œuvre 1
Bioteknica, de Shawn BAILEY et Jennifer WILLET (Canada/Québec), 2000-présent
BIOTEKNICA, OU LE THÉÂTRE DE LA SCIENCE
« Thomas Diafoirus : Avec la permission aussi de monsieur, je vous invite
à venir voir l'un de ces jours, pour vous divertir, la
dissection
d'une femme, sur quoi je dois raisonner.
Toinette : Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent
la comédie à leurs maîtresses ; mais donner une
dissection est quelque chose de plus galant. »
Molière, Le malade imaginaire, Acte II, Scène 5
Bioteknica est une corporation œuvrant dans le domaine de la biotechnologie - une corporation… fictive. Concourent à cette fiction : prospectus vantant les mérites (et les promesses assez faramineuses) de la firme, vidéos corporatives, savants en blouses et masques de laboratoire, cornues, scalpels et microscopes, tumeurs, excroissances et autres spécimens organiques plus ou moins identifiables…
Notons que les « savants » sont en fait les artistes Jennifer Willet et Shawn Bailey en costume, et les « tumeurs » des sculptures, soit matérielles (assemblées entre autres à l'aide de morceaux de viande récupérés au supermarché) ou encore virtuelles (créées dans le laboratoire virtuel accessible sur le site Web).
Néanmoins Bioteknica - avec son site Web au look clinique, et son jargon corporatif parfaitement imité, peut facilement arriver à tromper son monde (et c'est arrivé)1.
Et a fortiori un visiteur tombant par hasard sur le site Web, hors du contexte d'une galerie d'art.
Il lui faudra peut-être explorer le site assez avant de se rendre compte de la « supercherie »2.
Ironie et parodie sont bien sûr à l'œuvre ici - avec pour résultat la critique bien à propos - et réussie - du monde de la biotechnologie et surtout de son exploitation commerciale, de ses promesses - et de ses menaces (comme par exemple la tentation - ou le spectre - du clonage humain, ou de l'eugénisme). Certes.
Mais il ne s'agit pas ici uniquement - pas simplement - de parodie et d'ironie : car l'œuvre dans ce cas apparaîtrait comme amusante, et percutante - mais quand même assez limitée dans son propos3. Et surtout la seule intention ironique ou critique ne suffirait pas à expliquer le travail de longue haleine des deux artistes qui se poursuit - et continue à se poursuivre - depuis plusieurs années, et qui comprend des stages d'études et des recherches dans de « vrais » laboratoires, sous la supervision de « vrais » biologistes, à mettre la main à la « vraie » pâte (ou dans la soupe primordiale !) de la vie. Il ne s'agit plus ici seulement de parodie, de travestissement - et il ne s'agit plus non plus (simplement) de métaphore.
C'est qu'il y a ici davantage : à savoir, à la base, une fascination trouble pour les gestes et l'appareil de la science (désormais à peu près inséparables du commerce) - une fascination d'ailleurs partagée par le public, comme aussi par les scientifiques eux-mêmes. Cette fascination n'est pas nouvelle. Et certes, la science a souvent tablé sur elle, jusqu'à tourner au spectacle.
Ainsi, la personne, et le personnage, du scientifique - avec ses instruments, ses formules plus ou moins cabalistiques (du moins pour le profane), ses créations, ses créatures - continuent à faire partie non seulement de la culture mais aussi de la science elle-même, et participent à son pouvoir (de guérison, ou de persuasion).
Et il s'agit bien souvent de personnages de théâtre, de « types » que l'on retrouve à la scène comme à la ville. Ici, la réalité et la fiction, l'homme et le costume, deviennent indissociables. Mentionnons seulement, et un peu en vrac, les médecins costumés en inquiétants oiseaux soignant la peste au Moyen-Âge; ou encore l'accoutrement et l'appareil des médecins de cour au temps de Louis XIV, avec la lancette et le clystère; le médecin barbu, positif et omnicient de la Belle Époque; et enfin le médecin moderne, efficace, aseptisé, pressé, en blouse de laboratoire blanche avec son stéthoscope autour du cou. Plus particulièrement (pour donner l'exemple d'une personne singulière), pensons aussi à Einstein, mué en mythe populaire, l'incarnation même du savant - mieux, du savoir pur - avec son cerveau perçu comme « hors du commun » - une perception qu'il s'est bien sûr lui-même amusé à alimenter, comme tant de ses confrères avant lui4.
Roland Barthes a bien décrit la fabrication de ce mythe, dans un texte (justement !) des Mythologies, intitulé « Le cerveau d'Einstein ».
Aussi, de Molière à Jules Romains, de James Whale à Jean-Jacques Jeunet (Alien Resurrection) - et maintenant, à Bioteknica ! - les auteurs et les artistes5 ont mis régulièrement en scène ces personnages, avec parfois (suivant les cas) de la déférence (le docteur Benassis dans Le Médecin de campagne, de Balzac), mais plus souvent de la défiance (le docteur Frankenstein, le docteur Jekill, le docteur Moreau), ou de la dérision (Diafoirus, Knock, ou encore le pharmacien Homais, caricature de la prétention (pseudo) scientifique du positivisme bourgeois du XIXème siècle triomphant, mis en scène par Flaubert dans Madame Bovary).
On pourrait multiplier les exemples, et en dégager des types généraux : le distrait, l'illuminé, le rat de laboratoire, le visionnaire, le pédant, le savant fou…
À noter que si j'ai parlé ici de la place de la personne et du personnage dans la science et dans la représentation de la science plutôt que de celle de la théorie - qui est bien sûr aussi sujette à avatars - c'est que Bioteknica met d'abord en scène la manipulation de la science plutôt que le travail de théorisation proprement dit : manipulation dans le laboratoire (prélèvements, découpages, examens, amalgames, transmutations, etc) mais aussi manipulation (réelle, ou possible) dans le commerce.
Il n'est donc pas étonnant que les œuvres purement « plastiques » de Bioteknica (i.e. les sculptures « réelles » (je veux dire, réalisées avec des matériaux tangibles comme de la viande) comme aussi les amalgames virtuels, créés par eux ou par le visiteur dans le laboratoire de leur site Web6), que ces œuvres donc, soient inséparables de l'appareil plus large qui les englobent, éminemment théâtral, à savoir : les performances, les prospectus, les vidéos, le site Web, la fiction de la corporation, etc, et d'abord, les personnes des artistes et les personnages qu'ils incarnent, images parfaites pour notre temps de l'idée que l'on peut se faire de généticiens cutting edge et au fait du « secret de la vie ». En effet, la génétique avec ses manipulations et utilisations biotechnologiques possibles semblent bien avoir ravi à la relativité d'Einstein et à la physique la première place dans l'imaginaire « scientifique » de nos contemporains.
Non que la science en elle-même constitue une mystification ! Ce n'est pas ce que je veux dire - et les artistes de Bioteknica non plus.
Plutôt que la science plonge ses racines, certes dans la philosophie et l'observation de la nature (en somme, dans ce qu'on a parfois appelé le « miracle grec »), mais aussi dans la religion, la magie, l'occultisme, l'alchimie, l'astrologie, et même l'art… Autrement dit, l'esprit scientifique et la rationalité qui le sous-tend ont-t-ils aussi à voir (et maille à partir !) avec l'imaginaire, la rêverie (pour parler comme Bachelard), l'inconscient, bref, avec l'irrationalité, et que toute l'histoire de la science, de ses découvertes et de ses avancées, est un long et continuel processus pour justement s'affranchir de cette irrationalité - en même temps que de l'illusion des sens, toujours trompeurs, comme on le sait, et du sens commun, trompeur lui aussi. Mais souvent y a-t-il « retour du refoulé« , ou de l'impensé : dans la théorie (et c'est pourquoi le travail doit toujours se poursuivre), mais aussi, à un niveau plus culturel ou médiatique, dans l'image, la perception du public, comme enfin dans les attentes et les promesses que la science peut faire miroiter.7
Ainsi les objets de la science ne sont jamais tout à fait purs (entendons, de scories irrationnelles, ou plus simplement imaginaires !) - non plus que ses gestes, et ses effets, et ses applications.
Et en somme, ce que Bioteknica met en scène, c'est le rêve de la science, mais aussi la science comme rêve - c'est notre rêve, et aussi, parfois, notre cauchemar. Et les artistes de Bioteknica, en « mettant la main à la pâte » dans de « vrais » laboratoires, cherchent simplement à se rapprocher au plus près, à le toucher, du matériel (au sens freudien du terme) de ce rêve dont leurs œuvres sont une élaboration.
Notes
1 : Victoria Laurie, Put on the lab coats, bring on the clones : "Perusing a public stand displaying BIOTEKNICA's brochure and computer website, an intrigued would-be investor asked an attendant if the company was listed on the stock exchange. He was taken aback when told that Bioteknica was a fiction, the grisly product a digitally enhanced work of art. He was standing in an art gallery." in The Australian, Australie, 1er octobre, 2004.
Voir le dossier de presse de Bioteknica, accessible sur le site).
2 : Qui, s'il est besoin de le dire, n'est pas une escroquerie ! le site comporte un avis bien lisible avisant le visiteur de la nature fictive de la corporation.
3 : Je ne veux pas dire par là - lon de là !- que la portée ironique et critique de Bioteknica soit sans valeur : cet aspect de leur travail a d'ailleurs été souvent commenté (cf. les textes rassemblés dans le dossier de presse sur leur site).
Mais le débat est complexe - et les artistes de Bioteknica sont les premiers à le reconnaître (cf. S. Bailey) - les enjeux biologiques, éthiques, politiques et économiques sont de taille, et une réponse trop simple (soit follement et aveuglément enthousiaste, ou au contraire trop négative et pessimiste) serait trop facile : c'est l'évidence même.
4 : Souvent d'ailleurs avec un but louable : ainsi Einstein s'est servi de sa notoriété pour aviser le public des dangers du nucléaire.
5 : Surtout, bien sûr dans la littérature, le théâtre et le cinéma, plus propices au drame - ou à la comédie.
6 : Le visiteur qui ainsi a lui aussi la chance de « jouer au savant » !
7 : Toute cette argumentation est bien sûr inspirée par les travaux de Gaston Bachelard. Cf. (entre autres), Le nouvel esprit scientifique and La philosophie du non.
Anne-Marie Boisvert
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