œuvre 3


On Everything, de Pall Thayer (Islande), 2006


Personne aujourd'hui ne s'étonne plus qu'une grande partie de la création artistique, essentiellement celle qui s'exprime sur Internet, soit gratuite. Pourtant, cette gratuité - qui ne va pas de soi - me semble n'être que le signe le plus provocateur d'un ensemble de mutations qui modifient de nos jours, en profondeur, le terrain artistique. Payer pour une œuvre d'art signifie en effet que cette œuvre a une existence matérielle, une pérennité, qu'elle est quelque chose d'une certaine façon non consommable, un « quelque chose d'une certaine durée » (certains rêvant cette durée infinie), position qui a longtemps été celle, particulière, de l'art dans une société qui s'orientait de plus en plus vers la consommation. Or la consommation, dans une société de convergence numérique, change de nature. Internet en est certainement l'exemple le plus parfait. De plus, la gratuité de l'œuvre sur Internet ne signifie pas seulement cela, en effet il y a là des travaux plus « gratuits » les uns que les autres. Pour certains, cette gratuité est de disposition, extrinsèque - l'œuvre est mise gratuitement à disposition de la communauté - pour d'autres elle est intrinsèque, l'artiste travaillant avec des matériaux qui ne lui appartiennent pas et son travail ne pouvant être mis à disposition que dans une relation à l'externalité de ces matériaux. Autrement dit la proposition artistique est alors de l'ordre du conceptuel car elle ne se constitue que par la captation de flux qui lui sont externes.

Internet est en effet le territoire du flux, l'information y circule sans cesse en tous sens, elle s'y modifie également en permanence. Chaque jour des millions d'informations s'y installent sans pour autant faire nécessairement disparaître celles qui y figuraient déjà, n'importe qui peut y produire de l'information pour n'importe qui ; n'importe qui peut recevoir de l'information de n'importe qui, Internet parle de tout et de rien, le rien pouvant devenir tout et le tout rien. Le matériau d'Internet, comme s'il constituait un organisme vivant, est ainsi fluctuant, en perpétuelle reconfiguration et plus que n'importe où ailleurs l'observateur - celui qui intervient dans ce flux pour en capter des fragments - agit sur le flux en rendant paradoxalement toute réelle observation impossible. L'observateur fait lui-même partie de ce flux qu'il voudrait observer. Toute information sur Internet est ainsi sans cesse à recontextualiser dans un déplacement constant de sens.

L'artiste, dès lors, dès qu'il veut inscrire son travail dans un rapport à cette société qui se construit, ne peut pas ignorer, ne peut plus se contenter - au risque qu'elle s'y perde, s'y banalise, s'y enkyste devenant un corps mort dans le corps plus vaste du réseau vivant - de produire une œuvre, quelle qu'elle soit, pour l'inscrire telle quelle dans le flux incessant, largement impersonnel, anonyme… des informations. Il est mis au défi, à partir de ce matériau constamment changeant, de proposer « quelque chose d'une certaine cohérence »,autrement dit travailler sur, mettre en scène quelques-uns des fondements même de ce qu'il perçoit comme novateur, dérangeant dans cet univers qui l'englobe.

On Everything de l'artiste islandais Pall Thayer est de cette nature comme d'ailleurs son titre l'affirme : ce travail parle de tout, sans parler précisément de rien, il parle de toutes choses car toutes choses peuvent s'y produire sans que jamais rien de particulier ne s'y fixe ou s'y fige : ce qu'il met en scène ce sont des captations de données Internet. D'une part, il capte sur Flickr des images (où ? quand ? comment ?…), d'autre part sur le logiciel de blogs Blogger, il s'empare de phrases, plus exactement des fragments de phrases (où ? quand ? comment ?…) et constitue sa proposition de ces matériaux qu'il traite en temps réel.

Rien ne permet de savoir s'il y a une relation quelconque entre les textes captés et les images (au moyen de tags par exemple ou en considérant les fragments comme tels) mais cela n'a aucune importance car l'œuvre ne cherche pas à proposer une signification externe quelconque, sa signification est dans le processus qu'elle affiche et dans la relation de ce processus à Internet.

Rien non plus ne permet de savoir si l'image proposée comme un puzzle en cours de constitution, parce qu'elle est filtrée, fragmentée, retraitée en zones d'aplats colorés, pour lentement se reconstituer sous nos yeux, est une ou composite, pourquoi l'une semble succéder à l'autre, s'inscrire en elle, l'effacer ou la compléter.

Il en est de même du texte lu, d'une voix hachée, monocorde, peu compréhensible, par un automate informatique qui s'inscrit en-dessous de l'image. Parfois des fragments de signification émergent de temps en temps puis semblent se dissoudre dans d'autres plus ou moins référentiels, sans que jamais rien de bien précis ne se constitue. D'hypothèse sensible en hypothèse sensible, l'esprit est ainsi balloté d'un possible à l'autre.

Ce qui importe en fait ici, ce à quoi le spectateur est d'évidence ainsi confronté est quelque chose comme la voix et le regard du réseau, un monde infini, un peu mystérieux, qui échappe à l'entendement et qui sans privilégier aucune signification les porte toutes dans une durée illimitée : une fiction réaliste de l'univers numérique dont nous sommes, plus ou moins à notre insu, tous acteurs et partie prenante.




Jean-Pierre Balpe



N.B. On Everything de Pall Thayer est présenté à la
Galerie Leonard and Bina Ellen à Montréal
du 7 décembre 2006 au 6 janvier 2007.

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