œuvre 5


Les rapprochements / Approachings, de Rachel Echenberg (Canada), 2006


« Je place l'image de mon corps dans le « non-espace » derrière l'écran. Vous, vous vous déplacez dans l'œuvre à partir de votre propre environnement. Dans cette relation, les corps se dissipent, quittant leur aspect physique au fur et à mesure qu'ils tentent de traverser le cadre. L'écran devient le point de connexion et de dislocation. » Rachel Echenberg


De par et d'autre de la vitre de notre écran, deux mondes, l'un réel, l'autre « virtuel ». L'œuvre de Rachel Echenberg est bâtie sur cette coupure, et joue des pouvoirs d'attraction de cet « autre monde », de notre désir de transgression et de notre rêve d'un passage d'un monde dans l'autre - en même temps qu'elle en rappelle et en souligne l'impossibilité. Pour ce faire elle mettra en scène, justement, un intermonde en apparence très réel et très tactile, où l'internaute aura vraiment l'illusion d'entrer en relation avec ce corps, cette présence, ici et maintenant, là, juste derrière la vitre de son écran. En même temps cet intermonde demeure pourtant un lieu impossible, puisqu'il se place dans un « non-espace » et aussi hors du temps (dans l'éternel retour des mêmes actions qui se répètent), un monde fantomatique et cauchemardesque où le corps de l'artiste se débat, un corps morcelé, enfermé, parasité, déformé, qui se presse et se cogne contre la vitre de l'écran en faisant signe à l'internaute sans pouvoir le rejoindre jamais, un monde où la « connexion » appelle, en effet, la « dislocation ».

Le médium a pourtant un certain pouvoir d'intercession : en effet, seule l'interface peut officier pour un rapprochement malgré l'intervalle entre les deux mondes. L'œuvre de Rachel Echenberg met en scène ce pouvoir, en un prélude et cinq séquences interactives. L'interaction, et ses aléas, est son sujet.

L'internaute aperçoit tout d'abord un drap blanc, sous lequel se manifeste peu à peu la forme d'un corps comme surgissant des limbes de notre ordinateur, gisant couché et invisible mais néanmoins mouvant, vivant d'une vie encore spectrale et indifférenciée. Le corps un instant manifesté s'évanouit rapidement. Mais tout de suite une silhouette se dessine, en place du corps absenté comme une cible potentielle, offerte aux clics de notre souris. Le corps devient donc signe, et - le spectateur s'en rend compte assez rapidement en explorant la cible - morcelé en quatre zones : la tête, le corps, les bras et les jambes.

On songera aux anciennes représentations analogiques, élaborées dans l'Antiquité et demeurées en vogue jusqu'à la Renaissance (et même encore aujourd'hui dans plusieurs superstitions et croyances du type Nouvel-Âge…), où le corps humain considéré comme un microcosme suggérait un réseau de correspondances symboliques avec le monde. Sauf qu'ici le réseau ne se créerait pas dans un élan de l'intérieur vers l'extérieur, du moins au plus grand - mais plutôt dans l'entre-deux interstitiel entre deux corps, l'un réel, l'autre « virtuel », et dans leur mise en rapport comme dans un (faux) miroir.

Les interventions de l'internaute semblent de fait porter fruit et faire (un certain) effet : un clic à la tête fait apparaître des cercles bleus, comme des points de pression ou de contact de différentes dimensions et semble-t-il tout contre la vitre de l'écran. En cliquant ensuite sur ces cercles à mesure de leur apparition ici et là l'internaute déclenche divers sons, diverses onomatopées, des balbutiements de salutation, de supplication, d'assentiment (aha) de surprise (oh) d'interrogation (quoi, eh, hum), un soupir, une toux, un rire, un bâillement, un baiser… Comme s'il se cognait ici aux limites du langage. Ce qui lui fait pressentir une possible présence, mais qui se dérobe, encore et encore, proprement inassignable. Se rapprocher : mais de qui, mais de quoi ?

Un clic à la main droite, et une main apparaît, qui fait un geste d'imploration, pressée contre la vitre de l'écran et suivant les mouvements de la souris comme pour maintenir le contact et faire signe à tout prix. Par contre en cliquant sur la main gauche (la senestre, la sinistre !) l'internaute déclenche une confrontation dont l'agressivité le surprend, une main qui cogne puis sur un autre clic fracasse la vitre avec éclat, tentant de briser semble-t-il l'enfermement et la clôture de l'écran pour quoi ? passer au travers ? pour rejoindre l'internaute, ou le tirer de son bord ?

En cliquant ensuite au milieu du corps l'internaute assiste à la germination et la croissance d'un plante qui prend racine au sein du corps et grandit rapidement, tout en le déformant puis en faisant éclater les limites, dans la vision d'un corps transmuté et en même temps parasité, qui peut être un rêve ou une promesse, mais aussi (mais surtout ?) un cauchemar ou une malédiction. Ce phénomène qu'il lui semble avoir peut-être suscité et qui échappe tout de suite à son contrôle peut aussi rendre l'internaute mal à l'aise et le laisser interdit. S'agit-il d'un heureux événement ? D'un rapprochement enfin consommé ? La connexion semble avoir - littéralement - porté fruit, mais au prix de la dislocation complète de l'image du corps de l'artiste, et laissant l'internaute en plan de son côté de l'écran.

Enfin, en cliquant sur les pieds, l'internaute aperçoit des jambes qui fléchissent, un corps qui s'élève et saute, quittant le cadre de l'écran - mais la tentative d'évasion est (encore) un échec, et sur un autre clic le corps retombe et chute.

L'internaute se retrouve de même apparemment floué. L'écran ne s'ouvre à aucun moment sur un portail, mais demeure comme une coupure radicale. L'œuvre au final ne présente pas non plus à l'internaute la réalisation de ce qui pourrait lui apparaître comme une image de soi plus idéale, un avatar flatteur, mais plutôt les avanies d'un corps qui demeure en morceaux. Le contraire d'un stade du miroir… Promesses de connexion, mais aussi et davantage promesses de dislocation, sont tenues. Et l'internaute est ramené à sa propre solitude et sa propre déréliction. Lui aussi se heurte contre la vitre.

Mais n'est-ce pas justement parce que la fascination est brisée que le rapprochement peut avoir lieu, réellement ? Plus de fascination, plus d'engloutissement, plus de « monde virtuel » dans lequel s'abolir et se perdre : mais un simple rapprochement, en effet, qui installe un instant face à face sans les confondre deux espaces et deux corps. Rappelé à la réalité du médium et à la matérialité de l'écran, l'internaute se retrouve loin des séductions comme des chimères de l'intermonde.




Anne-Marie Boisvert

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