lecture
par Louise Boisclair
Le performatif du Web 1 de l’historienne de l’art québécoise Joanne Lalonde vient de paraître à La Chambre blanche en 2010. Un ouvrage court, 55 pages, qui en dit long! Sa brièveté manifeste à la fois un esprit de synthèse remarquable, une structuration efficace d’une matière mouvante et fragmentaire et un tissage serré de la chaîne de créations hypermédiatiques, de la trame identitaire et des navettes de concepts éclairants, entre autres, d’Austin, d’Ehrengberg, de Jeffrey et de Segalen.
Comme l’avoue l’auteure, analyser les arts hypermédiatiques « est dévoreur de temps ». Grâce à l’assistance de Marianne Cloutier et d’Éric Lalombe, elle a examiné, pratiqué, questionné et situé les œuvres de six artistes du Québec et du Canada : Patrice Duhamel, Linda Duval, Jeanne Landry-Belleau, Jillian McDonald, Nadine Norman et Michelle Teran. De mai 2007 à juin 2008, à l’invitation de la chambre blanche, ces artistes ont œuvré sur la problématique.
Que le lecteur se rassure, il n’est pas nécessaire d’avoir expérimenté ces créations, d’être expert en art Web ou féru en théorie pour apprécier cet essai aussi accessible que fécond. Le simple désir de s’informer sur l’art Web, de souhaiter le pratiquer sinon de l’avoir fait, suffit. Le performatif du Web est une invitation à connaître l’œuvre hypermédiatique, à en comprendre l’esthétique et à y questionner l’identité, thème omniprésent mais d’une variabilité illimitée. De même les spécialistes en la matière ne seront pas en reste.
Avant d’entreprendre les quatre chapitres de l’ouvrage, la question centrale est lancée : « qu’est-ce que le performatif? » (p.8) Une fois précisé le cadre conceptuel pragmatique de sa recherche, Lalonde brosse, pour le bénéfice du lecteur, un bref rappel des quatre enjeux fondamentaux de l’art Web. Art de la communication, art de l’écriture hétérogène et polymorphe, art de la citation et art de l’action. Dit autrement, un art qui favorise une ouverture au réseau par le dialogue et le polymorphe, une courtepointe d’écritures médiatiques, une reprise et un recyclage en résonance avec la tradition et, inscrit dans l’action performative, le pouvoir de la transformation. Dès lors on comprend que l’objet et la manière, la représentation et l’opération, bref le quoi et le comment sont constitutifs de l’art Web, fondent en quelque sorte son identité.
Les titres des quatre chapitres construisent à eux seuls une architecture organique. Tout d’abord, 1- la « Performativité de l’identité - Se construire une histoire », ensuite 2-« Exister par l’action dans un groupe - Performativité de l’interactivité », aussi le rattachement à une 3- « Communauté et parole partagée », enfin 4- « Le désir de raconter » composent quatre temps forts tant de la construction sociale de l’identité que de la pratique de la fiction hypermédiatique. C’est la conjugaison du Je avec tous les pronoms personnels et collectifs. Je suis avec l’autre, je fais avec l’autre, je me relie aux autres et je témoigne de l’expérience avec les autres. J’ai un récit donc je suis. J’ai un réseau donc j’existe. J’appartiens à une communauté donc j’ai une identité. Je témoigne donc je fais l’histoire. Loin du narcissisme pathologique, c’est plutôt un narcissique constitutif et structurant, nous affirme l’auteure (p.12).
La répétition de performativité à deux reprises favorise un rappel sémantique de l’objet hypermédiatique de l’essai bien sûr, mais peut-être aussi évoque la capacité de l’être humain de se filer une identité et de se rattacher à l’autre en étant performatif. Au début du chapitre deux, l’auteure prend position sur l’interactivité : « Si toute œuvre d’art est interactive, dans la mesure où elle implique la participation du spectateur, parce que le sujet est toujours partie constitutive du monde qu’il se représente, la technologie a souvent été le véhicule de cette interactivité » (p.19) Cela sous-entend que l’interactivité déborde le rapport humain-machine et se rapproche du sens de l’interaction. Et renchérit-elle, « Les modalités de l’interactivité convoquent aussi les dimensions publiques, sociales et émotives de l’expérience du spectateur parce que l’interactivité implique nécessairement ces trois aspects; elle doit être envisagée au-delà de la simple confrontation humain machine. » (p.19)
Ceci nous permet de mieux situer le rapport triadique, pourrait-on dire, entre l’identité, la performativité et l’interactivité. D’ailleurs à la suite de sa question principale en introduction, en parfait accord avec le théoricien Austin dans son livre Quand dire, c’est faire, Lalonde propose de « définir le performatif comme ce qui relève du faire, ce qui installe par l’action un état de fait. » Il importe de lire et de relire son essai, pour bien saisir l’entrecroisement de la pensée hypermédiatique et de la question identitaire qu’elle analyse à travers les œuvres des artistes de ce corpus.
Dès le premier chapitre, l’essai met de l’avant l’importance de la quête identitaire dans les arts médiatiques. L’historienne rappelle les icônes Mouchette ou David Still de Martine Neddam, qu’elle qualifie de « personnages emblématiques de l’art Web. « (p.11) Les autofictions de Nadine Norman, Métamétis et Je suis disponible. Et vous? et de Jillian Macdonald, Zombies in Condoland et Zoombie Loop, abordent la question des identités variables, avec la figure de Métis, déesse de la mythologie grecque pour la première et la figure du Zombie pour la seconde. C’est dans ce chapitre où il sera question de la fatigue dépressive (Ehremberg 1998), ce manque d’être que l’art Web, selon Lalonde, contribuerait à combler.
Dans le deuxième chapitre, l’analyse de Chrysalide humaine de Jeanne Landry-Belleau, « une illustration éloquente de l’ouverture contributive du réseau » (p.20) nous introduit à une tentative de réenchantement du monde. Son blogue IDhumanisme serait « une forme hypermoderne de la lettre ouverte » (p.24). Au troisième chapitre, nous entrons dans des aspects plus sociologiques et anthropologiques de l’identité avec le concept de communauté où apparaîtront l’importance et la déclinaison du rituel. Avec l’artiste Linda Duvall, dans Face to Face et notamment Trait d’union, on assiste à un travail d’enquête auprès d’une vingtaine de personnalités choisies du monde culturel avec un carnet de notes vidéo. Ce sera l’occasion pour l’essayiste d’approfondir la question de la performativité selon Austin avec l’exemple de la visite de la Reine d’Angleterre à Montréal lors des Jeux olympiques de 1976 où elle a déclaré l’ouverture de la XXle olympiade par une simple assertion.
Au chapitre quatre, « Le désir de raconter », le site A20 Recall de Michelle Teran est exemplaire pour le témoignage, cette forme par excellence qui « s’édifie par l’exercice de la mémoire et ne peut être pensée hors de la triade proposée comme à la base du performatif de l’interactivité, c’est-à-dire hors du désir de contact, de la volonté de transformation et de l’idéal de communauté . » (p.34) Il s’agit d’un collage de témoignages sous forme de parole, photo et vidéo sur une carte des principaux lieux où l’artiste les a collectés lors du Sommet des Amériques de 2001 à Québec. Ces « petits récits », selon l’expression de Denis Jeffrey font « l’histoire, parce qu’avant tout il raconte l’histoire » (p.42) En guise de conclusion, l’auteure nous dévoile sa méthodologie de « petits modèles herméneutiques » qui se prêtent davantage à son objet d’étude que l’organisation par classification de catégories de la grande histoire. Elle explicite ensuite le rituel dans l’art Web, en lien avec les travaux de Martine Segalen. « L’œuvre Web n’est pas donnée comme rituel mais comme une invitation à le devenir. » affirme-t-elle. (p.45)
Une postface intitulée « Interpréter les fragments » suit cette conclusion où il est question de l’œuvre inaboutie, Fragments, de Patrice Duhamel en raison de son décès. Est-ce la tentative d’analyse d’une œuvre inaboutie dans des circonstances dramatiques qui donne le ton intimiste de ce passage, « sorte de miroir méthodologique puisqu’il me ramène à la façon dont je travaille, dont j’exerce ma quête face à la création hypermédiatique » (p.50) nous confie l’auteure, avant d’ajouter ceci : « l’exercice me rappelle enfin que la micro-histoire doit aussi faire le deuil de l’idéal de vérité. » (p.50)
1 Pour faciliter la lecture, les numéros de pages pour toutes les citations sont inscrits entre parenthèse. Elles proviennent toutes de : Joanne Lalonde, Le performatif du Web, Publication électronique pour La chambre blanche, 2010.
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