entrevue
ENTREVUE AVEC GOLAN LEVIN
Bio : Golan Levin est un artiste, un compositeur, un interprète et un ingénieur intéressé par le développement d'artefacts et d'événements qui explorent de nouveaux modes souples d'expression réactive. Son travail est centré sur la conception de systèmes pour la création, la manipulation et l'exécution de l'image et du son en simultané, en tant qu'éléments d'une enquête plus générale sur le langage formel de l'interactivité, et des protocoles de transmissions non-verbaux dans les systèmes cybernétiques. À travers la création (souvent avec divers collaborateurs) de performances, d'artefacts numériques et d'environnements virtuels, Levin utilise de manière créatrice les technologies numériques afin de mettre en lumière notre rapport avec les machines, ainsi que nos modes d'interaction les uns avec les autres, et d'explorer les liens entre la communication et l'interactivité.
Le travail de Levin comprend des œuvres en ligne, des installations et des performances. Il est connu pour la conception et la création de Dialtones [ 2001 ], un concert dont les sons étaient entièrement exécutés par les sonneries soigneusement chorégraphiées des téléphones portables des membres de l'assistance, et pour The
Secret Lives of Numbers [2002], une visualisation interactive en ligne de données présentée à la Whitney Biennal en 2004. Auparavant, Levin s'était mérité un prix de distinction au Prix Ars Electronica pour son logiciel interactif Audiovisual Environment
Suite [2000], ainsi que pour la performance audiovisuelle qui l'accompagnait, Scribble [ 2000 ]. Plus récemment, Levin et son collaborateur Zachary Lieberman ont présenté la première de Re:mark [ 2002 ], une installation interactive, et Messa di Voce [ 2003 ], une performance en nouveaux médias.
Levin est diplômé du MIT
Media Laboratory, où il a étudié avec John
Maeda au sein du Aesthetics and Computation
Group. Il a aussi travaillé pendant quatre ans en tant que concepteur dans le domaine de l'interactivité et également comme chercheur à Interval Research Corporation. Levin est présentement professeur auxiliaire en arts électroniques à Carnegie-Mellon
University ; il est représenté par la galerie bitforms, à New York.1
Site Web : www.flong.com
Carlo Zanni - Aléatoire, génératif, œuvres d'art générées à partir d'un logiciel (« software art »), caractère aléatoire (« randomness ») : souvent les gens utilisent ces termes pour décrire une variété très large d'œuvres numériques… Puisque vous êtes un artiste mais également un diplômé du MIT, il me semble que vous êtes la personne la mieux placée pour clarifier ces concepts pour nous.
Golan Levin - Merci. En fait, je suis maintenant en poste à la Carnegie Mellon University, mais sept ans passés au MIT laissent leur empreinte.
Proposer des définitions est toujours risqué - je suis certain que j'offenserai quelques personnes, mais j'essayerai quand même. Les œuvres d'art générées à partir d'un logiciel (« software art ») représentent une nouvelle forme de pratique créatrice où le médium artistique est le code informatique. Habituellement (mais pas toujours), le code lui-même n'est pas la partie de l'œuvre qui est présentée au public ; au lieu de cela, l'artiste compile le code dans un programme exécutable, comme pour tout autre logiciel. Les œuvres d'art générées à partir d'un logiciel sont accessibles au public de la même manière que les logiciels courants - soit par téléchargement, soit par l'achat d'un disque compact-ROM. Les intentions qui président à la création de telles œuvres sont diverses : parfois le but est simplement de produire un bel effet visuel, toujours changeant. J'ai moi-même fait certaines œuvres de ce type. Mais une grande partie de ces œuvres ont été créées pour remettre en question les concepts et les conventions du logiciel lui-même - certaines, comme Auto-Illustrator d'Adrian Ward, une parodie d'Adobe Illustrator, est même un outil utile en soi. Enfin, certaines de ces œuvres parmi les meilleures ne sont mêmes pas visuelles, elles peuvent même prendre la forme d'un virus, comme le virus Biennale.py créé par le collectif 0101.org. Florian Cramer et Andreas Broeckmann ont écrit des textes intéressants à ce sujet.
Les« œuvres d'art générées à partir d'un logiciel » (« 'generative' software art »), comme on les comprend habituellement aujourd'hui, sont le produit d'une pratique artistique qui utilise des algorithmes mathématiques pour produire automatiquement ou semi-automatiquement des expressions dans des formes artistiques plus conventionnelles. Par exemple, un programme pourrait produire des poèmes, des images, des mélodies, ou des animations. Habituellement, l'objectif d'un tel programme est de produire des résultats différents à chaque fois qu'il est exécuté. Et généralement, on espère que ces résultats auront une valeur esthétique, et qu'ils seront distincts les uns des autres, d'une manière qui les rendra intéressants. Un certain art génératif opère de façon complètement autonome, alors que quelques œuvres génératives incorporent également les inputs d'un utilisateur, ou encore de l'environnement.
Le caractère aléatoire en tant que tel (« randomness ») est très difficile à définir, et en dépit de mon diplôme du MIT, je suis à peine qualifié pour le faire, étant donné que la « vraie » définition implique certaines notions de mathématiques extrêmement avancées. Une bonne définition générale est que, dans une séquence de bits aléatoires, chaque élément ne peut pas être prédit eu égard à ses voisins ou suivant une certaine règle de base. Une séquence de ce type résiste à la compression ou à la description compacte. Par exemple, le modèle « 01010101010101010101010101010101 » peut être décrit de manière très compacte en tant que « 16 blocs de '01' », mais la séquence « 01100101001001000001010011001110 », qui a le même nombre d'éléments, ne peut pas être exprimé aussi simplement, et est donc considérée comme plus « aléatoire ».
Les œuvres d'art aléatoire (« 'aleatoric' artwork »)incorporent ce caractère aléatoire dans leur exécution ou leur composition. Les artistes ont utilisé l'aléatoire comme outil artistique bien avant l'avènement des ordinateurs ! Toutes sortes de techniques aléatoires ont été employées comme adjuvant dans la création de poèmes, de récits, de musique, et de dessins, et ce, pour de nombreux motifs. Quelques artistes, comme les Dadaïstes, entendaient se rebeller contre les restrictions des règles académiques, alors que d'autres, comme les Surréalistes, ou quelques artistes Zen, ont souhaité s'affranchir de la censure de la conscience.
Je ne suis pas sûr de savoir pourquoi les artistes numériques d'aujourd'hui sont aussi attirés par l'aléatoire. Probablement pour beaucoup de raisons différentes ; pour ma part, je trouve qu'une telle approche peut certes se révéler intéressante de temps en temps, mais je demeure un peu sceptique envers les artistes qui manquent de distance critique pour évaluer les résultats de telles applications. Au mois de mai dernier, j'ai assisté à une conférence intitulée User_Mode à la Tate Gallery de Londres, à l'occasion de laquelle un artiste du Web bien connu a fait une communication. Il y a présenté une œuvre d'art générée à l'aide de Flash dans laquelle, à chaque fois qu'il cliquait sur la souris, il obtenait un autre arrangement aléatoire d'images de fleurs. Il semblait littéralement fasciné par la richesse générative de son œuvre et il a continué de cliquer sur sa souris encore et encore, tout en s'exclamant : « Un autre! Magnifique ! Encore un ! Superbe ! Et celui-ci, étonnant ! Ah, merveilleux ! Miraculeux ! Vrai, je pourrais continuer comme cela toute la journée ! ». J'ai été écoeuré. Ses collages de fleurs étaient bons, mais ils étaient tous également bons - et il n'a pas vu que c'est justement ce qui les rendait tous également mauvais, tout aussi bien. C'est une chose d'être capable d'apprécier la beauté surgissant de résultats inattendus, mais nous devons aussi réaliser que nos algorithmes sont également capables de froideur et de laideur, ou nous n'apprendrons jamais rien.
C.Z. - Pouvez-vous s'il vous plaît me parler davantage de vos projets Floccugraph et Yearbook Pictures ?
G.L. - Les deux projets sont des traitements aléatoires de documents photographiques. Dans les deux cas, la photographie d'un visage humain sert de point de départ, et ce visage est traité comme champ de probabilité pour des opérations aléatoires. Plus spécifiquement, dans Cellular Portraits, des points aléatoires sont dispersés à travers la surface de l'image, selon un champ probabiliste de densité régi par l'obscurité de la photographie du visage. En d'autres termes, plus une partie du visage est foncée, plus il y aura de chance que des points aléatoires s'y retrouvent. Ces points sont ensuite employés pour produire un effet de papier-bulle comme les diagrammes de Voronoi que vous apercevez. Dans Floccugraph, l'obscurité du visage est employée comme champ de probabilité pour produire des forces aléatoires d'attraction ou de répulsion sur une série de filaments semblables à des cheveux. Les deux processus produisent toujours des résultats différents, chaque fois qu'ils sont exécutés.
C.Z. - Tandis que pour JJ, et Yearbook Pictures, vous semblez être plus en contrôle (c'est vous qui avez choisi les différents visages pour les deux œuvres), Alphabet Synthesis Machine (un logiciel géré en réseau permettant à l'utilisateur de générer une police pour les caractères d'un alphabet à partir d'une « graine » dessinée à la main) laisse apparemment aux utilisateurs plus de liberté pour adapter leur propre police (mais ils demeurent influencés par vos algorithmes). Pouvez-vous s'il vous plaît nous parler de votre processus de création ? Pouvez-vous aussi, brièvement, nous exposer une partie des algorithmes génératifs en jeu dans le logiciel ?
G.L. - Je pense que mes œuvres varient considérablement, dépendant du degré de contrôle que je peux choisir d'exercer moi-même sur leur apparence, ou au contraire que celle-ci résulte de la mise en œuvre d'algorithmes autonomes, ou de l'interaction d'un autre utilisateur. Les trois projets que vous mentionnez s'avèrent justement des exemples des trois extrêmes de cette gamme. Mais c'est une erreur de supposer que mon contrôle, en tant qu'auteur, commence et finit avec la manière dont j'aurai prédéterminé la manifestation précise des résultats visuels de mon œuvre. Cette idée que l'on puisse choisir de déléguer ou au contraire de conserver le contrôle de son œuvre est en fait un leurre - car je peux ou peux ne pas avoir prédéterminé le résultat visuel, mais c'est quand même moi qui ait choisi et programmé les algorithmes qui font le lien entre l'input et l'output ! Le contrôle a été supplanté par le méta-contrôle.
En d'autres termes, une grande partie de la magie dans la pratique de l'art interactif ou génératif tient à la création d'une illusion de contrôle : celle qui fait croire que l'artiste a renoncé au titre d'auteur en faveur de l'utilisateur, ou d'un certain algorithme intelligent. En fait, c'est un mythe. Dans un sens, les artistes qui travaillent en art généré à partir d'un logiciel ou d'un ordinateur sont plus en contrôle que les artistes en général l'ont jamais été. Au lieu d'une écriture qui soit le fait d'une expression individuelle (la leur), ils écrivent maintenant des systèmes à exprimer. Mais avec ce pouvoir vient un plus grand fardeau critique. Les critères esthétiques traditionnels ne sont pas suffisants pour évaluer les œuvres résultantes. Le système lui-même doit en plus être évalué, suivant la gamme et la plasticité plus ou moins grandes de ses expressions réelles et possibles.
Alphabet Synthesis Machine est un système interactif qui permet aux utilisateurs de « faire évoluer » leur propre alphabet personnel. Je trouve qu'il est important de mentionner que les alphabets qui en résultent n'ont pas de valeur signifiante, c'est-à-dire qu'ils évoquent idéalement des alphabets de civilisations inconnues, et ils ne sont probablement pas lisibles d'aucune manière usuelle. Ces alphabets résultent d'un processus au cours duquel l'utilisateur fournit d'abord une « graine » dessinée à la main, comme vous l'avez mentionné, et guide ensuite l'évolution d'un algorithme génétique qui produit des lettres. C'est très proche de l'idée de Darwin de la « survie du plus apte » (« survival of the fittess ») : il existe au point de départ une population d'environ mille lettres, dont chacune est une petite simulation physique d'une marque griffonnée à la main. Ces griffonnages se reproduisent continuellement, en mutant et en permutant leur matériel génétique. Mais seulement les « plus aptes » survivent, et c'est l'utilisateur qui en stipule la forme physique avec mon interface graphique. Après un nombre suffisant d'itérations, l'alphabet apparaîtra si tout va bien comme tout à fait unique. En ce qui concerne vos questions au sujet de l'aspect aléatoire dans les œuvres d'art générées à partir d'un logiciel, Alphabet Synthesis Machine est la combinaison d'un processus aléatoire et d'un processus guidé par l'utilisateur : il y a un aspect aléatoire dans les mutations qui affectent la population, et dans leur processus sexuel de reproduction, mais en même temps, le système entier est (lentement) formé selon les buts de l'utilisateur. Cela ressemble beaucoup à la création d'une nouvelle race de chien : cela prend beaucoup de générations, et de la chance. Il est intéressant de mentionner que plusieurs autres personnes ont mis sur pied des projets semblables avec des techniques très différentes ; par exemple, Alphabet Soup de Matt Chisholm est un projet qui emploie un ensemble de composantes pré-dessinées, qui se relient ensemble pour créer des nouvelles formes de lettres. Son projet apparaît comme plus typographique, alors qu'Alphabet Synthesis Machine apparaît comme plus manuscrit, en raison des simulations physiques derrière les marques.
C.Z. - Comment contrôlez-vous personnellement le caractère aléatoire ? J'aimerais vous entendre parler de votre « style » dans l'emploi de ce « matériau » peu commun.
G.L. - De tous les pièges où risque de tomber un concepteur de systèmes interactifs, je pense que l'utilisation de l'aléatoire généré par ordinateur est un des plus difficiles à éviter. L'attrait de l'aléatoire, en théorie, est qu'il peut être employé pour introduire de la nouvelle « information » afin de maintenir la fraîcheur dans l'interaction. Malheureusement, le problème avec l'aléatoire est qu'il ne contient aucune information du tout - et qu'il peut donc être mal interprété par un utilisateur sans méfiance, qui peut faire l'erreur de le prendre pour de l'information réelle. L'utilisateur, face à un système aléatoire, peut se demander : « Est-ce que je viens de faire X, ou cela s'est-il produit tout seul ? » - « Est-moi qui contrôle tel comportement, ou est-il l'effet d'une coïncidence? » Dans de tels cas, l'aléatoire constitue une distraction génératrice de confusion qui rend plus difficile pour un utilisateur la compréhension et la maîtrise d'un système interactif. Cet état de choses peut se révéler plus particulièrement problématique pour les systèmes dont l'attrait premier est la promesse d'une relation cybernétique étroite entre l'homme et la machine. J'ai constaté que, dans plusieurs cas, le geste humain lui-même élimine le besoin du recours à l'aléatoire. Le geste humain, en particulier, est déjà une source si riche d'inputs, avec ses propres propriétés stochastiques et irrégulières, qu'un élément aléatoire additionnel n'est pratiquement jamais nécessaire ! Le recours à l'aléatoire peut également être évité par un examen plus profond du geste : l'utilisation des techniques d'analyse de signal, par exemple, peut permettre d'explorer les dimensions expressives additionnelles latentes dans les gestes de l'utilisateur, telles que leur périodicité, ou leur spectre de fréquence particulier.
À une époque, j'évitais presque religieusement de recourir à l'aléatoire dans mes œuvres, et j'en étais fier. Mais il s'est produit un tournant, un jour alors que j'étais étudiant au Media Lab. J'avais été invité à faire une démonstration de mon logiciel devant le premier ministre de l'Autriche. C'était un homme énorme et très grand, avec une solide poignée de main et jouissant d'une indéniable autorité. Comme je lui faisais la démonstration de mon logiciel, j'ai insisté sur le fait qu'il n'y avait aucun caractère aléatoire dans les algorithmes : tout ce qu'il voyait était entièrement en fonction directe des mouvements qu'il imprimait à la souris avec sa main. Il s'est tourné vers moi et m'a demandé : « mais qu'y a-t-il de mal dans l'aléatoire ? La vie elle-même est aléatoire. » J'ai pensé que c'était d'une grande sagesse. Ainsi, après tout ce que j'ai pu dire, j'admets aujourd'hui de manière un peu embarrassée que j'emploie effectivement l'aléatoire, particulièrement sous la forme de bruits statistiques à haute fréquence et basse amplitude. C'est en fait essentiel pour générer toutes sortes de textures organiques. Sans cela, la plupart des systèmes génératifs sembleraient sans vie, trop réguliers, et ennuyeux.
De nos jours, mon point de vue au sujet de l'aléatoire rejoint celui de John Maeda, qui a écrit dans Design By Numbers que « si vous entendez recourir à l'aléatoire, vous devriez au moins en connaître l'origine ». Les artistes et les concepteurs en art génératif doivent être conscients que l'aléatoire produit par un ordinateur N'EST PAS de l'aléatoire véritable ! Les générateurs de nombres aléatoires (« random number generators ») sont en fait des algorithmes totalement prévisibles, et ces jeux mathématiques ne sont jamais aussi parfaitement chaotiques que ce que l'on peut retrouver dans la nature. Les différentes imperfections et régularités des générateurs algorithmiques de nombres aléatoires, d'ailleurs, influent de manière dramatique sur le caractère de toutes les œuvres génératives qui les emploient. Malheureusement il semble que la plupart des artistes qui travaillent dans ce domaine ne s'en rendent pas compte. J'affirme que les artistes qui utilisent des générateurs de nombres aléatoires se doivent à eux-mêmes d'apprendre à connaître les propriétés des différents algorithmes générateurs d'aléatoire. Ils devraient savoir qu'il existe plusieurs types différents de générateurs de nombres aléatoires, tels que ceux de Cauchy, Pareto, Poisson, les invariants continus de Kotz et de Johnson, etc. Chacun de ces algorithmes produit des types complètement distincts de caractères aléatoires ! J'avoue que cela m'agace beaucoup quand les artistes en général se contentent de la fonction aléatoire standard fournie par Flash. C'est comme s'il y avait un rabais sur la peinture rouge au magasin, et qu'à cause de cela tout le monde se mettait à utiliser cette seule couleur pour peindre. C'est une chose de l'employer parce que c'est bon marché et avantageux, mais nous en sommes arrivés au point où les artistes semblent ignorer totalement qu'il puisse exister d'autres couleurs dans la palette de l'aléatoire.
Notes
1 : cf. www.flong.com/resume/index.html.
Entrevue réalisée par Carlo Zanni
(Traduit de l'anglais par Anne-Marie Boisvert)
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