Lu YANG
La vie devient matériau. Le bio-art
à travers l'oeuvre de Lu Yang Catherine
Barnabé
Lu Yang
est une jeune artiste dont les travaux
s’inscrivent dans le courant du bio-art, une
pratique qui consiste en l’utilisation des
biotechnologies comme méthode de travail
pour la réalisation de projets
artistiques. De manière
générale, les artistes du bio-art
utilisent le vivant comme matière
première. Ils s’en approprient les
ressources plastiques et scientifiques afin de
développer une pratique tout à
fait singulière dans laquelle
s’amalgament les arts et les sciences, notamment
la biologie moléculaire, la
génétique et l’informatique. Les
artistes qui touchent à ce type de
pratique ne possèdent pas toujours les
connaissances scientifiques suffisantes pour
concevoir leurs projets, ils collaborent ainsi
avec des experts qui les encadrent dans leurs
réalisations. De nombreuses questions
éthiques émergent en observant les
travaux de certains artistes qui utilisent, par
exemple, des tissus humains ou encore, des
êtres vivants, souvent vulnérables,
pour mener à bien leurs projets[1].
Les œuvres audacieuses de Lu Yang, que l’on peut
qualifier d’expériences, mettent en doute
notre morale et interrogent certains fondements
des comportements éthiques socialement
acceptables.
Lu Yang
s’intéresse principalement aux
biotechnologies en imaginant des œuvres qui les
utilisent et les questionnent à la fois.
Elle voit la science comme une façon de
servir et d’explorer l’humanité, elle
l’utilise donc comme un moyen de
réfléchir à des enjeux
contemporains à travers la production
d’œuvres d’art. Elle pense des projets complexes
qui requièrent souvent la collaboration
de laboratoires et de scientifiques. Ses
connaissances théoriques et pratiques en
la matière étant limitées,
elle est toujours à la recherche
d’experts pour l’aider à la
réalisation de ses projets. La plupart de
ceux-ci sont donc encore à des stades
préliminaires : des textes, des
idées, des graphiques et diagrammes. Ces
projets ne sont pas uniquement le produit de son
imagination, ils sont le résultat de
l’accumulation d’études
théoriques : elle mène en
amont ses propres recherches sur les sujets
qu’elle souhaite aborder, pour ensuite
développer les concepts de ses
installations[2].
Elle en conçoit le design de façon
très détaillée et
précise de sorte que les experts puissent
les reproduire sans son assistance
immédiate. En Chine
particulièrement, les projets
interdisciplinaires sont rares et les
collaborations entre artistes et scientifiques
ne sont pas nécessairement
encouragées. Sa pratique se heurte ainsi
constamment à des obstacles techniques et
au cloisonnement des disciplines.
L’une
des notions qu’elle aborde souvent est celle du
contrôle et de sa perte : celui que
les êtres vivants peuvent avoir sur leurs
propres corps ou qu’ils peuvent exercer sur
celui d’un autre. Avec son projet Krafttremor,
Lu Yang produit des diagrammes et une
vidéo de musique à partir de
matériel documentaire. Elle filme des
gens atteints de Parkinson, une maladie
neurologique chronique et
dégénérative pouvant causer
des tremblements, de la rigidité
musculaire et une perte d’habileté. Ses
sujets ont recours au traitement DBS (Deep Brain
Stimulation), une chirurgie qui diminue leurs
tremblements, mais qui peut aussi leur faire
perdre leur autonomie de mouvement. Elle
interroge la contradiction qui émerge
entre la maladie et son traitement, la
volonté de réduire les
tremblements qui peut mener à la perte de
contrôle du patient sur son propre corps.
L’œuvre prend la forme d’une vidéo
où les mouvements des malades sont
rythmés par des sons
électroniques. L’esthétique pop
contraste tout à fait avec le propos. On
ressent un malaise en voyant ces images ; on se
demande si cela relève de la
cruauté que de filmer ces gens et de
tenter de faire de leur mal un divertissement.
Ou si, plutôt, cette approche
étonnante et détachée du
sujet n’était pas une façon
efficace de faire réfléchir
à la perte de contrôle que peut
entrainer une maladie
dégénérative en
créant une distance nécessaire.
Ce
travail plus récent est en lien direct
avec des œuvres plus anciennes comme Happy Tree
et Dictator
qui utilisent également les pulsations du
corps, animal dans ces cas,
régulées par des machines afin
d’en faire bouger les membres. La
première œuvre est une installation que
l’artiste n’a plus le droit de reproduire, car
elle a été accusée de
cruauté envers les animaux. Pour
celle-ci, elle utilise des grenouilles et des
petits animaux marins qu’elle dispose dans des
bocaux remplis d’eau et y fait circuler des
ondes électriques. Suite à ces
chocs, les bestioles bougent involontairement,
créant un ballet artificiel
réglé par une machine
contrôlée par l’artiste. Elle
reprend les images filmées pour en faire
un vidéo-clip. Celui-ci forme la
deuxième œuvre (Dictator)
dans laquelle les animaux semblent danser au son
d’une musique électronique. Les images
font sourire et leur esthétisation nous
fait, un moment, oublier le contexte, mais
encore ici on se questionne. Est-ce qu’un
déplacement d’une telle expérience
dans un contexte artistique permet d’en faire
une démonstration esthétique
conséquente ? Qu’est-ce que Lu Yang
tente de démontrer en utilisant des
êtres vivants de façon cruelle, et
en étant consciente de la gravité
de ses gestes ?
Un autre projet qui porte une réflexion
sur la perte de contrôle, Kraftmause,
est en attente de réalisation. Cette
fois, l’artiste entend créer un orchestre
composé de souris qui prend forme quand
une partie du cerveau de l’animal est
stimulée avec un certain niveau
d’électricité. La souris se trouve
devant des pédales qui émettent
différents voltages, elle appuie sur
celles-ci et cela lui procure une certaine
excitation. Lorsqu’elle trouve la touche qui lui
procure le niveau parfait, elle continue
à y appuyer sans cesse,
développant une dépendance.
Chacune de ces pédales est reliée
à un signal audio qui émet un son.
Ainsi, lorsque plusieurs souris
« performent » en
même temps, cela crée une musique.
Par contre, ce processus épuise les
souris qui peuvent répéter
l’exercice jusqu’à en mourir. Lu Yang y
voit l’occasion de créer une musique de
vie et de mort contrôlée par
l’instinct animal. La simple lecture de ce
projet nous convint qu’il ne serait pas
nécessaire de le réaliser. L’effet
est là et c’est déjà
suffisant. Lu Yang souhaite pourtant
réaliser ce projet, mais elle attend une
collaboration qui ne viendra probablement
jamais, puisqu’il serait étonnant que
quelqu’un veuille l’aider à
réaliser cette expérience.
Par
contre, plusieurs de ses projets sont
conceptuels, c’est-à-dire qu’ils prennent
la forme de diagrammes ; ceux-ci ont
l’esthétique de manuels d’instructions.
Par exemple, avec sa série Do it
yourself, elle rédige des
expériences souvent morbides, incongrues,
voire répugnantes en plusieurs
étapes que les gens peuvent
réaliser eux-mêmes, mais que, on
l’espère, personne n’exécutera. Il
s’agit d’instructions pour accomplir des actes
d’automutilation, d’autosuffocation ou de
torture[3].
De
telles œuvres plus ironiques, qui restent
à l’état d’idées, existent
parallèlement aux projets plus
sérieux qu’elle souhaite
concrétiser comme le projet Monitoring
the ultimate learning Terminal. Cette
fois, elle propose d’augmenter
l’efficacité des étudiants en
utilisant une technologie, la Brain Computer
Interface, celle-ci surveille l’activité
cérébrale d’un sujet durant le
processus d’apprentissage. Lorsque son niveau
d’attention diminue, une punition sous forme de
stimulation physique est donnée. Pour
éviter la douleur, le sujet doit rester
concentré et efficace. À long
terme, l’étudiant acquiert une
méthode de travail rigoureuse, de
façon pour le moins violente, et se
délaisse de ses mauvaises habitudes.
En
avouant elle-même que ses œuvres sont
souvent cruelles et horrifiantes, et que des
questions éthiques se posent, on sent que
son désir de provocation la pousse
à toujours aller plus loin. Le but de Lu
Yang n’est pas de mener tous ses projets
à terme, mais plutôt de
générer une réflexion sur
ce qu’elle aurait pu faire, jusqu’où il
serait possible d’aller. L’efficacité de
sa pratique et de ses idées n’est pas
à remettre en cause puisqu’elle
réussit à provoquer, à
questionner et à remettre en question ses
propres actes. Plusieurs questions restent en
suspend et d’autres se posent
sérieusement lorsque l’on s’attarde
à ces travaux, mais cela aura le
mérite de nous faire
réfléchir aux limites des
possibilités biotechnologiques et de
notre morale[4].
[1] On se souviendra d’Alba, un
lapin luminescent
génétiquement modifié
parEduardo
Kac, précurseur du bio-art.
[2] Plusieurs de ses projets sont
en attentes de réalisation comme KraftMause
et Monitoring
the ultimate learning Terminal que
nous aborderons un peu plus loin.
[3] Comment tuer une partie de
son corps avec du fil de pêche, ou
encore, diverses façons d’obtenir un
orgasme par des moyens pour le moins douteux
(par autosuffocation ou en respirant
à travers une serviette
hygiénique souillée).
[4] La pratique de Lu Yang est
dense et nous avons pu aborder ici qu’un
échantillon de ses projets, pour plus
de détails consultez son site
web : http://luyang.asia/