œuvre 1


par Jean-Paul Fourmentraux

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Utilisant technologies du Web 2.0, réseaux de neurones, théorie des graphes, linguistique quantitative, le Dadamètre permet de cartographier, et bientôt de prédire, tendances artistiques ou mutations sociales.



L'artiste français Christophe Bruno s'est engagé depuis 2001 dans une entreprise systématique de détournement critique et prospectif, souvent cocasse, des fonctionnalités et des usages du désormais célèbre et incontournable moteur de recherche Google. À l'heure du « Web 2.0 », il incarne le renouveau de la figure de l'artiste « hacker » qui révèle et questionne les outils et les rituels du web. Selon lui, Internet serait devenu un outil de surveillance et de contrôle inégalé dont la dynamique économique reposerait sur l'analyse et la prédiction de tendances artistiques et sociales, à l'aide de logiciels de traçage de la vie privée, des goûts et des identités sur la toile. À contrecourant, l'œuvre de Christophe Bruno nous entraîne dans une parodie joyeuse et cynique de nos économies langagières et visuelles engendrées par l'Internet mercantile. Son œuvre joue de l'ironie ou de la dérision pour interpeller la résistance ou la crédulité du public internaute. La genèse du Dadamètre (2002-2008) est à cet égard intéressante, car en constituant un premier aboutissement du travail de l'artiste ce projet éclaire également les mutations récentes du Net art à travers deux tendances principales : la convergence de l'innovation technologique et de la création artistique via le « hacking créatif » et le durcissement de l'esthétique relationnelle ou des réseaux sociaux numériques qui transforment durablement nos modes de communication.

Le projet du Dadamètre s'origine en effet dans une réflexion de longue haleine de l'artiste portant sur les applications et les nouvelles pratiques langagières engendrées par le réseau Internet : figures et économies du texte programmé et interactif, cartographie du langage, reconnaissance et indexation des images désormais plus étroitement liées aux mots « clés » de nos interfaces numériques.


Le point de départ, réticulaire, de ce projet de création nous ramène en 2001, lorsque l'artiste crée ses premières Épiphanies : des « pièces » de Net art qui sont aussi les premiers « google hack » de l'artiste prolongeant sur le Web l'œuvre que James Joyce définissait en ces termes : « toute apparition extérieure de la mentalité, par quoi nous nous trahissons ». A partir d'un mot clé saisi par le public, le générateur d'Épiphanies imaginé par Christophe Bruno parasite l'algorithme de Google afin de collecter sur Internet des bribes de phrases réagencées comme des petits poèmes aléatoires. Comme l'exprimait l'artiste lors d'une conférence publique à l'Ensad (2007) « l'état d'esprit [de cette pièce] n'est pas de faire un générateur de texte [...] mais c'est vraiment l'attitude de se positionner comme un parasite d'une structure globale qui est en train d'émerger -Google- et qui contient dans sa base de données l'ensemble de toutes les paroles de l'humanité. La question de la globalisation du langage est très importante. Je me rends compte qu'on entre dans une phase où la totalité du langage, l'ensemble de toutes les paroles, de tout ce qui peut être dit, peut être considéré comme un objet, de l'ordre du readymade que mon programme vient pêcher, détourner. [...] ». Radicalisant cette démarche, l'artiste crée en 2002 une seconde pièce, le Google Adwords Happening, qui détourne et parodie la logique des Adwords par laquelle Google accroît ses revenus liés à la publicité, en associant des liens commerciaux aux résultats de son moteur de recherche. Les mots et le langage deviendraient ici des biens marchands : le principe étant que n'importe qui, avec sa carte bleue, peut ouvrir un compte et commencer à faire de la publicité pour son site en achetant ou en louant des mots-clés. Google peut dès lors percevoir des royalties de l'entreprise Ford à chaque fois qu'un internaute clique sur le lien publicitaire associé au mot clé « voiture » que Google aura préalablement vendu à l'entreprise Ford. Déjouant ce système par lequel Google entra en bourse, jouant des mots « clés » qu'il venait d'acquérir, Christophe Bruno créa de nouvelles Épiphanies, étrangement poétiques. Il détournait ainsi avec humour la logique strictement commerciale et utilitariste du langage instaurée par Google : « ce qui est extraordinaire, c'est que Google me donne toute une interface d'administration qui me permet de suivre l'efficacité de mes performances « poétiques », parce que le but n'est pas de faire des exercices littéraires, mais de pousser le système dans ses retranchements. Je commence à lancer des campagnes de publicité poétique ciblée, parce que je me rends compte que je peux intercepter au vol la pensée des gens. Je suis devant mon ordinateur, j'achète un mot, et chaque personne qui pense ou qui tape sur Google, qui cherche quelque chose sur Google -ce sont des millions de personnes à chaque instant- voit apparaître un texte étrange et je peux ainsi l'intercepter dans sa recherche utilitaire « (Ensad 2007). Mais ce projet fut rapidement entravé par l'entreprise Google, pour cause de non rentabilité commerciale, au prétexte que les mots renseignés n'avaient pas assez de prix, comme le souligne cet extrait de mail reçu par l'artiste : « nous pensons que le contenu de vos annonces ne reflète pas précisément le contenu de votre site web, nous vous suggérons de réécrire vos textes, pour indiquer précisément la nature des produits que vous offrez » ou encore « je suis le moniteur de contrôle de la performance de Google Adwords. Mon travail est de garder un taux de clics élevés de sorte que les utilisateurs puissent continuer à se fier au système Adwords. Et vous, vous avez reçu un taux de clics trop bas et donc nous sommes obligés de vous demander de réécrire et d'augmenter l'efficacité de vos annonces ». L'artiste sera ainsi privé du service Google. L'ironie statistique indiquant par ailleurs que le mot le plus cher trouvé à l'époque était le mot free, dont l'usage rencontrait alors le plus fort coût à payer… Afin de permettre au public d'éprouver ces nouveaux « déterminismes technologiques » de nos relations textuelles, il intitule Human Browser (le Navigateur Humain) une série de performances Internet sans-fil (Wi-Fi) dans l'espace physique. Équipé d'un casque audio, un navigateur humain (comédien) y est « asservi » par les réponses que fait Google, en temps réel, aux requêtes émises par l'artiste via une connexion Wi-Fi. Le navigateur humain reçoit d'une voix de synthèse un flux textuel provenant de l'Internet. Il devient alors l'interprète de ces pages du moteur de recherche converties par une application de « Text To Speech » qu'il restitue oralement au public. Des mots-clés sont en effet envoyés par l'artiste au programme (grâce à un PDA Wi-Fi) et utilisés comme input dans Google, de sorte que le flux textuel et oral du navigateur humain est toujours lié au contexte. Cette œuvre questionne ainsi la transition du web 1 au web 2 en révélant de nouvelles relations au texte. Ce n'est plus alors seulement le contenu textuel circulant sur le net qui est porteur de « valeurs », mais l'interprète lui-même qui met en actes mot pour mot un texte dicté et transmis via un réseau sans fil. Ce projet d'incarnation du langage emprunte une voie plus radicale encore à l'occasion de la semaine internationale des arts numériques et alternatifs (SIANA 2007) à Évry France. Christophe Bruno y présente pour la première fois sa pièce WiFi-SM. Il s'agit d'une (fausse) campagne de publicité pour un appareil révolutionnaire, un petit patch corporel qui une fois connecté au WiFi envoie des décharges électriques aux personnes qui le portent. Suivant les mots-clés choisis au préalable et au fil de leur apparition dans les pages d'actualité de Google, le dispositif invite le public à partager la douleur du monde : un patch WiFi-SM placé sur le corps d'un volontaire va en effet rechercher sur Google des mots programmés évoquant le mal, la souffrance, « meurtre », « viol », « virus », parmi 4500 sources d'information dans le monde. À chaque mot-clé rencontré, le spectateur ressent une légère décharge électrique, en sympathie avec la souffrance globale. Grâce à cette « technologie P2P (Pain to Pain) », l'artiste parodie l'entreprise mercantile, faussement humanitaire, de la participation et de l'entraide sur le Net en proposant comme argumentaire de vente : « faites baisser votre niveau de culpabilité ».


Le Dadamètre constitue en quelque sorte l'aboutissement de ces différents « Google Hack », entendus comme des dispositifs artistiques et des programmes informatiques qui détournent Google de ses fonctions utilitaires tout en en révélant les dimensions contraignantes et cachées. Le Dadamètre, sorte d'étalon de la « déchéance de l'aura du langage » comme le dit l'artiste, est un indice global devant permettre de mesurer notre distance par rapport à Dada. Le projet, inspiré de Raymond Roussel et de sa méthode, est une satire de la récente transmutation du langage en un marché global régi par Google. Afin de cartographier le langage : « nous extrayons de façon massive l'information textuelle contenue dans Google, puis nous l'analysons grâce à des techniques de « profiling » parmi les plus sophistiquées, avancées récentes de la théorie des graphes ou réseaux de neurones (bref, les techniques qui sont utilisées aujourd'hui par les moteurs de recherche pour percer le secret de notre intimité à des fins capitalistiques). Nous obtenons ainsi des renseignements sur la structure à grande échelle du langage ». Envisageant le Web comme un texte qui se réagence en permanence, le projet s'applique à révéler les dispositifs et les algorithmes textuels invisibles à l'œuvre sur le réseau. En jouant sur l'homophonie, l'équivoque ou la similarité sémantique instaurée par Google, Christophe Bruno pousse dans ses derniers retranchements la tentative de mécanisation de la production langagière opérée par Google dans le contexte du Web 2.0. Le projet donne à expérimenter les variations possibles pour chacun de ces coefficients langagiers. Le graphe interactif programmé par Valeriu Lacatusu permet ensuite de localiser et d'expérimenter ces différentes zones de langage. Le Dadamètre organise et dispose sur une carte ces différentes régions langagières - Homophony, Wasteland, Mainstream, Utilitarianism, Boredom - qui offrent une représentation du langage tel qu'il est emmagasiné dans Google. Cette nouvelle œuvre de Christophe Bruno invite à une double réflexion sur les phénomènes de réseau et de globalisation qui redéfinissent profondément nos relations au langage à l'heure du Web sémantique et de l'Internet 2.0. Alternant le ton de la parodie et la prospective technologique, il se joue des potentialités de Google en éclairant les dangers de la surveillance généralisée et en continu du Web, qui dans sa version 2.0 « représente un aboutissement des stratégies de contrôle dans le domaine de l'écrit ».



Christophe Bruno est né en 1964. Il vit et travaille à Paris. Son travail a été primé au festival Ars electronica (Linz, 2003), à l'ARCO (Madrid, 2007), et au Share Festival (Turin, 2007). Il est représenté par la galerie Sollertis (Toulouse).

Site : www.christophebruno.com.

Le Dadamètre était exposé jusqu'au 5 avril denier à l'Espace Virtuel de la Galerie Jeu de Paume, à Paris.



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