œuvre 4


13 Most Beautiful Avatars,
d'Eva et Franco MATTES aka 0100101110101101.ORG (Second Life), 2006

par Paule Mackrous




Durant les années 2006-2007 et 2007, Eva et Franco Mattes explorent les lieux populaires du monde virtuel multiparticipatif Second Life à la recherche des avatars les plus glamours. Ils conçoivent ainsi la série de portraits 13 Most Beautiful Avatars présentée à Ars Virtua en 2007, clin d'œil aux projets de Warhol intitulés 13 Most Beautiful Boys (1964) et 13 Most Beautiful Women (1964), qui ont vu le jour à la fameuse Factory quelque quarante années plus tôt. L'exposition des Mattes se manifeste une seconde fois deux semaines plus tard dans la salle bien réelle de la Italian Academy of Columbia University à New-York. Contrairement à ce que pourrait laisser croire l'ordre chronologique des deux événements, la salle virtuelle d'Ars Virtua a été conçue d'après celle de la Columbia University. Nous avons toutefois l'impression que l'exposition est passée de la virtualité à la tangibilité.

La présence des avatars dans Second Life engendre la sensation que le monde auquel ils appartiennent est hybride, troublant la limite entre ce qui relève du tangible et ce qui est virtuel. Pourtant, il n'y a pas de trompe-l'œil dans le monde virtuel en réseau, l'écran délimite clairement le monde d'images. Il y a tout au plus un effet de réel engendré par l'organisation conventionnelle de la représentation, ce que Manovich appelle le « paradigme cinématique » 1 dans les représentations informatiques. L'illusion des trois dimensions et le mouvement offrant la possibilité d'explorer l'image à 360 degrés sont des caractéristiques qui s'inscrivent dans ce paradigme. Le monde virtuel se poursuit, comme dans un tableau, au-delà des bordures de l'écran. Mais l'avatar, parce qu'il traduit un lien inévitable entre le monde tangible et le virtuel, rend superflue la frontière opérée par l'écran.

Les avatars sont photographiés dans le monde virtuel et leur portrait est ensuite saisi en gros plan à l'aide d'une technique d'encre sur toile. Ce sont de larges formats permettant d'observer les visages et regards des personnages virtuels d'une manière qu'il ne nous est pas possible de faire à l'écran de l'ordinateur. On peut y apercevoir des détails aussi précis que des petites veines autour des yeux. En décontextualisant les avatars du monde d'images auquel ils participent, les Mattes les présentent comme des figures à part entière. Ils ne sont plus sous la gouverne de l'utilisateur, mais possèdent une certaine autonomie se traduisant jusque dans la singularité de leur regard. L'exposition des Mattes alimente ainsi l'oscillation vertigineuse des frontières de l'avatar, et donc son effet de présence.

Les portraits de grand format issus de Second Life rappellent à la fois l'esthétique d'un Lichtenstein, mais aussi les projets artistiques d'Andy Warhol. L'un représente des personnages dans l'esthétique particulière des dessins animés ou de la bande dessinée alors que dans le travail de l'autre, les Mattes puisent l'inspiration de la photographie des icônes populaires. Le jeu vidéo fait partie de la culture populaire actuelle et ses avatars peuvent être considérés comme des personnages importants issus de cette culture. L'esthétique de Second Life rappelle quant à elle celle du dessin animé. Il y a donc une combinaison d'une démarche et d'une esthétique particulière, toutes deux référant au Pop Art. On peut aussi penser à la vague de Lowbrow Art qui émerge dès le début des années '90 dans l'ouest des Etats-Unis, Lowbrow s'opposant à Highbrow, la haute culture. Cette forme d'art rappelle le Pop Art, mais avec un élément de surréalisme, que l'on retrouve également dans les avatars « photographiés » des Mattes.

Eva et Franco Mattes affirment que Second Life est orthodoxe en ce qu'il est un monde d'images incarnées, alors qu'Internet est plutôt protestant en ce qu'il est plus textuel et iconoclaste 2 (ce qui est de plus en plus faux). J'aurais envie d'ajouter que le Pop Art est orthodoxe alors que les œuvres des Mattes sont hindouistes. On a troqué les icônes pour les avatars ! Des images des stars d'Hollywood à celles de ces corps illusoires, on est passé de ces beautés rayonnantes à celles des images incarnées. « Avatar » est un terme sanskrit emprunté à l'hindouisme. Le mot signifie « qui vient d'en haut ». Les avatars sont en quelque sorte les incarnations de Dieu, alors qu'ils sont, dans le monde virtuel, la manifestation visible de la présence de ceux qui les manipulent. Ils représentent également, dans l'exposition des Mattes, les standards de beauté occidentaux. Il y a un rapport certain entre l'utilisation religieuse du terme et celle plus profane qu'en font les mondes virtuels. Les écrits sur la doctrine des avatars racontent que « le corps qu'il emprunte ne peut appartenir à une généalogie humaine possédant ses caractéristiques héréditaires, ses qualités ou tares génétiques, et donc que le corps emprunté n'appartient pas à un être humain (…) mais à un libéré dont le corps, créé par lui, peut être considéré comme une pure illusion ». 3 L'avatar n'est donc pas un corps vide prêt à être incarné, mais plutôt celui qui emprunte un corps illusoire. L'utilisateur de Second Life devient en quelque sorte un avatar dont la manifestation est l'image qu'il crée pour celui-ci. C'est donc dire qu'il se crée, par l'avatar, une autre modalité de présence. Ce qui anime le corps numérique est cette modalité de présence de l'utilisateur. L'effet en est que l'avatar possède ses propres caractéristiques échappant à celui qui l'anime. Être forcément hybride, l'avatar tient lieu de l'utilisateur, mais il évolue en contact avec les autres avatars de manière singulière.

Du coup, le rôle du portraitiste s'en voit un peu transformé. Comme le disent eux-mêmes les artistes : les avatars sont déjà des autoportraits, des projections identitaires. En les photographiant, ils opèrent ainsi le portrait de l'autoportrait. Second Life fournit des modèles d'avatars déjà construits par des créateurs de dessin 3D. On s'approprie un modèle et on le modifie selon les paramètres proposés par le logiciel jusqu'à ce que celui-ci corresponde à l'image souhaitée. L'intervention des Mattes vient donc en troisième lieu et consiste à donner une première vie à ces créatures de seconde vie. Car c'est bel et bien une esthétique de l'avatar qui est à l'œuvre ici. Les portraits reproduisent l'esthétique de Second Life avec leurs couleurs saturées, la lumière artificielle, les aplats et les formes 3D. Même si quelques retouches sont appliquées afin que la peau semble plus « réelle », c'est la réalité même de l'avatar, ce corps illusionné, qui est mis en scène dans l'exposition et non un corps à proprement dit humain. Ce sont des avatars insaisissables qui cohabitent avec les visiteurs, déjà incarnés parce qu'ils nous parlent de leur singularité avec un visage qui, dans son « épiphanie, dans l'expression, le sensible, encore saisissable se mue en résistance totale à la prise ». 4





Notes
1 : Lev Manovich, The Language of New Media, Cambridge (Massachussetts) : MIT Press, 2001, p.97.  

2 : Dominico Quaranta, Life and Its Double, 2007.  

3 : Michel Coquet, La doctrine des avatars : présentation de l'avatar indien bhagavan sri Sathya Sai BaBa, Grenoble : L'Or du temps, 1986, p.81.  

4 : Emmanuel Lévinas (1971), Totalité et infini, essai sur l'extériorité, Paris : Librairie générale française, 1990, p.215.  




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