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GFP Bunny, d'Eduardo KAC (Brésil/États-Unis), 2000
EDUARDO KAC OU COMMENT LANCER UN LAPIN VERT
Bioartiste brésilien, Eduardo Kac est sans conteste un maître de la manipulation et un véritable génie des communications. Au moyen d'une image, on ne peut plus ordinaire, il a réussi à créer un symbole hyperréaliste qui, pour plusieurs, en est venu à représenter l'Art Bio et les expériences associées à la bio-ingénierie. Cette image est celle d'un lapin dont la teinte vert lime est, à l'évidence, due à la technique Photoshop.
Celui-ci flotte sur toile de fond blanche accompagné d'une mention Alba, the fluorescent bunny (Alba, le lapin fluorescent), située immédiatement au-dessus du nom du photographe (et non de l'artiste).
Cette image d'un lapin isolé de son contexte rappelle La Trahison des images (1928-1929) de René Magritte qui représentait une pipe sur fond blanc avec, en légende, Ceci n'est pas une pipe.
De la même façon, cette image du lapin fluorescent vert n'est ni un vrai lapin, ni même un documentaire accompagnant une exposition traitant d'une telle œuvre d'art vivante.
Mais ici s'arrête toute ressemblance avec l'image surréaliste.
Alors que Magritte laissait entendre que la vérité se situait ailleurs, l'image de Kac se veut un symbole hyperréaliste se transmuant en réalité.
Cette image envahissante du lapin vert a acquis une vie propre et a engendré un impressionnant réseau d'évènements médiatiques, de commentaires à saveur sensationnaliste et d'analyses théoriques.
On pourra glaner diverses leçons sur l'art de lancer l'image toute simple d'un lapin vert en visitant le site de l'artiste et en cliquant sur les divers liens de la page GFP BUNNY.
Pour découvrir comment est né ce signe hyperréaliste, on n'a qu'à utiliser la barre de défilement jusqu'à un sous-site également appelé GFP BUNNY.
L'artiste y raconte comment une vraie lapine est née en 2000 dans un laboratoire de Jouy-en-Josas (France).
Cette lapine albinos, que Kac appela avec à-propos Alba, faisait partie de la nombreuse portée d'une lapine chez qui l'on avait implanté une protéine vert fluorescent (Green Fluorescent Protein ou GFP) provenant d'une méduse.
Alba fut toutefois la seule de la portée à manifester les effets de cette manipulation génétique en luisant d'un vert fluorescent sous une lampe à rayons ultraviolets.
Cette expérience transgénique cherchant à produire une œuvre d'art vivante, Kac la réalisa avec la collaboration de l'artiste et zoosystémicien, Louis Bec, ainsi qu'avec les biologistes Louis-Marie Houdebine et Patrick Prunet.
Leur laboratoire devait toutefois devenir la seule demeure possible pour la lapine transgénique.
En effet, on ne permit jamais à Alba d'être présentée au public parce qu'elle naquit alors que l'épidémie de vache folle faisait rage en Europe.
Mais même si la lapine elle-même ne devait jamais atteindre le statut d'œuvre d'art transgénique vivante, une image, manipulée digitalement et représentant Alba, fut créée sur le champ, laquelle acquit en peu de temps une enviable réputation.
C'est donc ainsi que, l'année de la naissance d'Alba, Eduardo Kac procéda à une série d'opérations publiques, comme par exemple GFP BUNNY - PARIS INTERVENTION pendant lesquelles l'artiste fit placarder dans les rues de la ville de grandes affiches du lapin vert; il donna des conférences, organisa des rencontres de rue, écrivit des articles et fut interviewé tant à la radio qu'à la télévision.
On vit apparaître le drapeau d'Alba (The Alba Flag) en plusieurs endroits de même que des photos grand-format libellées FREE ALBA!
Ce battage médiatique se retrouva comme il se devait dans le cyberespace, tout spécialement, sur le site de l'artiste.
On mesurera en visitant le Alba Guestbook : 2000-2004 le succès de cette entreprise publicitaire.
Le site regroupe quatre années de commentaires des visiteurs sur le sort réservé au pauvre lapin vert, y compris quelques gloses passionnées sur Kac et son expérience biotech.
Ces commentaires du public furent également réunis dans un livre publié en 2003 et intitulé : It's not easy being green! (Il n'est pas facile d'être vert!).
Très vite, Kac dota son symbole hyperréaliste, le lapin vert, d'une progéniture : de nouveaux dessins et de nouvelles photographies apparurent, qui furent tous exposés dans diverses galeries.
Il y eut d'abord Le Lapin Unique, une installation publique en 2003 au Lieu Unique, à Nantes, en France.
Puis vint, l'année suivante, une exposition intitulée Rabbit Remix à la galerie Laura Marsiaj Arte Conemporânea de Rio de Janeiro.
On y retrouva le livre de l'artiste, des photographies, des dessins, des bannières, de l'art web, de même que des interventions publiques; pendant ce temps les images infamantes du lapin vert se retrouvèrent un peu partout dans Rio.
Bien qu'Alba ne soit pas encore une marque de commerce, son image hyperréaliste a été davantage diffusée dans les journaux, à la télévision et à la radio que ce ne fut le cas de la plupart des grandes œuvres d'art à travers l'histoire.
C'est à tout le moins l'impression que l'on retire d'une visite sur le site interactif de l'artiste : , The Alba Headline Supercollider (2004).
Sous forme de journal tabloïd, celui-ci réunit côte à côte certains des titres percutants parus dans divers médias populaires à travers le monde, de Montréal à Paris et de Rio à Tokyo.
On ne peut que s'étonner du fait que, même si le vrai lapin fluorescent n'a jamais été vu en public, sa soi-disant image est devenue, sans conteste, l'exemple le mieux connu d'une oeuvre d'Art bio à ce jour.
Les conséquences graves découlant de ce genre d'expériences biotechniques et de la production de lapins verts transgéniques ont rapidement retenu l'attention; des dizaines d'articles ont été écrits dont Kac a dressé une liste exhaustive sur son site1.
Le lapin vert a même retenu l'attention de la romancière canadienne, Margaret Atwood, titulaire de nombreux prix.
Dans son roman Oryx and Crake (Le dernier homme) (2003), l'auteure a remarquablement mis en lumière les retombées inquiétantes pouvant découler de la recherche biotechnique lorsque celle-ci se double d'intérêts capitalistes débridés.
Parcourant un paysage d'apocalypse, le personnage principal, Snowman, fait la rencontre de toute une gamme de créatures transgéniques imaginaires, certaines fort brutales. Parmi elles, il croise : « Un lapin, sautillant, écoutant, s'arrêtant pour brouter l'herbe de ses gigantesques dents.
Il brille dans l'obscurité d'une lueur verdâtre, engendrée, lors d'une lointaine expérience, par les hormones d'un animal gélatineux vivant dans les profondeurs marines... Lorsque Snowman était enfant, il y avait bien entendu des lapins verts lumineux, mais ils n'étaient pas aussi énormes; ils ne s'étaient pas encore échappés de leurs cages pour se mêler à leurs congénères et devenir une telle nuisance. »2.
Le roman de Margaret Atwood fait ressortir le net contraste existant entre les questions importantes qui, comme le dossier transgénique, se rapportent aux pratiques de la biotechnologie et l'image hyperréaliste d'Alba. Le danger existe en effet qu'en montrant trop souvent le lapin vert, on en vienne à relativiser ces questions sur lesquelles Kac s'est lui-même penché dans plusieurs articles et conférences, notamment sur la biodiversité et la nécessité de prendre en charge les animaux transgéniques.
Bien que l'artiste affirme qu'il est important d'éveiller la conscience du public à ce sujet et d'en débattre les différents aspects, ces questions s'effacent devant le symbole hyperréaliste qu'il a façonné.
En effet, comme le théoricien Jean Baudrillard l'a souvent affirmé, les signes hyperréalistes sont comme un écran et un réseau : ils ont tendance à se substituer à la réalité.
Pourtant, le brillant communicateur qu'est Eduardo Kac nous réserve sans aucun doute quelque nouvelle surprise. Maintenant que l'image du lapin GFP est entrée dans le domaine public, il pourrait décider de réintroduire dans le domaine de l'invention des connaissances certaines questions complexes et lourdes de portée reliées aux expériences biotechniques actuelles, lesquelles pourraient donner lieu à de féconds débats... surtout si Kac persiste à jouer le rôle du vilain artiste ou du savant lunatique.
Notes
1 : Voir Selected articles and interviews about GFP Bunny et Transgenic Art Bibliography.
2 : Margaret Atwood. Oryx and Crake (New York: Doubleday, 2003), pp- 95-96 (traduction de Serge Marcoux).
Voir Oryx and Crake dans la page bibliographie du site de Kac.
Ernestine Daubner
(Traduit de l'anglais par Serge Marcoux)
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