œuvre 3
LES TISSERANDS, d'Alexandre GHERBAN (France), 2002...
Les Tisserands font partie d'une colonie1 - comme on dit d'une colonie de corps étrangers, d'insectes, ou de microbes, sujets à observation et à expérimentation. Et en effet, l'œuvre se présente d'abord au visiteur sous l'aspect d'un écran noir sur lequel se détache des traits obliques, de différentes couleurs, rappelant un peu des bacilles sous microscope. Le visiteur est alors invité à cliquer sur un de ces traits, et à taper un mot (ou une suite de mots) et par là à insuffler la vie (le verbe) dans cet échantillon de la colonie : les traits s'animent alors, et se déplacent, traçant des arabesques de différentes couleurs, tandis que le ou les mots introduits se décomposent et se recomposent, se découpent, se recoupent, déclinant des associations de lettres ou de phonèmes comme autant de variations, de rejetons - et aussi, plus radicalement, de mutations - du mot originaire.
Ce faisant, les éléments au travail sur l'écran, allant et venant et s'entrecroisant tissent une véritable tapisserie, riche et colorée, qui rappelle à la fois les tapis orientaux (par la richesse et la brillance des couleurs) et les œuvres de Jackson Pollock (par la liberté du tracé qui rappelle la fameuse technique du dripping), mais aussi les va-et-vient à la fois incessants et (pour nous) dénués de but visible des colonies de fourmis qu'on peut observer sous verre, s'affairant, creusant des tunnels, etc. Ainsi le visiteur est-il à la fois tenté, devant l'œuvre (ou plutôt, pour emprunter la terminologie de Gherban, le transitoire observable2 qui paraît à l'écran ), d'y voir le fruit d'un dessein concerté, en même temps qu'il a le sentiment d'assister en temps réel à la création d'un dessin libre, ludique et aléatoire - d'autant plus que les mots, ici, décomposés, sont retournés à leur valeur de signifiants sans signifiés, de signes visibles, de traces.
Ainsi, les tisserands du titre pourraient être imaginés comme des petits ouvriers anonymes et affairés, représentants du code à l'œuvre dans l'œuvre : à la fois libres et prédestinés - non pas soumis à la volonté d'un maître d'œuvre, mais néanmoins dépendants du programme dont le rôle est de décliner des possibles et d'engendrer des formes et des situations qui se ressemblent certes - celles d'un parcours en réseau qui dans le cadre d'un rectangle dessine un tissu à l'enchêtrement de plus en plus complexe à mesure que le temps passe - et qui sont pourtant à chaque fois singulières et surprenantes.
Notes
1 : LA COLONIE
Description générale :
Nourrie par des idées venant de la vie artificielle, un ensemble d'animations programmées qui fonctionne comme une « colonie » à multiples entrées et hiérarchies.
La préoccupation est celle de déterminer un territoire d'étude spécifique ancré dans l'hypothèse que l'univers artistique est sous tendu par des liens aussi fortement structurés que ceux du vivant, quoique beaucoup moins démontrables. Partant dans un premier temps d'un « tronc commun » -la vie artificielle, il s'agit dans un deuxième temps de soustraire la « colonie » à toute simulation naïve du vivant, à explorer toutes les possibilités d'un univers esthétique qui ne coïncide pas avec un modèle préexistant. Envisager des situations esthétiquement spécifiques, où le matériau (la programmation) crée des formes et des situations artistiquement pertinentes dans un cadre numérique homogène et en perpétuel renouvellement. Une « colonie » donc qui prend comme base des situations primaires du vivant (tel que cela est positionné par la vie artificielle) pour aller vers un territoire artistique spécifiquement déterminé par l'univers numérique : autrement dit vers des formes transitoires observables.
Description technique :
La colonie a été commencée vers 1999/2000 et reste une forme ouverte. Elle s'enrichit constamment par des ajouts périodiques.
Le langage de programmation utilisé est le lingo de director 8.5. Les animations sont réalisées exclusivement en programmation, utilisant des éléments auxquels sont attachés des comportements programmés orientés objet. Ces comportements lient étroitement trois types de traitements : visuels (changements de données visuelles dépendant du contexte) sonores (génération en temps réel de séquences à partir d'un matériau très réduit) et textuel (génération en temps réel de « textes virtuels » sans base de données). L'interactivité est essentiellement interne : des transformations interactives continuelles sont le résultat des comportements attachés aux objets, où le visuel, le sonore et le textuel s'entre déterminent réciproquement, amenant des modifications de structure. A cette interactivité interne s'ajoute parfois une interactivité externe ou l'utilisateur peut « dialoguer », avoir des échanges avec les ensembles formels à lui proposés.
Actuellement la colonie se présente sous forme d'un ensemble homogène de 19 animations groupées autour de 6 points centraux.
Alexandre Gherban
Juin 2004
2 : Rappelons qu'Alexandre Gherban est l'un des fondateurs (avec Philippe Bootz et Tibor Papp) de Transitoire observable, un regroupement d'artistes numériques qui a vu le jour en février 2003. Selon la définition proposée par Philiipe Bootz, un transitoire observable est « tout événement sémiotique, multimédia ou non, interactif ou non, se présentant à la lecture ».
Philippe Bootz (2003). De Baudot à Transitoire Observable : les approches sémiotiques en littérature numérique.
Anne-Marie Boisvert
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