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SHADOWS OF COMPUTERS, de Julien DEMEUZOIS et Karen LE NINAN (France), 2003
Shadows of Computers évoque une période à situer entre les sommets de la technologie contemporaine, le vaste potentiel pour ses futures réalisations, et les origines de ce futur au moment où l'électricité a commencé pour la première fois à courir dans les veines de la conscience humaine. Cette utilisation d'une analogie corporelle à propos de l'évolution de la technologie est très délibérée ici, eu égard aux multiples tentatives qui ont été faites au fil des années pour apprivoiser nos machines électriques en tissant des liens entre celles-ci et ce que nous observons en nous-mêmes 1. En effet, la naissance du cinéma elle-même est symptomatique d'un temps où les inquiétudes au sujet de la reproduction de la personne humaine allaient de concert avec la notion que ces modes de reproduction impliquaient une imitation qui suggérait une intelligence artificielle, en même temps qu'ils ouvraient la porte au paranormal du fait de leur appropriation artificielle des fonctions du corps humain2. Nous avons beaucoup appris au sujet de notre propre situation en étudiant les outils que nous créons, tout comme ces outils sont nécessairement créés à partir d'une conscience de nos propres limitations physiques. L'espace entre nos corps et les prolongements technologiques que nous créons est un lieu habité par beaucoup de fantômes, les ombres de nous-mêmes projetées par nos machines, les différences entre l'organique et la machine s'estompant au lieu de leur rencontre. Nous sommes toujours très loin de ne faire qu'un avec nos outils technologiques, et par conséquent nous continuons à exister à jamais au seuil de deux mondes, constamment en négociation au sujet de leurs rapports l'un avec l'autre. Nous sommes les ombres de nos ordinateurs, et la production Flash en huit épisodes de Julien Demeuzois et Karen Le Ninan explore ce va-et-vient entre les mondes de l'humain et de la machine avec bonheur.
La série est structurée de manière lâche autour d'un récit centré sur les recherches d'un professeur de MIT dans le domaine de la robotique et de l'intelligence artificielle et de sa participation suspectée dans la disparition d'une statuette de valeur. Pourtant cette intrigue sert davantage de prétexte pour une exploration de la notion du cinéma en tant que tel, de ses rapports avec les médias anciens et nouveaux, et de la relation de ces médias avec l'humanité en général. Surtout, la question du cinéma est soulevée dans le contexte de la recherche perpétuelle de l'humanité pour une compréhension de l'individu à travers ses extensions, c'est-à-dire ses outils et sa technique. Les auteurs questionnent ainsi la notion de l'intelligence artificielle, dans un environnement où les spectacles de lanterne magique sont toujours monnaie courante, un environnement situé entre le progrès et la régression.
La manière dont les auteurs établissent un entre-monde entre passé et présent est de première importance dans cette série. On y retrouve en effet en alternance des épisodes situés dans le monde « réel » et d'autres dépeignant de façon admirable l'« autre » monde, dans lequel les personnages voyagent le long de ruisseaux débordants parmi des forêts aux formes organiques étrangement familières, qui semblent en s'étirant vouloir repousser les limites de la réalité. Les images de cet autre monde possèdent une qualité hors du temps, une sensibilité datée qui cependant continue à nous toucher à l'époque moderne et au-delà. Ces séquences de l'autre monde introduisent également un thème visuel composé de coulées d'orange brillant, une couleur associée dans les séquences du monde réel aux mystérieux esprits de l'ombre qui émergent aux points clés de l'interaction entre l'humain et la machine : d'abord quand le robot s'échappe du laboratoire, puis tandis que les robots sont présentés lors d'une exposition artistique, et enfin comme les ombres mêmes qui sont projetées par la lanterne magique au moment du dénouement de la série.
Le rôle de la lanterne magique dans la série est aussi crucial. Nous apprenons d'abord son existence par une petite annonce lue par le propriétaire de la statuette volée sur un moniteur installé au plafond alors qu'il prend son bain dans un baquet à l'ancienne. Cette annonce présente le spectacle de lanterne magique comme du « cinéma interactif ». Nous retrouvons ce mélange de choses anciennes et futuristes lors de la projection elle-même quand le commissaire interroge le professeur du MIT au sujet de son faible alibi au moment du vol de la statuette. Encore une fois, ce récit sert de prétexte au traitement visuel qui demeure premier. Le commissaire et le professeur sont montrés debout au milieu d'ombres oranges qui tourbillonnent autour d'eux, suggérant ainsi le lien entre ces projections et l'âme humaine en tant que telle. L'interactivité devient une marque de la relation que nous entretenons avec notre technologie, une relation qui peut exister avec quelque chose d'aussi simple qu'une lanterne magique, ou d'aussi complexe que le développement de l'intelligence artificielle.
Les auteurs ont su exploiter la nature nébuleuse de la définition du cinéma à l'âge numérique, qui navigue quelque part entre le purisme de l'époque du muet et les penseurs progressifs de l'ère numérique. Mais en sus de ces deux moments marquants, il existent encore des fantômes des moments passés depuis longtemps et d'autres qui s'annoncent, illustrés par des médias pré-cinématographiques tels que la lanterne magique, et à l'autre bout par la promesse de machines entièrement
immersives de réalité virtuelle comme le holodeck de Star Trek. La prédominance croissante de l'animation en Flash comme moyen d'expression soulève la question de savoir si elle devrait être incluse sous la bannière du cinéma, ou comme un nouveau médium à part entière.
Pour certains, l'interactivité constitue un bon critère pour marquer la frontière entre le cinéma et les technologies immersives. Le cinéma semble en effet dépendant de la passivité générée par la distance qu'il est obligé de maintenir entre le public et l'écran. Cependant, comme la projection de lanterne magique dans Shadows of Computers le suggère, même le plus vieux dispositif de toutes les technologies d'images en mouvement peut être vu comme étant en soi interactif. Car l'interactivité est fonction des qualités humaines investies dans la technologie. L'interactivité est le concept clé de l'Internet, et il semblerait que le potentiel pour un cinéma sur le Web basé
sur les principes de l'hypertexte interactif est ce qui est prôné ici par les auteurs avec cette œuvre. Pourtant Shadows of Computers se plie aux normes du cinéma traditionnel, et ne fait aucune utilisation de l'environnement hypertextuel de l'Internet hormis l'accès facile qu'il permet à l'œuvre. En fin de compte, la série elle-même est à situer entre les mondes du
passé et du futur, une position qui s'accorde avec ses thèmes.
En conclusion, Shadows of Computers propose une exploration des rapports entre le corps et le monde extérieur, les séquences de l'autre monde étant en fin de compte présentées comme autant de tentatives du corps de réussir à
pénétrer le monde extérieur à travers la création de machines inspirées de la forme humaine. Dans l'épisode 6, « Fluides », nous voyons une femme avec un chat flottant parmi diverses
formes organiques y compris une autre représentation d'elle-même dans le lointain, telle la forme qui dans l'ensemble de Mandelbrot se reproduit dans tous ses fractals à l'infini. Dans l'épisode final, « Le Polype étrange », un zoom out sur l'autre monde révèle son existence au sein d'une plante posée sur un bureau, à côté d'une ombre dansante dans une fiole et près d'où se tient le professeur. Cette ombre dansante s'avère être la statuette volée, et dans ce contexte elle devient l'emblème de l'ombre de la technologie contemporaine, et une variante moderne de la vieille peur que les technologies de la représentation humaine ne nous volent notre essence vitale. Le professeur, en tant que créateur d'intelligence artificielle, est l'équivalent moderne d'un voleur d'âme, sondant les profondeurs du fonctionnement humain pour en extraire la forme de ses créations robotiques. Il est intéressant de constater que, tout comme l'ensemble de Mandelbrot sur ordinateur est considéré comme de l'art par beaucoup qui en accrochent les images sur leurs murs, les robots d'intelligence articielle du professeur sont exhibés pour leurs qualités esthétiques. En fin de compte, pourquoi pas? Ils sont modelés d'après la plus représentée de toutes les formes dans le royaume de l'art : l'être humain. Nous voyons nos ombres partout et nous les admirons. Et comme nous les admirons, nous apprenons, et nous conjurons de nouvelles ombres dans le monde pour les étudier et les apprécier à leur tour. Nous ne devons pas nous cacher dans les ombres de notre technologie, mais reconnaître leur similarité avec la forme de notre corps afin de pousser toujours plus loin notre avancée dans le royaume de notre propre conscience de nous-mêmes.
Notes
1 : Voir Kittler, Friedrich A. Gramophone, Film, Typewriter, Geoffrey Winthrop-Young and Michael Wutz, trans. Stanford: Stanford University Press, 1999.
et
Sconce, Jefferey. Haunted Media: Electronic Presence from Telegraphy to Television, Durham: Duke University Press, 2000.
2 : Gunning, Tom. « Doing for the Eye What the Phonograph Does for the Ear » in The Sounds of Early Cinema, Richard Abel and Rick Altman, eds. Bloomington: Indiana
University Press, 2001, pp: 16-30.
Randolph Jordan
Traduit de l'anglais par Anne-Marie Boisvert
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