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Portrait of the Artist as a Home Page, 2001 (USA)
Le genre du portrait est une tradition qui remonte loin en art visuel. L'histoire de l'art (surtout occidental1) est en effet jalonnée par l'apparition, la codification et la modification de ses nombreux sous-genres, dessinés ou peints, sculptés ou gravés, depuis la représentation du profil du souverain sur les monnaies antiques, le portrait en buste, les visages représentés et personnalisés sur les sarcophages grecs d'Alexandrie, le portrait faisant sa réapparition à la fin du Moyen-Âge avec le portrait du donateur sur les peintures religieuses, puis le portrait de cour, le portrait officiel (des chefs d'état), le portrait de groupe, de famille, etc, jusqu'à l'autoportrait... Mais le terme et la pratique du «portrait» a aussi sa place en littérature : cette fois, c'est par le truchement d'une description orale ou écrite que l'auteur fera le «portrait» au sens figuré, d'une personne ou d'un personnage, au physique ou au moral.
Ce qu'il faut noter, c'est que le portrait quel qu'il soit, pictural ou littéraire, vise à représenter en même temps qu'à souligner ou à révéler les traits (physiques et/ou moraux) d'une personne en particulier, telle qu'elle se présente au regard d'une autre (fut-ce la personne elle-même dans le cas de l'autoportrait, qui même alors exige un certain détachement et un certain dédoublement de la personnalité entre regardant et regardé). Ainsi, le portrait en tant que genre exige trois étapes : individualisation (d'une personne, en tant qu'elle est «unique», et ce, même si elle illustre en même temps un «type» humain ou social), médiation (à travers le regard d'un autre, c'est-à-dire d'un artiste - ou d'un auteur - et, à travers lui, d'une société) et représentation (le portrait en tant que tel pouvant être réaliste ou idéalisé, impitoyable ou flatté, poétique, expressionniste, etc). C'est de ce va-et-vient, de cette tension parfois, entre la représentation d'une personne dans ses caractéristiques privées en même temps que dans sa persona publique, entre la représentation de son extériorité et la révélation de son intériorité, que réside la singularité et la valeur du portrait.
L'avènement de la société moderne et de la culture de masse a rendue pourtant cette valeur problématique. À mesure que la démocratie s'installe, que l'individualisme s'exacerbe, et que les nouveaux médias (à commencer par la photographie au XIXE siècle) et les modes de communication modernes rendent possible la reproduction et la diffusion à grande échelle de la personne de tout un chacun, le portrait comme la personne perdent paradoxalement de leur unicité, et de leur valeur individuelle et individualisante. En art visuel, le pop art a su bien exprimer cette évolution et cette nouvelle tension avec entre autres les portraits en série d'Andy Warhol, où un visage célèbre, pourtant unique et reconnaissable entre tous, finit, quand il se trouve reproduit à l'infini par l'artiste, par tomber dans l'anonymat de la commodity, de la chose marchandable.
L'Internet a cependant introduit une nouvelle donne dans les rapports sociaux contemporains, en offrant à chacun (du moins en théorie) non seulement les moyens de diffuser (de l'information - ou de la désinformation), d'échanger, etc, mais encore le pouvoir de se diffuser lui-même si on peut dire, et ce faisant, de peut-être arriver à contrer ce glissement dans la dépossession de soi et dans l'anonymat causé par la culture de masse : d'où le phénomène des « home pages» (en français, le terme de «pages personnelles» est encore plus révélateur). La «home page» est un (auto)portrait créé spécialement pour le Web, (le plus) souvent réalisé avec une touchante maladresse, consistant généralement en une ou plusieurs photos de la personne qui s'y présente, accompagnée(s) de renseignements personnels plus ou moins détaillés (nom, surnom ou pseudonyme, occupation, hobbies, etc). Souvent, la page personnelle se rapproche jusqu'à s'y confondre d'une petite annonce du style des agences de rencontre. Elle a toujours pour but plus ou moins avoué de susciter des réponses ou des échanges (elle comporte toujours une adresse de courriel où les adresser), mais plus profondément, elle correspond à une affirmation d'existence et comble un besoin d'individualisation.
C'est ici qu'entre en scène l'artiste Nino Rodriguez, avec son œuvre Web intitulée «Portrait of the Artist as a Home Page»2. Cette œuvre apparaît au premier abord comme un commentaire mordant et ironique sur cette nouvelle forme d'autoreprésentation qui constitue peut-être bien une étape de plus dans la poursuite des «quinze minutes de gloire» prophétisées pour tous par Andy Warhol et typique selon lui de l'ère contemporaine. Mais Nino Rodriguez présente son œuvre sous le couvert de l'anonymat : premier paradoxe, qui démontre que son œuvre est bien davantage qu'une parodie. Le titre, quant à lui, éveille immédiatement des références, d'abord dans l'histoire de l'art, rappelant par son titre le sous-genre du «portrait mythologique» commun dans l'art de la Renaissance et l'art classique3, puis, pour le XXe siècle, des références davantage littéraires : on pense à la fois à l'ouvrage de James Joyce (Portrait of the Artist as a Young Man4) et à celui de Dylan Thomas (Portrait of the Artist as a Dog5).
Le terme à souligner dans le titre de toutes ces œuvres est le «en» (ou «as»), qui indique bien que l'artiste s'est attaché à déguiser et à transformer son sujet (ou lui-même) en «un autre», afin par ce moyen d'en illustrer et d'en révéler la personnalité en tout ou en partie. Cependant, les œuvres de Joyce, de Thomas, et aussi de Rodriguez, sont typiques du XXe siècle en ce que leurs (auto)portraits «mythologiques» ne se présentent plus dans des personnages identifiables de la mythologie, mais s'incarnent (ou se désincarnent) dans des noms communs («jeune homme», «jeune chien», «page personnelle») qui en démultiplient et en complexifient les images, et aussi visent à prendre le contre-pied du romantisme en banalisant et en rendant de ce fait plus anonyme la personne de l'artiste.
L'œuvre de Rodriguez se présente ainsi comme un dédale où le visiteur se perd en naviguant d'une photo-portrait à une autre, toutes empruntées à des «home pages» qui existent par ailleurs effectivement. Ces photos, bien qu'elles soient accompagnées du nom (ou du surnom) des personnes qu'elles représentent, et d'une phrase ou d'une citation tirée aussi de leurs pages personnelles, en deviennent néanmoins vite anonymes à force d'accumulation et de banalité. On finit toutefois par remarquer que toutes ces pages représentent une personne, à chaque fois différente, mais toujours de sexe masculin, s'appellant ou se prénommant toujours Nino. Même si le visiteur est censé ignorer le «vrai» nom de l'artiste, il ne peut s'empêcher de finir par se demander si ce dernier ne s'est pas «glissé» lui-même «pour de vrai» dans le nombre (il y est effectivement). Mais de manière plus importante, cette démultiplication des Ninos a pour effet de les fictionnaliser et aussi de les unifier tant bien que mal en un personnage à la fois multiple et mouvant, à l'identité toujours incertaine et vacillante, dans une représentation en même temps ironique et touchante de l'homo contemporaneus. Ce n'est pas tant que l'artiste s'approprie l'identité d'autres personnes : plutôt, il se replace lui-même dans une série où il finit par disparaître : ironie, modestie, goût du jeu et du masque, mais aussi dernière étape en date du processus de dissolution de l'identité de l'individu - et de celle de l'artiste tout comme un autre - dans la masse et la culture de masse, ainsi que de la sérialisation de l'art et de la problématisation de l'art du portrait déjà entamées par le pop art. Un «autoportrait» fait des multiples portraits des autres devient un non-portrait, un anti-portrait, que l'artiste ne saurait plus signer de son nom.
Anne-Marie Boisvert
NOTES :
1- Pour des raisons philosophiques et sociales qu'il serait trop long de rappeler ici, et qui tiennent en gros à la notion de personne particulière à la pensée occidentale et chrétienne.
2- Portrait de l'artiste en page personnelle.
3- Mentionnons seulement à titre d'exemple, au XVIe siècle, la sculpture de l'école de Fontainebleau (ainsi que les nombreux portraits) représentant Diane de Poitiers en Diane chasseresse; ou, au XVIIIe siècle, le portrait de La duchesse de Chartres en Hébé, par Nattier. Le portrait mythologique traditionnel est tombé en désuétude : on peut néanmoins rappeler encore le portrait d'Adolf Hitler en chevalier du Moyen-Âge, réalisé au XXe siècle sous le régime nazi!
4- Portrait de l'artiste en jeune homme, 1916.
5- Portrait de l'artiste en jeune chien, 1940.
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