Ai WEI
WEI De Gangnam
Style à 草泥马Style: du désir de bien
contrôler son image Christine
Desrochers
Il a été à peu
de choses près impossible de contourner
le phénomène culturel du Gangnam
Style au cours des derniers mois :
popularité sans précédent
sur YouTube, déclinaisons multiples et
en masse dans les médias
numériques et électroniques. Cet
élément épidémique
de culture visuelle et musicale a
initié un processus de
réplication colossal dans lequel le Cǎonímǎ(草泥马) Style
d’Ai
Weiwei constitue un chaînon marquant. Véritable
facétie, un peu plus près de la
bouffonnerie que du type d’activisme politique
auquel Ai nous a habitué depuis
quelques années, cet objet
témoigne bien davantage de son sens de
l’humour notoire et de ses talents
remarquables de publiciste. Dans le contexte
actuel, où depuis 2011, sa
liberté de parole et d’intervention
s’est vue considérablement
réduite, son auditoire n’a fait que
croître, et la dimension performative de
cette action médiatique
particulièrement efficace aura
contribué à la visibilité
accrue de l’artiste en Chine et mondialement.
Est-il
nécessaire de souligner comment la
puissance de cette intervention par Ai Weiwei
doit en partie son succès à
l’épicentre du phénomène,
à savoir Gangnam
Style?La vidéo du rappeur
sud-coréen déposée sur
YouTube dès sa sortie détient
actuellement le record absolu de
popularité d’un clip sur le Net. Plus
d’un milliard de visionnements pour cet objet
culturel qui peut, de prime abord,
paraître assez candide. À
première vue seulement. Gangnam
Style en effet, agit aussi comme une
parodie piquante du dandysme inhérent
à Gangnam, un quartier chic de
Séoul qui serait selon PSY[2],
le pendant sud-coréen de Beverly Hills.
Décor de dancing luxueux, manège
d’équitation, court de tennis, spas, bref
tout le soin accordé à l’aspect
physique, de même qu’au souci d’être
reconnu en société sont ici
portés en dérision par Park
Jae-San, alias PSY. Le rappeur joue certainement
la carte de l’autodérision, ne serait-ce
qu’en raison de ses smokings trop étroits
ou encore de cette danse du «cheval
invisible»[3],
amusante parce qu’absurde. En bref, ce tube
planétaire, mais surtout sa mise en
images, agit littéralement comme une
satire contemporaine de l’élégant
ou de la préciosité. Le
succès pandémique de Gangnam
Style se mesure également à
son record de duplication. Depuis le Mitt Romney
Style, jusqu’au Farmer
Style en passant par le Klingon
Style, le clip fut parodié
à l’envi sur YouTube et dans tous les
médias.Un facteur attractif certainement
très puissant pour Ai, utilisateur-expert
d’internet et des réseaux sociaux.
草泥马Style propose un remix des images où
la présence de PSY disparaît pour
être remplacée par celle d’Ai
Weiwei. Dans ce nouvel assemblage visuel,
parfois seul, mais le plus souvent
entouré de ses amis, Ai devient
maître de la danse et y donne une
interprétation énergique, mais
très libre de la chorégraphie dePSY.
Quelques images repiquées des dandys de
Gangnam
Style viennent toutefois ponctuer les
mouvements du joyeux groupe d’amis de Beijing.
De très courtes appropriations et
apparitions découpent le nouvel
enchainement chorégraphique : ici
le jeune danseur dandy vêtu d’un smoking
jaune éclatant, là les filles
sexy à la gym ou au dancing club. Cette
séquence d’images offre un contraste
très porteur entre l’apparence
soignée des personnages de PSY et le
côté débridé des
amis d’Ai Weiwei. Le contraste entre les
imprécisions techniques et les
recadrages volontairement malhabiles, un
apport plus rustique d’Ai Weiwei et l’aspect
poli et fignolé de Gangnam
Style ajoutent à cet effet de
distanciation. De plus, le choix
d’intégrer des images du processus
d’apprentissage de la
célébrissime danse -Ai mimant
des mouvements devant un écran
d’ordinateur- nourrit une impression de
sincérité sinon de transparence.
La confection du clip dans son ensemble tisse
habilement la perception qu’Ai refuse tout
désir de contrôle de l’image.
L’autre
mème…
Par ailleurs, il peut sembler
intriguant de constater que Ai, au vu de sa
situation actuelle, n’ait pas souhaité
déjouer la censure -plus que probable- de
cette action médiatique. En effet, la
danse des menottes ne constitue pas un jeu
symbolique très difficile à lire,
non plus pour ces images où l’artiste
sort de son studio en fixant le ciel avec
crainte ou méfiance. De fait,
plutôt que caché, le message semble
ici par moments surexposé.
L’intensité de la lumière solaire,
participe de cette perception. De plus, le titre
Cǎonímǎ
Style réfère à un mème très connu des
internautes chinois[5].
Le Cǎonímǎ草泥马 (le cheval
d’herbe et de boue), fit son apparition au début de
l'année 2009 dans un canular
diffusé sur l'encyclopédie en
ligne Baidu Baike[6]. L’article y
présentait les dix créatures
mythiques de la Chine et le petit animal
légendaire, très ressemblant
à un alpaga, est rapidement devenu un
mème d’une popularité
spectaculaire, en ligne et hors-ligne : chanson,
t-shirt et peluches, toutes les
déclinaisons possibles furent
exploitées pour faire réagir les
autorités. L’attrait pour cette
nouvelle légende tient au double sens de
Cǎonímǎ qui, en
raison d’une inflexion différente,
prend une seconde signification très
crue et offensante. Généralement traduit en
anglais par «fuck your mother» ou
encore «motherfucker», l’équivalent
franco-québécois pourrait
ressembler à : «ta mère
peut aller se faire foutre!». Bref, ce
qui était en 2009, un message implicite
contre la censure fait aujourd’hui figure d’emblème pour le
discours de résistance des internautes
chinois. Ai avait d’ailleurs, à
cette époque, et ceci dès
l’apparition de ce mème, publié un autoportrait nu avec
un Cǎonímǎ
cachant son sexe. En
résumé, Cǎonímǎ
Stylene relève pas le moindrement
d’une critique sociale cryptée[7].Au contraire, la
dimension performative de cette action
médiatique mise complètement sur
la lisibilité, l’accessibilité et
la transparence.
Un feu
d’artifice pour les médias du monde!
Véritable coup
de maître! Le 24 octobre dernier en
l’espace de quelques heures seulement, la
contrefaçon chinoise, mais surtout, la
nouvelle de son interdiction sur Tudou[8]
fut mentionnée dans tous les grands
médias internationaux et locaux, depuis
Sydney jusqu’à Montréal.
Là réside certainement
l’efficacité redoutable de cette action
médiatique ainsi que le talent
remarquable de publiciste d’Ai Weiwei.
D’ailleurs, un mois plus tard, Anish Kapoor
répondait à l’artiste de Beijing
et Gangnam
for freedom[9]
fut publié le 21 novembre sur YouTube.
[4]L’extrait de gauche est
repris du clip de PSY, en libre accès
sur YouTube «GANGNAM STYLE
(강남스타일)» publié le 15 juillet
2012, http://www.youtube.com/watch?v=9bZkp7q19f0.L’image
de droite provient du remix d’Ai Weiwei.
[5]
Alice Ming Wai Jim, «The Politics of
Indignation : Art, Activism and Ai
Weiwei/Ai Weiwei, l’art et
l’activisme», esse arts + opinions, no
77, 2013, p.54.
[6]
Encyclopédie en libre accès,
très similaire à
Wikipédia.
[7]
Ce fragment d’analyse s’inspire en
contrepoint d’un texte récent de
Catherine Mavrikakis, «Pour une autre
morale de l’ambiguïté», Spirale :
arts-lettres-sciences
humaines, no 239, 2012,
p.6-9.