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Le Livre des Morts, de Xavier Malbreil et Gérard Dalmon (France), 2000-2002


Poème hypertextuel d'une saisissante beauté, récit d'une métamorphose du sujet entre agonie et renaissance, mais aussi recueil contributif de paroles des internautes, Le Livre des Morts de Xavier Malbreil et Gérard Dalmon1 conçu entre 2000 et 2002 répond à qui se demande ce qu'il lui arriverait s'il passait de l'autre côté de l'écran pour explorer le cyberespace2.

Ainsi, la page d'accueil du Livre des Morts désigne d'abord un voyage interplanétaire. En même temps l'internaute est invité à interpréter les noirs de l'écran comme signes de la mort. À moins que l'aventure spatiale et le voyage vers l'au-delà ne servent de phore au vrai thème : la découverte du monde virtuel que constituent les machines assemblées dans un prolongement de nos corps qui en excède les possibilités. Aventure où se risque un être dont la voix nous parvient, à travers le glissement de figures humaines ou animales et les cris d'angoisse, perdant ses repères et ses certitudes, se dissolvant et se reconstruisant, pour finalement resurgir dans la compréhension juste des rapports abstraits qui composent le monde et « vivre du lien ».


UN MANUEL POUR SE DÉTOURNER DES OCCUPATIONS PROSAÏQUES

Comme les surréalistes trouvèrent dans l'art océanien de puissant ressorts, Le Livre des Morts s'appuie sur des modèles antérieurs ou étrangers à notre civilisation et notre conception de la littérature. En effet, le titre de l'œuvre évoque les rouleaux illustrés de l'antiquité égyptienne - dont seuls des fragments nous sont parvenus - destinés à accompagner le mort selon les formules qu'il avait choisies. Le titre rappelle également le rituel tibétain de la Grande libération par l'audition pendant le Bardo au cours duquel on s'adresse au mort pour qu'il se concentre sur les moyens de sa libération.

Toutefois il ne s'agit pas d'adapter au numérique un genre transhistorique. En effet, comment se rapporter aujourd'hui aux pratiques égyptiennes de la préparation à la mort, alors que ni le système de croyance3, ni le système social qui l'accompagnent n'ont perduré ? Qu'est-ce qui permettrait d'adhérer au régime chamanique de la représentation des forces du cosmos4 ? Sans doute l'attention contemporaine aux expériences de mort imminente, le recours à des spiritualités alternatives, le refus du réductionnisme matérialiste ou scientiste5 conduisent à une reviviscence du mythe d'un voyage dans l'au-delà. La thématique de l'effacement de l'auteur et de l'expérimentation des limites pour qui laisse « un sillon au lac de mercure » invite aussi à lire ce récit comme une crise poétique.


PLACE DU LECTEUR

Le dispositif du Livre des Morts, semblable en cela à une matrice, donne la possibilité au lecteur de s'inscrire comme « pérégrin », de s'auto-engendrer6 comme personnage muni de droits spécifiques dans l'espace de la représentation. Il est représenté par un avatar qui ne peut agir sur le plan diégétique, mais que la lecture transforme et dont les réponses aux questions qui suivent chaque chapitre contribuent à l'enrichissement textuel de l'œuvre. Reprenant la pratique du questionnaire individuel dans l'appareillage collectif de la base de données, le parcours d'écriture invite chacun à se retourner sur son expérience - sa vie bien réelle - pour en établir le bilan, préciser ses valeurs ou pointer l'insatisfaisante manière dont s'accomplit l'existence humaine7. L'œuvre ouverte invite donc d'abord à une lecture intime et singulière, au « recueillement », à la « méditation », puis à l'écriture d'un livre qui devient mémoire8 artificielle. Le triptyque (parcours de lecture, parcours d'écriture et salle de lecture) matérialise l'établissement de liens entre l'œuvre et sa vie, entre ses réponses et celle des autres. La lecture-écriture du pérégrin n'est pas glose experte mais lecture participative.


LA SENSATION D'ÊTRE ENTOURÉ PAR UNE AUTRE RÉALITÉ9

Le Livre des Morts fait le choix de la fiction. L'œuvre n'appartient ni au registre de la parodie10 ni à celui de l'auto-fiction11. Le dispositif invite à distinguer « l'auteur » - qui d'ailleurs est un duo - du poète-chamane. Pourquoi faudrait-il que le lecteur réel et le lecteur représenté coïncident ? Comme dans le rêve, le lecteur du Livre des Morts acquiert une certaine plasticité : il assiste à l'agonie du poète et en même temps il partage ses visions. Destinataire d'une parole qui égrène ses prénoms dans toutes les langues il ne peut répondre bien qu'elle provoque chez lui des états d'âme. Le poète s'adresse à lui comme s'il était déjà là, comme s'il l'avait précédé, comme s'il allait le suivre dans cet espace traversé - une cosa mentale. Assis devant son écran, l'internaute se laisse emporter dans l'univers fictif de l'agonie. Alors que la suspension d'incrédulité est maximale, à chaque fin de chapitre, l'invitation à répondre aux questions fait irruption dans le monde imaginaire, et désigne la fiction comme telle. Ce jeu avec la frontière renforce le pouvoir de l'œuvre.


DESIGN INTERACTIF

La collaboration de Gérard Dalmon et de Xavier Malbreil évite de réduire l'œuvre numérique à une dimension textuelle. D'abord en intégrant des animations flash, des gifs animés, des fichiers audio-visuels pour faire appel à tous les sens et placer le lecteur en immersion. Ensuite les éléments non linguistiques, fort éloignés d'être de simples illustrations, tissent de complexes réseaux de signification12 et s'adressent au subconscient du lecteur. Ordonnatrice du mouvement, la scénographie vise à émouvoir. L'ordinateur est utilisé comme un objet animé qui facilite l'accès aux émotions et la levée des inhibitions13.

Pour Gérard Dalmon, il n'est de réalité que déjà représentée. Il recycle des éléments qu'il travaille par cut-up, sampling, permutations, mise en mouvement pour exciter l'attention. Voix chuchotées, musique électro-acoustique, échos et ondulations attirent l'internaute14 vers l'écran. La mise en œuvre des objets visuels et audio appartenant à des médias de différentes époques n'est pas objet de pure virtuosité. Ces peintures photocopiées puis découpées qui glissent à l'écran, ces animations qu'on active entre fascination et répulsion ou cette photographie numérique à peine transmise de Mars à la surface de laquelle glissent des satellites inventés, la richesse des références à des univers multiples concourent à fabriquer un environnement qui déréalise l'internaute.


LE JEU AVEC LA FRONTIÈRE

Réaliser Le Livre des Morts avec Director permet de spécifier, selon un scénario sur lequel le lecteur n'intervient pas, la synchronisation entre les fichiers audio, vidéo, image et texte. La programmation restitue des médias préalablement intégrés et l'œuvre s'exécute de manière identique via le navigateur sur l'ordinateur de chaque internaute. Certes, l'architecture logique en chapitres donne au lecteur une maîtrise minimale sur le récit. Toutefois, l'impossibilité de pointer vers un instant précis dans le déroulement d'un fichier son ou audio interdit le contrôle sur le texte inventé par le livre. La lecture à l'écran n'est cependant qu'un retour partiel au flux de l'oralité car le lecteur agit sur la matérialité de l'œuvre pour déclencher des événements. Son intervention est nécessaire pour dérouler le processus. Aussi le lecteur est-il à la fois captif et conscient de participer à une fiction.


INSCRIPTION SYMBOLIQUE DE L'INDICIBLE

Le Livre des Morts désigne l'innommable : un monde en ruines. Cette désolation fait bientôt place à un espace 3D emboîté où surgit un animal-machine mû par des désirs et des forces inconscientes, figuration énigmatique des interactions entre des forces invisibles15. Cet animal a été annoncé par le texte tantôt comme ancêtre, tantôt comme transformation du poète. Qu'est-ce qui est exactement représenté ? Sans doute le théâtre intérieur d'un « Je » projeté dans l'ordinateur, et cette relation impensée avec la machine.

Après la reconstruction intérieure, l'œuvre invite à abstraire les relations et à s'interroger sur les justes rapports entre les éléments qui composent le monde comme le langage. L'affirmation finale de la renaissance et du recommencement éclate sur un fond blanc qui ne figure nulle divinité. Au moment de se clore, Le Livre des Morts interroge l'internaute sur la réussite du processus et lui propose de partager sa vision de l'indicible.

Le monde lui-même comme cosmos recomposé n'est pas objet de connaissance mais miroir dans lequel se reflètent l'intellect et la nature humaine. Le Livre des Morts est un cyberpoème qui construit un environnement virtuel propice à une double immersion sensorielle et culturelle et un véritable manifeste de la littérature numérique dans le champ du net art.





Notes
1 : Sites respectifs :
- Xavier Malbreil :www.0m1.com
- Gérard Dalmon : www.neogejo.com.  

2 : Notion développée par exemple par Pierre Lévy dans Cyberculture, Éditions Odile Jacob, Paris, 1997.  

3 : Voir la position de Xavier Malbreil dans sa conférence à Barcelone (en ligne) où il rappelle le déplacement de l'immortalité apportée par le texte non plus à son lecteur mais à son auteur.  

4 : Joseph Lefèvre a proposé avec le projet Chamane une installation primée en 2003 et un site www.sat.qc.ca/chamane qui constitue une introduction à cette culture.  

5 : Solaris, le film qu'Andreï Tarkovski réalise en 1972 témoigne de cette tension.  

6 : Message de Xavier Malbreil sur la liste e-critures,
le 2 décembre 2001 (en ligne).  

7 : Ce sur quoi chacun, ou du moins beaucoup, s'accordent.
Cf. André Breton : « L'homme, ce rêveur définitif, de jour en jour plus mécontent de son sort », en préalable à la dénonciation de l'empire de la logique dans le Manifeste du surréalisme, Éditions Gallimard, 1981 (1924).  

8 : Voir le texte de Serge Bouchardon, Un jeu sur les frontières (en ligne).  

9 : À propos de l'immersion, cf. Janet H. Murray, Hamlet on the Holodeck, MIT, Cambridge, 2001 (1997), p. 98.  

10 : Voir par exemple le roman d'Antoine Volodine, Bardo ou not Bardo, Éditions du Seuil, 2004.  

11 : On connaît par exemple la réticence que suscite la mythologie personnelle de Joseph Beuys, artiste qui ancra autour d'un épisode chamanique invérifiable son œuvre autofictionnelle.  

12 : Anne-Marie Christin, « Les livres doubles », in L'image écrite ou la déraison graphique, Éditions Flammarion, Paris, 1995.  

13 : Janet H. Murray, ibid, p. 99.  

14 : Voir l'analyse proposée par Janique Laudouar, et intitulée :
Le texte en image, l'image comme texte, entre jeu et enjeu
(en ligne).  

15 : Voir l'animation Flash de La Mariée mise à nu par ses célibataires, même qu'Andrew Stafford réalise pour expliciter les spéculations déconcertantes de Marcel Duchamp, sur le site www.understandingduchamp.com.  




Isabelle Escolin-Contensou

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