Car le médium électronique, en interposant entre l'artiste et son oeuvre le travail de la machine, introduit une distance entre le geste et l'expression. De même que le tracé du dessin s'y décompose en pixels, le corps de l'artiste comme sa personne semble s'y désincarner, s'y absenter. Et pourtant, paradoxalement, plusieurs artistes du Web ont su faire de ce lieu - de ce non-lieu, plutôt, qu'est l'Internet - un espace privilégié à la fois pour l'expression personnelle, la communication et la communion avec le spectateur/visiteur, en même temps qu'un lieu de questionnement et d'appropriation du médium lui-même. C'est que le Web, au contraire de l'art «traditionnel», est avant toute chose un «médium» au sens fort du mot, c'est-à-dire un canal de communication entre les mondes, intérieurs et extérieurs, réels et virtuels, ceux des internautes comme ceux des artistes.

Les dix œuvres sélectionnées ici témoignent de la variété des choix et des moyens d'expression des artistes qui ont opté pour le Web comme médium en même temps que matière et sujet pour leur travail. En accord avec le thème de la 3e Biennale de Montréal, La vie, c'est la vie!... Plaisirs, passions, émotions, elles ont néanmoins en commun l'humour, et aussi parfois l'ironie ... mais aussi, l'élégance et la beauté... à divers degrés, parfois dans leur simplicité conceptuelle, ou au contraire grâce à la brillance de leurs couleurs et de leurs formes. Chacune enfin frappe par son aspect ludique... et en somme par son aisance, par une certaine maîtrise, ou plutôt, une maîtrise certaine, du médium, qui sait aussi accueillir dans son jeu le visiteur. Ainsi, interactives et expressives, de telles œuvres réussissent à faire du Web, à coup sûr, un médium «chaud».

Entre célébration et dissolution (cf. Michel Tournier1), ces œuvres donc se partagent... soit en réactualisant les genres artistiques connus comme celui du portrait, dans l'œuvre de Carlo Zanni, a.k.a beta (Electronic Soul Mirroring), qui tend, littéralement, un miroir au visiteur... ou celui de l'autoportrait, comme dans l'œuvre anonyme Portrait of the Artist as a Home Page, ou celle de Brooke Singer (Self-Portrait version 2.0), celle de Wolf Kahlen (Selbst-los / Self-less) ou avec l'œuvre du (très) jeune Canadien Michael Daines (The Body of Michael Daines), toutes des œuvres où le traditionnel «autoportrait» devient aussi une réflexion (caustique et... décapante) de la place de l'artiste et de l'œuvre «d'art» sur et «dans» le Web, et ultimement, dans le monde de l'art et du commerce, et aussi le monde tout court.

Nous avons voulu également illustrer par au moins une œuvre, celle de Lia (Re-Move), un des thèmes majeurs de la 3e Biennale de Montréal, celui du dessin, afin de donner un aperçu avec cette œuvre expressive et visuellement riche du renouveau que ce dernier mode d'expression connaît grâce au travail des artistes Web et des informaticiens.

Enfin, une série de quatre œuvres, celles de Frédéric Durieu (Experimental Zoo), de Tara Bethune-Leamen, (Virus Corp), de Jhave (Nomad Lingo) et de Jillian Mcdonald (Home like No Place) mettent chacune en place par des moyens divers des petits mondes qui sont autant de commentaires, tantôt sur la vie personnelle de l'artiste, comme chez Jhave où l'œuvre s'échelonnant sur une année mêlent les textes-poèmes et les images animées dans une sorte de journal personnel en forme de ronde des saisons; ou sur le monde «naturel» revu et corrigé avec humour par Frédéric Durieu et Jillian Mcdonald; ou, enfin, le monde du Web, qui se trouve allégrement et plus ou moins férocement, en tout cas de manière jouissive, ravagé sous l'action du Virus Corp lancé par Tara Bethune-Leamen.

Anne-Marie Boisvert
Commissaire aux arts électroniques