œuvre 4


Raphèl, de Bernardo Schiavetta (France), 1975-présent


RAPHÈL
OU NOUVELLES VARIATIONS SUR LE LIVRE ABSOLU




Le principe de base du projet Raphèl, work in progress initié par Bernardo Schiavetta, est double. Du point de vue de la forme, il s'agit d'un texte qui se crée par interpolation de citations dans un énoncé de départ qui est lui-même déjà une citation : le principe du centon (c'est-à-dire de la composition par collage de citations) se double donc du principe d'expansion (entre deux vers, car il s'agit à l'origine d'un texte poétique, peuvent toujours s'intercaler d'autres vers). Petit à petit, c'est tout un univers fictionnel qui a commencé à se greffer sur le texte de départ, qui se présente maintenant sous la forme d'un poème entouré par de multiples documents relatifs, entre autres, aux auteurs, aux traditions littéraires exploitées dans le texte, au contexte culturel, à l'interaction entre littérature, arts, science et culture, et ainsi de suite.

En ce qu'il ouvre, puis permet d'entretenir une productivité sans fin, un tel mécanisme est appelé tôt ou tard à susciter des interrogations sur le sens du langage et sur ses rapports avec la magie et le sacré. Du point de vue du sens, il s'agit d'un texte qui se donne pour ambition de chercher du sens à l'intérieur du non-sens, y compris dans le non-sens absolu qui se trouve dans l'enfer. Allant des formules magiques qui remontent souvent à l'antiquité aux recherches les plus contemporaines d'inventer des mots sans sens, les citations mises en jeu relèvent d'un type d'énoncés très singuliers où se mélangent l'infini, l'utopique et le sacré. Dans le domaine des « écritures à contraintes » dont Raphèl se veut une illustration, le travail de Schiavetta se distingue incontestablement par ses enjeux hors du commun.

Ce projet, dont on peut consulter de nos jours les progrès sur divers sites web (essentiellement www.raphel.net, mais aussi www.formules.net), pose des questions fondamentales sur les rapports entre infini et numérique. En effet, contrairement à ce qu'on pourrait penser de prime abord, Raphèl n'est pas une œuvre « purement » numérique : d'une part, le projet a commencé à s'écrire bien avant l'utilisation de l'outil numérique dans le monde littéraire ; d'autre part, la numérisation progressive du projet n'a pas condamné ses formes non numériques ; celles-ci, dans un mouvement de feed-back généralisé, se sont vues, non pas rejetées mais transformées par la forme numérique (voir plus loin).

De ce point de vue, Raphèl est une critique très forte des idées naïves d'un dépassement de l'écriture analogique par l'écriture numérique. L'œuvre montre au contraire que le désir de produire un « livre » infini, capable de rivaliser avec la complexité du monde et d'en intégrer la dynamique sans fin, ne peut jamais s'enfermer dans un seul médium ou support, mais que l'intérêt de telle utopie est toujours fonction de la capacité du texte de créer un va-et-vient créateur entre différents moyens de communication. La position de Raphèl à l'égard de la culture numérique est donc complexe et plurielle. D'un côté, le projet ne peut se réaliser pleinement qu'à l'aide des outils numériques. Sans eux, Raphèl resterait du même ordre fantastique et abstrait que la Bible à lecture interminable qu'invente Jorge Luis Borges dans Le livre de sable : cette Bible est infinie parce qu'il est impossible d'ouvrir deux fois à la même page, mais elle n'existe qu'au second degré, c'est-à-dire à travers la description qu'en donne Borges. De l'autre, le projet ne considère pas sa forme numérique comme unique, ni comme ultime : la version électronique de Raphèl, qui permet la réalisation concrète du rêve de Borges (et de tant d'autres), est un fragment d'un réseau multimédia plus complexe dont les parties s'influencent les unes les autres dans un mouvement également sans fin. La « révolution » de Raphèl est à chercher là, dans ce croisement et surtout cette relance réciproque et continue du numérique et d'une sorte de Gesamtkunstwerk.

Épaulant le déploiement progressif de Raphèl, le site web www.raphel.net met un certain nombre d'outils informatiques au service d'un texte à vocation d'infini. Techniquement parlant, et pour se limiter au seul texte (car Raphèl est aussi une œuvre qui se met en scène ou qu'on peut écouter), on y retrouve en effet la plupart des caractéristiques de l'œuvre d'art « totale » :
  • Inachèvement : grâce à son principe de composition qui mélange citation, interpolation de citations et expansion illimitée, le texte est structurellement ouvert à des métamorphoses sans fin ; théoriquement, chaque vers, chaque mot, voire chaque signe peuvent devenir le lieu de nouveaux développements.

  • Ecriture collective : l'auteur originel de l'œuvre, Bernardo Schiavetta, a conçu dès le début Raphèl dans une optique résolument transindividuelle, d'une part en faisant partir le travail d'écriture de fragments déjà existants, d'autre part en cédant vite la parole à d'autres écrivains, certains connus et d'autres non, ayant envie de se joindre à l'entreprise.

  • Multilinguisme : rédigé au départ en français par un écrivain argentin, Raphèl s'est très vite transformé en une œuvre diversement plurielle, d'abord par le recours à des citations en d'autres langues, ensuite par l'apparition de versions complètes en d'autres langues (et, dans un avenir plus ou moins proche, en d'autres écritures, en d'autres systèmes de notation de la parole).

  • Polysémie : lancé par une réflexion sur le mythe de Babel et le défaut des langues « parce que plurielles », puis prenant comme leitmotiv les mots de Nemrod même (« Raphèl maÿ amèch zabì almì ») cités par Dante dans sa Divine Comédie, le texte de Raphèl se veut rétif à toute compréhension globale. Le multilinguisme, la ponctuation aléatoire, l'exotisme des citations souvent incompréhensibles, affichent à la fois qu'ils fomentent cette disruption du sens.

On se trompe toutefois en lisant de Raphèl à la seule lumière des structures informatiques ou hypertextuelles. Si Raphèl a beaucoup gagné à se prêter au fonctionnement machinique, son principe lui-même n'a rien de machinique, comme le démontre la capacité du projet de porter à conséquence pour ses formes antérieures. Rapidement, en effet, l'œuvre de Bernardo Schiavetta a évolué vers des formes d'absolu ou d'infini plus radicales encore, même si du point de vue technologique le résultat peut paraître moins évolué que celui qu'on trouve sur le site web. Trois évolutions méritent ici d'être mises en valeur.
  • Le feed-back médiatique déjà mentionné: loin d'abandonner des formes d'écriture et d'inscription prédigitales, comme si le passage au numérique condamnait à l'obsolescence les expressions culturelles antérieures, Raphèl a installé un véritable va-et-vient entre l'imprimé et le Net; le travail sur le site web a permis un retour plus averti sur la forme livresque, à laquelle s'intègrent peu à peu, traduits et adaptés au format livre, des fonctionnements venus du numérique.

  • La réinvention du réel : au lieu de se contenter du mélange, typiquement postmoderne, du réel et de la fiction, Raphèl est une œuvre dont la mise en place progressive permet à Bernardo Schiavetta de relire le passé de l'œuvre et partant l'histoire de tout le vingtième siècle, dont Raphèl offre comme un condensé plus pur et, par moments, plus fantastique (mais jamais fantaisiste ni facile) ; l'invention après coup d'une version imprimée de Raphèl, dont les premiers avatars sont antérieurs d'un demi-siècle au début du projet de Schiavetta, en offre une belle illustation.

  • La critique de l'art contemporain : à la différence de tant d'œuvres contemporaines qui répètent sans cesse l'aspect ou le détail (le « procédé », voire le « truc ») dont on espère qu'il suffira à les distinguer, Raphèl est une œuvre qui se veut résolument éclatée, complexe, multiple, en un mot réellement hétérogène ; en ce sens le travail de Bernardo Schiavetta retrouve, pour le radicaliser, le genre antique de la « satire », c'est-à-dire du mélange, en l'occurrence de prose et de poésie, de fiction et de critique, de citation et de création.

Certes, Raphèl n'est pas la seule œuvre qui babélise la langue (l'exemple de Jean-Pierre Verheggen vient tout de suite à l'esprit), qui s'appuie sur la fiction pour repenser le réel (les grands textes, mutatis mutandis, ne font jamais rien d'autre) ou qui reprend le support papier à l'ère digitale (on retrouve la même interrogation « post-numérique » chez une auteure comme Danielle Mémoire). Mais peu d'œuvres le font de manière aussi systématique, aussi jubilatoire, aussi ouverte aux apports de ses lecteurs.




Jan Baetens

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