oeuvre 5
par Marianne Cloutier
Les avancées fulgurantes dans le domaine des biotechnologies, d’autant plus marquantes au cours des deux dernières décennies, transforment notre rapport au vivant et nous portent à repenser le statut du corps et de ses composantes dans notre société. Alors que les scientifiques réalisent le potentiel prodigieux - et prodigieusement lucratif - des informations contenues dans les divers matériaux biologiques humains, se développe un véritable « marché du gène » auquel contribuent les grandes compagnies de biotechnologies, de pharmacologie et plusieurs instituts de recherche médicale. Comme le soulignent Lori Andrews et Dorothy Nelkin dans Body Bazaar : « The language of science is increasingly permeated with the commercial language of supply and demand, contracts, exchange, and compensation. Body parts are extracted like a mineral, harvested like a crop, or mined like a ressource. […]Cells, embryos, and tissue are frozen, banked, placed in libraries or repositories, marketed, patented, bought, or sold. 1 » De pair avec une conception lucrative du corps, cet usage du vocabulaire commercial traduit avant tout la suppression de l’individualité et une diminution du pouvoir du sujet sur son propre corps, ce corps étant perçu comme un produit pour l’univers scientifique. À ce jour, l’histoire révèle un nombre impressionnant de cas à travers le monde pour lesquels une partie de l’identité biologique – un gène, une cellule, un ovule, voire même un embryon - a été prélevée, étudiée, fichée, détournée, brevetée ou revendue sans le consentement de l’individu. Soulignons également le fait que certains « résidus corporels » - cheveux, salive ou sang - lorsque soumis à des analyses d’ADN, ont le pouvoir de dévoiler des informations précises quant à l’identité actuelle d’une personne tout en révélant certaines prédispositions pouvant donner lieu à des prédictions sur son futur médical.
Ces fragments d’identités détournées sont le propos de Cell Track, un parcours artistique et didactique offrant les bases informationnelles nécessaires au développement d’une réflexion critique sur ces questions. Même si cette œuvre adopte parfois la forme d’une installation lors de certaines expositions, elle est avant tout une œuvre web. Créée en 2004 dans le cadre de l’exposition BioDifference : The Political Ecology de la Biennale of Electronic Arts Perth (BEAP), on doit cette création au collectif (cyber)féministe subRosa, fondé en 1998, dont la pratique transdisciplinaire traite essentiellement des répercussions de la rencontre biotechnologies/informations sur le corps et l’environnement des femmes.
La version hypermédiatique de Cell Track propose une interface dépouillée où figurent quelques grands titres – In the Lab, New Frontiers, Bodies of Control - sur lesquels l’internaute peut cliquer afin de faire apparaître des sous-menus, correspondant tous à une « pièce d’information » participant au mandat que s’est donné subRosa pour ce projet : présenter l’étendue de la question et la multitude d’enjeux relatifs à la propriété du corps et à la dispersion à l’échelle mondiale de matériaux vivants brevetés. De plus, l’œuvre expose un glossaire complet - allant du concept de biopolitique à des termes scientifiques spécifiques aux biotechnologies -, un résumé de l’histoire du brevetage des gènes à travers le monde et un condensé sur la question de la fusion de plusieurs grandes compagnies de biotechnologies, créant de grandes puissances mondiales. Certaines animations sont également dissimulées derrière ces grands titres, dont « The Steam Cell That Wanted to be Different », où une petite cellule souche fait le récit de sa vie et de ses origines, le tout présenté en parallèle à l’histoire des biotechnologies. Cell Track complète son parcours informatif avec une série de documents relatifs à la ES Cell International (ESI), une méga compagnie de médecine régénérative, fournisseur à l’échelle mondiale de produits et de technologies dérivés de cellules embryonnaires humaines, et détenant évidemment des brevets sur ces lignées cellulaires.
Au centre de l’œuvre s’étend une mappemonde sur laquelle se détache en filigrane un corps humain schématisé aux organes intérieurs apparents. Ce corps, véritable cartographie de la problématique de l’appropriation des tissus humains, est marqué de quatorze points cibles, chacun d’eux correspondant à un cas particulier de demande de brevet sur le vivant. En déplaçant le curseur sur chacune de ces cibles, des détails apparaissent à l’écran : l’identité de la personne sur laquelle ont été prélevés les matériaux, le type de cellules sujettes au brevet, l’institut ou le chercheur demandeur du brevet (ou détenteur actuel dans certains cas), et les opposants contestants ce brevet. Un des cas les plus célèbres est sans doute celui de l’américain John Moore, biopiraté alors qu’il souffrait d’un rare cancer de la rate. Le brevet sur les cellules de sa rate, prélevées sans son consentement par son cancérologue, a été accordé en 1984 et racheté pour quelques millions de dollars par la société Genetic Institute et le groupe pharmaceutique Sandoz, aujourd’hui Novartis. Lors d’un procès visant à contester ce brevet, on a refusé à Moore tout droit sur ces cellules, prélevées à même son corps.
En réponse à ces problématiques, subRosa endosse l’idéologie du Porto Alegre Draft Treaty to share the Genetic Commons selon laquelle le patrimoine génétique mondial appartient à tous et puisqu’il existe dans la nature, ne devrait être revendiqué comme propriété intellectuelle. Cell Tracks propose de réfléchir à des alternatives plus respectueuses de l’identité ainsi que de l’intégrité des individus dans le cadre de la recherche biotechnologique. Par son Manifesto for a Post-Genome World, le collectif invite à repenser le système des brevets afin de faire place à une culture scientifique « opensource » à la fois créative et démocratique, mais surtout moins axée sur une idéologie capitaliste.
1 Lori Andrews et Dorothy Nelkin (2001), Body Bazaar : The Market for Human Tissue in the Biotechnology Age, New-York, Crown, p.5.
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