le réel, la matière, qui caractérise bien des œuvres hybrides apparues dernièrement - dont par ailleurs le Laboratoire NT2 et l'Agence TOPO ont pu se faire l'écho avec leurs manifestations Sortir de l'écran 33.
D'autre part, les termes évoqués laisseraient de côté cette dimension essentielle des œuvres citées ici, à savoir cet héritage venu du net art, et à travers lui des différents courants artistiques que nous avons indiqué. Le Net est toujours ce qui les structure, même si ces œuvres ont appris à jouer avec les codes d'autres formes d'art, avec d'autres territoires. « L'artiste sans tête » 34 Étienne Joubert, dont le corps décapité « vit » dans Second Life, tandis que la tête, construite en origami, impose sa matérialité dans notre monde serait une nouvelle et brillante manifestation de ces jeux de renvoi entre le Net et le réel - grâce auxquels, enfin, pourrait-on dire, le net art sort de son aridité, de sa confidentialité, et de son repli quelque peu autiste.
À la façon du Web qui est devenu Web2.0, on pourrait avancer que ces œuvres hybrides, hybridées avec le réel, font partie du net art2.0.
Notes
1 : Joachim Blank, "What is netart ;-)?", 1996.
en ligne
2 : Surfaces et Territoires, Documenta de Kassel X, 1997.
3 : Cf. Valéry Grancher, « Art en réseau : anatomie de l’échange ».
en ligne
4 : Cf. Sylvie Parent, « ISEA2000: RÉVÉLATION, 7-10 décembre 2000 à Paris », in Magazine électronique du CIAC, numéro 12, janvier 2001.
5 : Cf. Xavier Malbreil, L’imaginaire de l’Internet et son évolution, 2007, chapitre un, p. 8.
6 : Voir le site www.hijack.org.
7 : Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Groupes Mouvements Tendances de l'art contemporain (MAC) depuis 1945, Paris, Ensba, 2001, cité par Annick Bureaud dans
Le cyberespace est-il ailleurs ?, avril 2004.
8 : Cf. Dominique Piteux, « Robert Filliou, Génie sans Talent », dans Les chroniques de Dominique Piteux-Vallin, décembre 2003.
9 : Voir le site www.jodi.org.
10 : Cf. Vuk Cosic, ascii history of moving images et le texte de Lev Manovich, Cinema by Numbers: ASCII Films by Vuk Cosic.
11 : Voir le site de Fred Forest, www.fredforest.org.
12 : Hervé Fisher, Fred Forest et Jean-Paul Thénot, Manifestes de l'art sociologique et de l'Esthétique de la communication (Manifeste 1), Paris, le 7 octobre 1974.
13 : Doc Searls, Linux Journal, juillet 1999.
14 : Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, les presses du réel, Dijon, 1998.
15 : Cf. Mark Tribe, dans l'exposition en ligne Day Jobs, 2002.
16 : Annie Abrahams et Igor Stromajer, Opéra Internettika Protection et Sécurité, France, 2006.
17 : Voir le site de l'artiste tell-a-mouse.be.
18 : Tamara Laï, Les poissons rouges, Belgique, 1999-2000.
19 : Christophe Bruno, Human Browser, France, 2004.
20 : Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.ORG, The Hardly Believable Nike Ground Trick, 2003.
21 : Eva and Franco Mattes aka 0100101110101101.ORG, Reenactment of Joseph Beuys' 7000 Oaks, 2007.
Sur le travail d'Eva et Franco Mattes, voir l'article de Patrick Lichty, "Dancing in the Minefield of Virtual Embodiment", dans le présent numéro du Magazine électronique du CIAC.
22 : Voir AKENATON/DOC(K)S.
23 : Voir le site artlibre.org : site et organisation qui milite pour une licence dite « Art Libre » qui permet la reproduction et l'appropriation, sous certaines conditions, des œuvres d'art enregistrées sous ce label.
24 : Antoine Moreau, L'œuvre invisible, France, 2006, (proposition et document).
25 : C'est ce qu'a fait d'ailleurs l'artiste Myriam Diop My, voir Mon Œuvre invisible, France, 2007.
26 : Éric Sadin, Times of the Signs, Editions Birkhäuser, 2007.
27 : Voir le site Géoportail.
28 : Alfred Korzybski, Une carte n'est pas le territoire, (lyber), traduit de l’anglais par Didier Kohn, Mireille de Moura & Jean-Claude Dernis, Éditions de l'éclat, 1998. IVe éd. 2007
29 : Voir Christophe Druaux, Cartographie diablement subjective et approximative de la blogarchie francophone, France, 2007.
30 : Voir l'outil de recherche cartographique kartOO.
31 : Voir le site yellowarrow.net.
32 : Adam Brandejs, Gen Pets, Canada, 2004-2007.
33 : Laboratoire NT2 et Agence TOPO, Sortir de l'écran, Canada, 2007-2008.
34 : Étienne Joubert, L'artiste sans tête, France/Second Life, 2007.
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