œuvre 2
Breaking Solitude, d'Annie Abrahams, Clément Charmet et Panoplie.org (France), 2007-2008
par Aude Crispel
La rencontre et l'être ensemble sont des notions toutes relatives à l'ère de l'immédiatement disponible qui est celle de l'Internet. Nous nous croisons, par milliers, tous interconnectés aux mêmes sites, sans jamais réellement avoir conscience de la présence de l'autre. Le net art ne déroge pas à cette caractéristique de la communication en réseau. Le spect-acteur demeure solitaire, isolé derrière un écran, délaissant un attribut essentiel de l'art contemporain : les relations inter-spectateurs ainsi que celles de l'artiste avec les spectateurs.
Le dispositif Breaking Solitude, né de la collaboration entre Annie Abrahams, Clément Charmet et la plate-forme artistique Panoplie.org, permet de rétablir une forme d'échange et de dialogue via un concept simple : un rendez-vous, une performance inédite et un salon de discussion en ligne. Artiste parmi les pionniers du net art, Annie Abrahams questionne ici une nouvelle fois les problématiques de l'être humain et de la communication interpersonnelle. C'est ainsi qu'elle met en place une série de rendez-vous avec huit artistes en leur imposant, comme directive commune, « d'inventer quelque chose pour « l'outil » ».
Breaking Solitude « saison 1 » voit le jour entre février et mai 2007 avec, entre autres, Lucille Calmel, Anne Laforet et Pascale Gustin. En automne de la même année une nouvelle saison est programmée et, mis à part le caractère international des six artistes invités, Aya Karpinska (New York/Paris), Helen Varley Jamieson, (NZ/Australie) ou Igor Stromajer (Slovénie), rien n'a changé. C'est toujours le même scénario : une performance réalisée en direct et disponible une seule et unique fois dans le salon de Panoplie.
Le chat s'active dès le début de la performance et reste ouvert pendant 20 minutes. Là, un groupe de trente personnes, simplement inscrites sur le site de Panoplie, discutent, commentent, échangent et débattent ensemble de l'œuvre qu'elles viennent de visionner.
Comme le commente Annie Abrahams, c'est une « relation entre l'artiste et l'audience, à la fois superficielle et spontanée » 1 qui se déroule le long des lignes de texte du salon de discussion. La sécurité de l'écran et la téléprésence que le média permet poussent à des commentaires crus, extrêmes, voire stupides. Ce type de réactions est directement lié à la forme communicationnelle du chat qui, par sa configuration même, n'invite pas aisément à des réflexions et des débats hautement philosophiques. Malgré cela, le dispositif offre la possibilité à l'artiste d'obtenir un « retour » (feedback) direct et immédiat du public et ce, pendant le déroulement même de sa performance. L'artiste se met en danger, s'exposant aux vagues d'émotions brutes de son auditoire. En un même temps, de l'autre côté du miroir, le spectateur rompt la solitude redoutable dans laquelle son rôle le cantonne : « il a le privilège de voir se dérouler une performance, de regarder une autre personne et ou de l'entendre de tout près dans un acte de création, sans devoir s'impliquer et sans devoir se soumettre à des rituels sociaux du monde de l'art » 2.
Brisant sa solitude, il fait l'expérience de l'art dans un espace où l'être ensemble reprend tout son véritable sens.
Et pourtant, nous ne sommes plus vraiment dans la définition stricte de la net œuvre, dans le sens qu'elle n'est plus continuellement disponible en ligne. Si effectivement quelques archives des stream restent irrémédiablement disponibles sur le site, l'œuvre d'art, quant à elle, n'est accessible qu'en une date et une heure donnée. Ce rendez-vous pris entre l'artiste et ses spectateurs est un élément primordial de l'esthétique relationnelle. On peut ainsi se rappeler de « l'importance de cette « fonction de rendez-vous » (qui) constitue le champ artistique, et fonde la dimension relationnelle » 3 du mail art d'On Kawara. En instaurant un système de rendez-vous avec la communauté, Annie Abrahams se détourne de la notion d'intemporalité caractéristique du média Internet. Ainsi, bien qu'il soit en ligne, la plasticité du dispositif de Breaking Solitude tend vers une forme traditionnelle de la performance : une durée limitée et la non reproduction de l'événement. En effet, si le concept reste le même, l'émotion, la relation et les interactions demeureront éternellement uniques.
D'autre part, on peut aussi souligner le rôle peu commun de la plate-forme Panoplie. Le collectif met en place un espace à part entière dans lequel l'œuvre émerge de façon ponctuelle. Panoplie prend finalement malgré lui à sa charge une fonction presque institutionnelle, permettant de réunir les conditions de l'énonciation artistique déterminées par le sémiologue et esthéticien Thierry de Duve : « Il faut un objet, un « quelque chose » […] Il faut un auteur, une instance subjective quelconque qui prononce la phrase pour la première fois […] Il faut un public, soit une autre instance subjective distincte de l'auteur et qui répète la phrase pour son compte. Il faut enfin une institution ad hoc, un dispositif décisionnel ou une instance d'enregistrement dont la fonction est d'effectuer les trois premières conditions » 4.
On pensait jusque là l'institution impossible dans le net art. Pourtant, Panoplie a un rôle autrement plus important que la simple mise à disposition d'un serveur. Il atteste et enregistre l'acte qui s'est déroulé comme œuvre d'art, gardant précieusement ses archives tel un musée exposant ses reliques. En ce sens, ainsi que par la présence ponctuelle de l'événement Breaking Solitude, cette trilogie œuvre, artiste, lieu tend contradictoirement à se rapprocher curieusement d'un schéma traditionnel de l'art.
Notes
1 : Extrait d'un échange par courriel entre l'artiste Annie Abrahams et l'auteure.
2 : Ibid.
3 : On Kawara, Still Alive, cité par Nicolas Bourriaud, dans Esthétique relationnelle, Dijon : Les Presses du réel, 1998, p. 30.
4 : Thierry de Duve, Résonances du Readymade, Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes : Jacqueline Chambon, 1989, p. 19.
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