Wang
JIANWEI
Une démarche extrême dans la
recherche d'une subjectivité
Qian He
En 1990, après quelques
années de vie militaire, Wang Jianwei
abandonne la peinture pour se tourner vers
l’installation, la photographie et la
vidéo. Il ne se donne pas de contraintes
ou de frontières pour ses
créations, notamment pour ce qui est du
choix des matériaux. Comme il le confie
lui-même, il ressent une urgence de se
débarrasser de tout ce qui est
déjà convenu, établi. Il
refuse la notion d’ « œuvre
d’art » en qualifiant ses productions
de « produits du temps
actuel ». Il recherche l’incertitude,
pourtant c’est une incertitude bien
calculée. Souvent inspiré par la
philosophie occidentale, Wang ne permet pas aux
émotions d’intervenir dans sa pratique.
La notion de temporalité se trouve au
centre de ses préoccupation. Il est en
particulier attiré par l’état
d’entre-deux : une situation où la
temporalité est suspendue ou mise en
question. Une de ses dernières
installations de vidéo, nommée Feu jaune,
démontre bien cet aspect de la
démarche de l’artist.
L’état d’entre-deux
L’installation Feu jaune
(2011, UCCA, Pékin) traite de la question
du temps en la mettant sous l’épreuve du
temps totalitaire. L’installation est
composée de grands murs-écrans sur
lesquels est projetée une vidéo
intitulée Attendre
avec les contrefaçons. Dans la
vidéo, on voit plusieurs espaces
identiques découpés
artificiellement pour démontrer
simultanément des scènes de lieux
publics de la Chine des années 1980
comme, par exemple, la salle de soin
d’hôpital, le dortoir collectif, la salle
de tribunal ou l’espace sportif public (salle de
pingpong), etc. Des hommes, ayant la même
expression froide dans leur visage, se
présentent dans ces scènes. Leurs
gestes sont répétitifs et
traduisent la vie collective des Chinois
à l’époque totalitaire.
Selon Wang Jianwei, le
« feu jaune »
évoque l’état intermédiaire
d’un être ou d’une situation qui ne se
débarrasse pas encore du passé et
qui n’arrive pas non plus à prendre sa
forme du devenir. La temporalité est mise
en jeu : la notion de contrefaçon
voudrait évoquer une perception du temps
que la plupart des Chinois a adoptée pour
concevoir le moment présent et l’avenir.
Selon Wang, cette vision du temps n’est qu’un
aspect élémentaire de la
société chinoise
prémoderne : une temporalité
linéaire, hégélienne, qui
se poursuit dans l’idéologie marxiste et
qui se projette dans les pratiques artistiques
et la réception publique de l’art et de
la culture. La Chine n’est pas encore sortie de
la vision évolutive du temps. Alors la
modernité reste un sujet
problématique. La notion de
singularité est absente dans la
société chinoise où
l’individu n’est reconnu que par sa
particularité. Ici, Wang Jianwei
défend la notion de singularité de
Bourdieu : cette singularité qui
anéantit tout ce qui est équivoque
pour permettre la seule présence de ce
qui est nécessaire et unique.
« Spécificité »
trompeuse
Wang Jianwei évoque souvent le
terme « corruption » pour
parler de tout ce qui est, selon lui,
tombé dans l’ordre du cliché, et
pour décrire ceux qui
« profitent de certaines
spécificités pour leur propre
bénéfice», y compris pour
acquérir de la visibilité et de
l’influence. Il résiste à
être défini comme un artiste
« chinois ». En effet, il
attaque avec lucidité la
« réussite » des
artistes chinois sur la scène
internationale en relatant une fausse euphorie
établie sur la spécificité
de l’identité des artistes,
c’est-à-dire un statut favorisé
par le contexte postcolonial après 1989.
Même le terme d’art contemporain chinois
reste une notion ambigüe, selon Wang, car
la spécificité ne saurait
remplacer la notion d’art ou de culture pour
s’emparer des critères
d’évaluation des produits ou des biens
culturels et artistiques.
Dans ce cas-là, la plupart des
pratiques des artistes chinois d’aujourd’hui
reste encore, en effet, dans la tradition
réaliste (ou un réalisme critique,
selon la position des artistes). Cette
temporalité linéaire qui domine la
société chinoise jusqu’aujourd’hui
exige à l’individu de se projeter vers le
futur. De cette manière, le passé
est oublié et le présent, absent.
Une perspective évolutive de la
société façonne
l’arrière-plan de la réception de
l’art en Chine. Quand nombre d’artistes ou de
critiques d’art travaillent sur le contexte de
la réception, Wang ne saurait prendre en
compte ni les avis du public chinois ni ceux du
public occidental. Selon lui, les études
sur la réception équivaudraient
à la recherche de la
spécificité. Même si cette
spécificité est reconnue sur la
scène artistique internationale, cela
resterait un piège à éviter
pour un artiste qui essaie d’être
réellement indépendant.
Une recherche à
l’extrême de la subjectivité
Les productions les plus
récentes de Wang Jianwei consistent en
des performances de théâtre. En
fait, Wang Jianwei refuse de les
considérer comme performance ou
pièce de théâtre :
« Ce sont des
événements ». Ici, Wang
évoque encore la notion de
singularité de Bourdieu. Les personnages
qui se présentent sur la scène, ne
jouent ni le rôle de quelqu’un ni
d’eux-mêmes : « ce qui
compte, ce n’est pas la représentation de
la pièce, mais
l’événement qui a lieu
»,
insiste-t-il.
Ce contrôle calculé, que
Wang Jianwei recherche attentivement dans ses
démarches, représente son
idée de l’action qu’il veut mettre en
branle dans ses oeuvres :
« contrôler pour que cela ne
devienne pas correct. »
L’événement
contrôlé devient ainsi le moment
présent. Les répétitions de
ces performances se révèlent fort
intéressantes puisque l’artiste est en
train de créer, avec les participants, un
moment unique dans lequel les individus
retrouvent leur singularité grâce
à l’exigence de ne devenir ni soi ni
l’autre. D’un point de vue
général, on pourrait
considérer les tentatives de Wang Jianwei
comme une sorte de recherche de la
subjectivité mise à
l’extrême. Il s’agit ici d’une
subjectivité nourrie par une histoire ou
un contexte qui n’a pas connu l’esprit
libéral, et qui reste pourtant ouverte
à des possibilités infinies. Wang
réussit à aborder la question de
la subjectivité sans tomber dans le
piège de la spécificité,
tout en mobilisant les facteurs contextuels
spécifiques pour mettre en
évidence, à travers ses
productions, l’absence de la subjectivité
dans la société chinoise.
Du « temps
faible »
Quand Wang Jianwei a
réalisé l’installation Feu jaune,
il évoquait le terme
« ambiguïté »
pour figurer l’état intermédiaire
que l’installation tente de dégager.
Aujourd’hui, le mot
« ambiguïté »
a perdu son sens pour Wang puisqu’il
considère que le terme émane
implicitement une sorte d’intention personnelle.
« Je refuse d’influencer les autres. »
insiste-t-il.
Le pouvoir de l’art reste une notion
« corrompue » pour lui. Or
l’état d’entre-deux fascine l’artiste. Il
a ainsi choisi le concept de « temps
faible » pour remplacer celui
d’« ambiguïté »
afin de servir son principe d’action pour ses
productions futures.
Du temps faible, Wang tente de ne pas
créer quelque chose de fort, de puissant,
de direct qui remplirait l’espace disponible
fourni par un moment défini. Le temps
faible met à l’épreuve la
confiance sur la temporalité, et
permettrait de dégager une sorte de
« structure »
génétique des connaissances
humaines qui s’enfouissent sous la dominance de
la Raison, c’est-à-dire les idées
reçues et les
« habitudes » des
associations imaginaires déjà
établies. Quand on a demandé
à Wang si l’adjectif
« faible » en tant que
posture n’est pas trop sûr et
précis, Wang dit apprécier, en
revanche, la force potentielle que le temps
faible pourrait démontrer. L’incertitude
et le paradoxe sont ainsi deux notions
recherchées en permanence par Wang
Jianwei.
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