œuvre 4


Missing Pages, de Jerome Olivier (Japon), 2006


Mettant en vedette : Hatsunori Hasegawa, Shinsuke Kyo, Nobu Mizutani, Takahashi Murata, Makoto Honda, Austin Uchino, Hinonori Okuyama, Daiichiro Yuyama, Florence Duranton, Fu Takato, Daisuke Hibiki, Sumiko Nogi, Go Hirokawa, Moe Nagata et Junko Iemura

Scénario et réalisation : Jerome Olivier

Rockdom & Speaking Pictures

Produit par Chage

En japonais avec sous-titres anglais (à télécharger gratuitement sur iTunes).


Après le charmant et quirky Coin Laundry, le cinéaste anglo-québéco-japonais Jerome Olivier nous propose un court métrage de science-fiction sur le thème familier du voyage dans le temps.

L'histoire : un savant, le professeur Kiyoshi Tanokura (Hasegawa) a réussi après des années de recherche à développer une machine à voyager dans le temps. Tanokura est par ailleurs toujours hanté par le souvenir de l'accident de voiture qui coûta la vie à son jeune fils, et dont il se sent (se sait ?) responsable. Missing Pages est ainsi suspendu entre la mémoire douloureuse d'événements du passé empreints de nostalgie et de regret, et un futur de cauchemar, résultat désastreux d'un temps manipulé et « révisionné », et dont le professeur se trouve à être également responsable, puisque cette manipulation a justement été rendue possible par la machine à voyager dans le temps qu'il a mise au point.

Le film culmine dans la confrontation entre, d'un côté, un groupe de mutants butoh-fascisants - « the Core Units » - agents du « Core », un organisme établi peu après la découverte du professeur Tanokura pour réglementer les voyages dans le temps et décider des événements passés et futurs susceptibles d'être altérés, dans le but (en théorie fort louable) de créer un monde parfait : « Their ultimate goal was to create a utopian world free of famine, war and other calamities. […] But their plan backfired. By tampering with history, they set in motion a chain reaction creating greater damage than what they hoped to resolve » 1; et de l'autre côté, un groupe de résistants (les archivistes) qui cherchent à réparer les dommages causés par les manipulations temporelles et à rétablir le cours de l'Histoire. Entre les deux groupes se retrouve le professeur Tanokura, chacun des deux cherchant à s'emparer de lui, soit, dans le cas du premier groupe, afin de lui intenter un procès en tant que terroriste - the Core considérant comme une trahison de la part du professeur qu'il puisse prendre le parti des archivistes, puisque Tanokura se trouve à être de par sa découverte en quelque sorte le père fondateur du Core, et du monde qui s'en est suivi; soit, dans le cas des archivistes, afin d'obtenir du professeur qu'il mette sa science aui service de la résistance. Proie de l'un et de l'autre groupe, et hanté par la culpabilité - pour la mort de son fils comme aussi pour le sort du monde à venir et advenu - le professeur se débat, rêvant d'une rédemption en même temps que d'une résurrection (celle de son fils), sans doute impossibles l'une comme l'autre.

On retrouve ici, certes, bien des éléments devenus classiques dans les livres et les films de science-fiction : le grand rêve du voyage dans le temps et les pièges qu'il recèle; le thème prométhéen du savant dépassé par sa création; l'utopie d'un monde meilleur devenue cauchemar; la vision d'un monde futur asservi à un pouvoir totalitaire; et le groupe de résistants qui s'efforcent de contrer ce pouvoir. Le film d'Olivier utilise de manière efficace tous ces éléments convenus en les insérant dans une trame narrative plus large traitant des rapports entre passé et futur, entre réel et virtuel, entre mémoire et oubli, entre chute et rachat.

L'intérêt du film d'Olivier est justement la manière originale dont il réussit à mettre en scène, moins le choc de ces termes opposés que leur rencontre et leur fusion, et ce grâce à un procédé appelé « fotomation », qui décompose pour les reconstruire ensuite chacune des scènes du film. Comme l'explique le cinéaste lui-même : « The overall approach is a simple one, however. All we did was lock the camera down, shoot with the actors in the shot, then removed the actors and shoot the background. After the actors were masked out, I'd composite and animate two or more plates in After Effect. » 2

Ce procédé a pour résultat un effet de décalage permanent - ou plutôt, comme le dit Olivier lui-même, de « détachement » 3 : les personnages et les décors dans lesquels ils évoluent se retrouvent en effet détachés les uns des autres puis « raccordés » de manière volontairement artificielle; les mouvements des personnages sont le fait non des acteurs qui les incarnent mais le produit d'une succession de pauses - découpées moment par moment - et aussi de poses - tour à tour dramatiques, hiératiques, menaçantes, suppliantes, à mi-chemin entre la photographie et le cinéma, la bande dessinée (manga) et le théâtre (no), comme le souligne encore Olivier 4. D'autant plus que les dialogues sont en voix off, « plaqués » sur les images et les personnages sans leur appartenir.

Du coup l'effet de réel, qui constitue qu'on le veuille ou non l'essence et le but et le rêve même du cinéma depuis au moins les essais de Muybridge, s'estompe, en quelque sorte décomposé, parodié et exposé pour ce qu'il est : ni plus ni moins que l'effet illusionniste d'un procédé, lui aussi, le composé d'une suite d'images discrètes et simplement ajoutées les unes à la suite des autres, lui aussi, où la vie et le mouvement sont imités et recréés par la seule juxtaposition, lui aussi - simplement de manière plus rapide, plus coulante et conforme à la vitesse de perception de l'oeil. Alors que dans Missing Pages les images sont raréfiées et le mouvement et la vie s'en trouvent par conséquent troués de manques.

Les personnages comme les scènes du film dans son ensemble en deviennent ainsi à la fois moins que réels et plus que réels. Le temps comme l'espace s'en trouvent magnifiés et surdimentionnés : tandis que le temps de l'action ainsi ralenti en même temps qu'hypertrophié semble en quelque sorte devenir plus fluide, plus flou, le présent rendu incertain acquérant la propriété de s'étendre et de se raméfier tant dans le passé que le futur, le détachement des personnages par rapport à l'espace qui les accueille produit un effet en trois dimensions quasi solide, faisant de chaque scène un tableau vivant et particulièrement prégnant, comme inscrit dans la persistence de la mémoire, comme les reliquats d'un rêve, d'un cauchemar - ou d'un voyage dans le temps - surnageants au réveil.





Notes
1 : Extrait du dialogue du film, cité par John Joseph Adams, "Missing Pages (review)", Sci-Fi Weekly, 18 mai 2006.  

2 : Cf. Michele Yamazaki, "A Conversation with Jerome Olivier", Toolfarm Network, 27 février 2006.  

3 : Cf. Michele Yamazaki, Ibid.  

4 : Cf. Michele Yamazaki, Ibid.  




Anne-Marie Boisvert

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