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NET ART V1+2.0. GENÈSES, FIGURES ET SITUATIONS



Dans l'univers des médias, un engagement plus « expressiviste » se lit aujourd'hui à travers l'essor et la multiplication des dispositifs d'auto-production ou de production de soi que constituent les sites personnels, les blogs et leurs technologies appareillées (syndication et tags, podcasting, video-blogging...) ainsi que les réseaux d'échanges entre pairs et leurs pratiques associées (fansubbing, fan films...). Depuis la seconde moitié des années 90, le net art guide et préfigure ces technologies et usages « grand public » à travers la mise en abîme d'une ambivalence de la relation au réseau Internet, tantôt intime et terriblement solitaire, vécue comme un retrait du monde réel, tantôt plus collective et communautaire, à mesure que se développent de nouvelles interfaces de dialogue. Le net art désigne aujourd'hui les créations interactives conçues par, pour et avec le réseau Internet, en les distinguant des formes d'art plus traditionnelles simplement transférées sur des sites-galeries et autres musées virtuels. Pour les mondes de l'art, l'originalité d'Internet tient à ce qu'il propose simultanément un support, un outil et un environnement créatif. Il faut entendre par support, sa dimension de vecteur de transmission, dans le sens où Internet est son propre diffuseur ; par outil, sa fonction d'instrument de production, qui donne lieu à des usages et génère de nouveaux produits artistiques ; et par environnement, enfin, le fait qu'il constitue un espace habitable et habité. Dans ce contexte, le travail artistique vise au moins autant la conception de dispositifs interactifs1 que la configuration de situations communicationnelles. Utilisant toutes les fonctionnalités d'Internet - le web (l'HTML, le ftp, le peer to peer) mais aussi le courriel, le chat - le net art promeut des œuvres dont les enjeux relationnels et collaboratifs ont grandement bousculé les relations entre art et société. Le site Internet, la homepage, le blog, les mailing lists ou les forums de discussion constituent désormais les cadres de sociabilités renouvelées. En s'inscrivant dans cette articulation, « l'œuvre du net art » peut se manifester dans la conception de dispositifs interactifs spécifiques, mais aussi dans la production de formes de vies en ligne, et de stratégies de communication en réseau. Le réseau Internet y est tout autant investi comme un atelier en ligne que comme un lieu d'exposition : c'est-à-dire comme l'espace de création, de communication et de réception de la pratique artistique.

Les œuvres qui en résultent sont par conséquent multiformes - environnements navigables, programmes exécutables, formes altérables - et vont parfois jusqu'à inclure une possibilité d'apport ou de transformation du matériau artistique initial. L'analyse approfondie du net art met clairement en évidence ce glissement par lequel l'œuvre se trouve moins dans ce qui est donné à voir que dans le dispositif qui la fait exister. L'affichage sur l'écran n'étant que la face apparente de toute une infrastructure technique et informationnelle, l'œuvre devient alors, de façon plus large, l'ensemble des structures et des règles qui la sous-tendent. Toute œuvre du net art inclut en effet une avant-scène (l'interface), une scène composée de divers éléments qui viennent nourrir l'œuvre (textes, sons ou images) et des coulisses (où se nichent un programme et des fragments d'applications informatiques). Ce constat et le recul analytique que nous offre dix premières années d'expérimentation et de création pour le réseau Internet nous permet aujourd'hui de distinguer trois principales formes du net art : les œuvres de contamination médiologique, les œuvres de génération algorithmique et les œuvres de communication interactive. Les premières sont principalement axées sur l'interface (médiologique) par laquelle transitent l'œuvre, l'usage et la communication. Les deuxièmes sont focalisées sur le programme (algorithmique) d'objets-animations ou d'objets-environnements qui laissent ou non à l'internaute la possibilité d'interagir. Les troisièmes sont centrées sur le contenu interactif, de l'objet arborescent (engageant un parcours réticulaire), à l'objet en devenir (concédant un parcours altérant) et jusqu'à l'objet relation (distribuant un parcours inter-communicationnel). De ce point de vue, l'œuvre médiologique a pour objet le matériel digital, l'œuvre algorithmique prend pour objet le programme informatique, et enfin, l'œuvre interactive a pour objet la communication (formelle) et ce qui en résulte. Les manipulations artistiques par et pour Internet visent donc alternativement la structure et l'architecture du média, les codes et programmes informatiques générés, la configuration des liens hypertextes et des parcours, et enfin, les formes communicationnelles et contenus plastiques déployés.

L'objet de cet article ne vise pas la description exhaustive de ces différentes figures (voir Fourmentraux 2005), mais voudrait proposer à la fois un bilan et une esquisse des évolutions du net art en soulignant deux tendances principales : la convergence de l'innovation technologique et de la création artistique via le « hacking créatif », d'un côté, et le durcissement de l'esthétique relationnelle et des réseaux sociaux créatifs, d'un autre côté. Ce qui n'est pas sans lien avec notre typologie susmentionnée. Bien au contraire. Puisqu'il semble en effet que les œuvres récentes, tout en s'inscrivant dans la filiation du net art, en radicalisent l'esprit et la forme par une mise en tension de l'innovation technologique et des pratiques et usages sociaux qui en découlent, d'une part ; par l'invention de nouvelles relations et pratiques culturelles et médiatiques, d'autre part. En durcissant ces logiques et méthodes de création éprouvées sur le réseau Internet, en continuant de s'y développer de manière originale, le net art en vient également à contaminer les autres arts et à influencer les échanges et pratiques relationnels hors de l'Internet. Pour réaliser ce projet, il arrive que le net art se re-matérialise dans des objets ou des performances plus fréquemment articulées aux lieux physiques et institutionnels de la consécration artistique (musées, galeries, centres d'art), tout en faisant émerger de cette re-territorialisation des usages et des modes de faire technologiques transposables dans le monde réel. Profitant de cette date anniversaire pour revenir sur dix ans d'histoire du net art, en soulignant l'influence des œuvres les plus marquantes, l'article fait état de quelques créations récentes et de leurs enjeux.


L'ARTISTE HACKER
INVENTEUR D'ŒUVRES ET DE PROGRAMMES SOCIO-TECHNIQUES


L'investigation médiologique qui marqua les premières réalisations liées à Internet2 tend aujourd'hui à se radicaliser dans des formes renouvelées de création qui épousent les évolutions technologiques récentes. Les pionniers du net art ont souvent dénoncé la prégnance d'un langage quasi exclusif d'organisation des données hypertextuelles (HTML) qui contribuait, selon eux, à accentuer le caractère uniforme de la majorité des sites Web, dans leur agencement aussi bien que dans l'apparence de leurs interfaces. L'approche artistique proposait alors de contourner ces prescriptions d'emplois visant à discipliner les usages et parcours au sein des sites Web : les liens soulignés en bleu, les images cliquables, les zones title et body. Les net artistes ont en effet proposé des voies alternatives à ces options strictement fonctionnelles telles que le pointer-cliquer comme convention de navigation, la distribution contrainte de l'information, sa réception figée, sans possibilité d'intervention ou de transformation. Un nombre grandissant d'artistes du réseau revendiquent ce type d'implication parasitaire3. Leur forme liminaire d'action créative vise à contaminer l'Internet par des virus artistiques qui empruntent à la logique et aux comportements déviants des pirates de l'informatique : les hackers4. Certains artistes mettent en effet en œuvre une efficace de l'infection et de la contamination : leur démarche a pour objet l'incident, le bug, l'inconfort technologique et la perte des repères. Les œuvres pionnières de Jodi5 interviennent par exemple sur la structure du langage HTML par altération du code et transformation des balises permettant l'agencement des sites web : tant au niveau de la mise en page que de l'intégration des composantes multimédias, du son, de l'image, de la vidéo. En opérant une intrusion à la racine même des sites, au niveau du langage et du code informatique, ces œuvres génèrent des erreurs basiques et des commandes contradictoires : l'erreur système 404 qu'elles affichent fait ici figure de leitmotiv créatif. Jodi entraîne ainsi le public dans les dédales rhizomatiques d'un jeu de piste dont il est souvent impossible de trouver l'issue, leurs interfaces de brouillage confrontant le visiteur à l'apparition constante de messages d'alerte et engendrant une perte de contrôle de l'ordinateur qui ne répond plus à aucune commande.

Davantage centrés sur les coulisses de l'Internet, d'autres créateurs du net art ont imaginé des navigateurs et des moteurs de recherche subversifs, dont le Shredder6 de Mark Napier et Netomat de Maciej Winiewski sont des figures emblématiques. Ces œuvres s'approprient les données du Web par une l'altération du code HTML avant son interprétation par les logiciels de navigation. Il s'agit d'anti-moteurs de recherche qui redonnent à l'Internet son potentiel d'archive dynamique et modulable. Le Netomat répond par exemple aux requêtes des internautes par un afflux de textes, de sons et d'images fixes ou animées récupérées sur le Web. Il revient alors à l'utilisateur de combiner ou de recombiner ces différentes informations sans se soucier de l'arborescence du site ou de la structure de la page d'où elles sont extraites. À la frontière entre le navigateur, le moteur de recherche et l'extracteur de données, cette œuvre propose une forme active d'accès et de recouvrement des informations sur Internet. Son programme - le Netomatic Markup Language - développé en open-source est lui-même modulaire et adaptable : il peut être approprié et amélioré par ses utilisateurs ou servir de plate-forme pour d'autres applications.

Le TraceNoizer7 défend également un mode de production artistique basé sur le développement en open-source d'applications et d'outils informatiques détournés de leurs usages. Ce générateur de clones informationnels croise les fonctionnalités du moteur de recherche et des outils statistiques d'indexation et de traçage des réseaux de liens sur le Net. L'œuvre génère de fausses pages perso et les dissémine sur le réseau pour brouiller l'identité des participants. L'internaute est invité à saisir dans le TraceNoizer son identifiant (nom et prénom) à partir duquel sera créée sa propre page Web. Ce dispositif dessine en effet un portrait intime de l'internaute à partir du glanage et du réagencement alternatif des sources le concernant retrouvées sur le réseau. Le projet artistique exploite l'idée que toute personne active sur le Net laisse, parfois malgré elle, une quantité de traces numériques (les traces liées à l'indexation d'un nom dans des courriels, des formulaires de commande, des signatures électroniques, des déclaration d'usage de logiciels, etc.), lesquelles sont ensuite traitées et travaillées par le TraceNoizer (démultipliées et transposées dans d'autres contextes). L'application créative brouille les pistes, mêle le vrai au faux et rend de ce fait difficile d'apprécier cette (dés)information. Il en résulte une identitée fragmentée qui place l'internaute dans l'entre deux algorithmique des traces informatiques glanées sur le Web et de celles générées par le TraceNoizer, continuellement découpées et altérées dans leur affichage et leur organisation.

Cette première série d'œuvres net art révèle les implications sociales des technologies de repérage et d'accès à l'information sur Internet. Les browsers y apparaissent comme des organes de perception au travers desquels nous voyons le Web : ils filtrent et organisent les informations dispersées sur un nombre exponentiel d'ordinateurs dans le monde. D'autres dispositifs de distorsion des contenus et des outils de l'Internet adoptent une visée plus politique. L'œuvre collective Carnivore8, promue au festival Ars Electronica, est une version détournée du logiciel DCS1000 employé par le FBI pour développer l'écoute électronique sur le réseau. Josh On de Futurefarmers propose une version anti-impérialiste des jeux vidéo ayant pour mission la guerre contre le terrorisme9. Heath Bunting10 pervertit les communications médiatiques de grandes puissances financières. Le collectif américain RTMARK11 détourne les stratégies de communication de grandes sociétés de courtage privées. Le collectif français PAVU12 transporte et parodie la logique économique des sociétés d'audit et de conseils, dans la sphère artistique et culturelle de l'Internet. Ils initient des objets informationnels résultant du forage de données préexistantes prélevées sur le réseau (plining), à partir desquels est créée une monnaie d'échange (le gnou) et un système de valorisation financière apparié à la transaction des œuvres. Enfin, le collectif européen ETOY13 mène de nombreuses actions au cœur de la bataille politique et économique des noms de domaines sur Internet (DNS, Dot.com), inaugurant de la sorte une guerre informationnelle sur le terrain de l'e-business et des nouvelles valeurs financières comme le NASDAQ.

À l'heure de l'Internet 2.0, l'artiste Français Christophe Bruno incarne le renouveau de cette figure de l'artiste parasite en « s'attaquant » aux outils et rituels du web collaboratif. Il baptise une première série d'œuvres du terme de Google Hack : des dispositifs artistiques et programmes informatiques qui détournent Google de ses fonctions utilitaires tout en en révélant les dimensions contraignantes et cachées. Selon l'artiste, Internet est devenu un outil de surveillance et de contrôle inégalé dont la dynamique économique repose sur l'analyse et la prédiction de tendances, à l'aide de logiciels de traçage de la vie privée des goûts et des identités sur la toile. Pour révéler ces déterminismes, il intitule Human Browser (le Navigateur Humain) une série de performances Internet sans-fil (Wi-Fi) dans l'espace physique. Grâce à son casque audio, un comédien entend une voix de synthèse qui lit un flux textuel provenant de l'Internet en temps réel. Le comédien interprète le texte qu'il entend. Ce flux textuel est capté par un programme (installé sur un portable Wi-Fi) qui détourne Google de ses fonctions utilitaires. En fonction du contexte dans lequel se trouve l'acteur, des mots-clés sont envoyés au programme (grâce à un PDA Wi-Fi) et utilisés comme input dans Google, de sorte que le flux textuel est toujours lié au contexte. Pendant la manifestation SIANA 07 (Semaine Internationale des Arts Numériques et Alternatifs), du 15 au 17 mars 2007 à Evry (France), il présente WiFi-SM. Ce dispositif invite le spectateur-acteur à partager la douleur du monde : un patch WiFi-SM, placé sur le corps du volontaire, va rechercher sur Google des mots programmés évoquant le mal, la souffrance : « meurtre », « viol », « virus » parmi 4500 sources d'information dans le monde. À chaque mot-clef rencontré, le spectateur ressent une légère décharge électrique, en sympathie avec la souffrance globale. Grâce à cette « technologie P2P (Pain to Pain) », l'artiste parodie la publicité et propose en argumentaire de vente : « faites baisser votre niveau de culpabilité »14.

De nombreux artistes du net art accompagnent ainsi depuis l'origine d'Internet le mouvement du logiciel libre en créant des œuvres inspirées du modèle « copyleft » de développement à code ouvert (open source) et collaboratif. L'Art Bit Collection15 de l'International Computer Consortium de Tokyo (ICC) ou le site runme.org16 regroupe des travaux qui explorent en cette direction les recherches du net art : ils rassemblent principalement des expérimentations autour des langages de programmation, des environnements logiciels, des Network Communities, des applicatifs de visualisation des coulisses du World Wide Web, et enfin, des applications détournées de logiciels interactifs. Ces dispositifs sont davantage axés sur les applications informatiques à l'usage des internautes, appelées aussi les logiciels auteurs.


L'IMAGE ET LA COMMUNICATION RÉINVENTÉES

Si l'emploi des technologies numériques renforce, au cœur des productions artistiques contemporaines, la prédominance du régime conceptuel et des différents registres de l'écriture artistique de l'idée, du code et du programme informatique, il promeut simultanément une réhabilitation de l'image et de l'échange communicationnel. D'un côté, la création numérique pour Internet renouvelle en effet à bien des égards les modes de présence et d'appréhension de l'imagerie artistique. Cette dernière devient de plus en plus visible à nos écrans d'ordinateurs à mesure que leur capacité de stockage et de mémoire active s'accroît. L'image y est d'abord employée pour composer un fond, illustrer et habiller le texte et peu à peu elle s'affiche en tant que telle, pour son graphisme et esthétique propre. Mais plus encore, celle-ci ressort transfigurée de cette confrontation à l'informatique où elle se voit dotée de nouvelles prescriptions. L'image numérique interactive ne fixe plus la réalité : elle donne à vivre autant qu'à voir des environnements partagés. Générée synthétiquement ou numérisée, l'image y est en effet augmentée d'emplois jusque-là inédits. Bien au-delà de ses fonctions d'illustration ou de représentation, elle permet, par le truchement de l'ordinateur, le déploiement de multiples régimes d'action. D'un autre côté, l'interactivité introduite dans et par l'image informatique promeut des dispositifs artistiques renouvelés en même temps qu'elle permet des possibilités d'échanges communicationnels et d'actions concrètes pour le public : l'image y est en effet actée17 et se donne désormais autant à voir qu'à performer. Elle relève alors davantage de l'interface multicouche ou de l'espace en creux dont les localités appellent l'exploration. Perméable et parfois même altérable, elle y gagne néanmoins une profondeur. Autrement dit, l'image numérique en ressort appareillée et augmentée18 d'une dimension opératoire. Elle s'offre à des expérimentations artistiques et des pratiques de réception très diversifiées. Par-delà l'opposition traditionnelle de la grande culture et des médias de masses, le net art conjugue ainsi la pratique médiatique et l'expérience esthétique de nouveaux dispositifs de création : jeux vidéos, cinéma praticable, installations numériques et interactives.

À l'interface du cinéma interactif, des jeux vidéos et de l'Internet, un nombre croissant d'artistes proposent de renouveler les mises en scène et les modes de relations aux images. Sur le réseau Internet, l'image devient un environnement partagé. À l'instar de Mouchette, de nombreux projets net art adoptent la forme d'un récit imagé et évolutif proche du journal personnel et intime, mais désormais éditorialisé, donné à voir et à vivre en quasi direct sur le Web. Ils déclinent en-ligne les potentialités d'une archive visuelle et textuelle qu'il est possible d'afficher et d'entretenir sur le long terme, en ayant ou non recours à la participation des visiteurs. Dans ces projets, la forme de l'image-récit empruntée au régime cinématographique devient le lieu d'une action ludique et d'un environnement de communication19. L'interactivité proposée consiste en une possibilité d'intervention sur la séquence et le déroulement de scénettes ou de micro-récits dynamiques qui réagissent en temps réel aux actions des visiteurs. Certaines images « en puissance » deviennent le théâtre d'opérations distribuées entre l'artiste, le programme et le public. C'est le cas notamment de dispositifs portés par des duos artistes/informaticiens20 qui expérimentent une forme de cinéma interactif pour Internet, dans lesquels l'interactivité donne au public la possibilité d'altérer la linéarité du film21. D'autres projets créatifs du net art s'attachent à l'invention de nouvelles modalités de co-création d'une image collective. À l'instar du dispositif pionnier de l'artiste ingénieur Olivier Auber, le Générateur Poïétique, ces œuvres consignent aux évolutions récentes des technologies de la mobilité (téléphone portable, palm pilot, GPS, etc.) des nouveaux scénarios d'usage. Dans l'espace urbain, par exemple, les artistes créent des installations qui reposent sur l'intervention du public comme lors de la Nuit Blanche courant octobre 2004 à Paris, où il était possible de jouer au Tetris sur la façade de la Bibliothèque Nationale de France. La tour T2 ayant été transformée en un écran géant (20x36 pixels sur une surface de 3370 m2) utilisant l'éclairage des fenêtres. Les appels téléphoniques et l'envoi de SMS avaient un impact créatif sur l'éclairage lumineux de la façade22.

Le net art tend également à s'inscrire dans des objets physiques. À l'instar des recherches artistiques de Douglas Edric Stanley qui explorent depuis de nombreuses années les formes expérimentales d'un cinéma transformé, qu'il qualifie de cinéma interactif, génératif ou algorithmique. Sa pièce majeure - Concrescence23 - questionne les possibilités de narration et les modes d'expérience propres à l'image programmée. Ce dispositif articule un logiciel de narration interactive et générative et un dispositif physique d'interaction avec l'image. Il s'agit d'une hypertable qui, en défiant les lois de la projection cinématographique, propose un écran horizontal sur lequel le public peut manipuler et expérimenter différents récits et images. Selon l'artiste, « le choix des images, c'est-à-dire la narration, vient de l'interaction entre la main (du regardeur) et le programme ». Même sans interaction, le programme de vie artificiel fait apparaître et disparaître les images selon des règles comportementales qui réagissent aux manipulations du public. « Cette indépendance des deux systèmes de vie - de la main du manipulateur et du système de vie artificielle qui pousse autour - permet d'assurer l'histoire devant n'importe quel type d'interaction ».

L'image n'est point ici une finalité en elle-même, elle incarne davantage un lien, une interface qui affiche sur l'écran la structure langagière, visibilise le programme, en même temps qu'elle relie l'auteur et le public. Hybridant les formes de mise en récits propres au cinéma et la « jouabilité » introduite par le jeu vidéo, elle gagne en interactivité et promeut des expérimentations artistiques et des pratiques de réception renouvelées. Le régime « virtuel » et « fragmenté », hérité de l'informatique, redéfinit les attributs de l'« image », ses modes de circulation ou de mise en récit. L'image n'est plus mise au service d'un récit linéaire ou d'une représentation fixée. Elle joue le rôle d'une interface mobilisée pour concevoir, véhiculer et agir une œuvre dont la carrière idéale suppose précisément que certains de ses fragments puissent demeurer potentiels ou « à faire »24. En ce sens, l'image se trouve prise entre une représentation de l'œuvre conçue par l'auteur et un contexte de lecture pour ses visiteurs.

La spécificité du net art et de ses évolutions récentes réside aujourd'hui dans cette conjugaison d'une configuration technique et d'une occasion sociale ritualisée. L'implication du public constitue ici un impératif renouvelé. Elle est mise en scène dans des dispositifs informatiques qui génèrent différents modèles d'interactivité. Elle fait l'objet de stratégies artistiques de fidélisation et repose sur la construction de « prises » pour le public. Elle engendre, enfin, divers « contrats » et « rituels » de réception propre à cette forme d'art. Par conséquent, les œuvres qui en découlent sont dialogiques, dans le sens où elles aménagent une réception négociée avec le public. Il en résulte une situation collective d'énonciation et d'opération qui n'est plus mise au service d'un résultat unique, mais se trouve encastrée dans un processus évolutif et incrémental dans lequel des acteurs multiples investissent, individuellement et collectivement, une œuvre-frontière qui reste pour partie à faire et à refaire. Internet place en effet l'œuvre d'art au cœur d'une négociation socialement distribuée entre artistes, informaticiens, dispositifs techniques et public enrôlé.





Notes
1 : Sur l'application de la notion de « dispositif » aux arts technologiques, voir :
Anne-Marie Duguet, « Dispositifs », in Communications n° 48, Seuil, Paris, 1988, pp. 221-242;

Douglas-Edric Stanley, Essais d'interactivité. Hypothèses, analyses et expériences, Mémoire de DEA, Université Paris 8, Laboratoire d'Esthétique de l'interactivité, Paris, 1998.

Jean-Paul Fourmentraux, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création. Paris, CNRS Éditions, 2005.  

2 : Une même détermination touche, au début de leur histoire, les médias photographique, cinématographique et vidéographique, tour à tour explorés, contournés et détournés par la pratique artistique expérimentale. Les premières pièces vidéo de Nam June Paik ou celles de Wolf Vostell se sont notamment attachées à détruire la télévision, physiquement (sculptures vidéo) autant que symboliquement, en intervenant à même la matière du médium par des altérations du signal vidéo. La télévision, le meuble lui-même, l'écran, le tube cathodique, le signal vidéo et son indéfinition, sa fébrilité et sa luminance étaient pris à la fois comme l'objet et le matériau de l'investigation artistique.  

3 : Pour un premier manifeste du net art « activiste », voir Joachim Blank.  

4 : Le sens informatique de "to hack into a data base" renvoie à l'action de s'introduire en fraude dans une base de données : il génère les termes hacking (piratage) et hacker (pirate informatique). Pour un premier manifeste du net art « hacktiviste », voir Joachim Blank.  

5 : Cf. Jodi;
Jodi, OSS;
Jodi, Error 404.  

6 : Cf. Mark Napier, Shredder et "About the Shredder".
Voir aussi le dispositif du groupe londonien IOD (Mathew Fuller, Colin Green et Simon Pope), un programme de reconfiguration de l'information permettant d'explorer et d'utiliser le Web à un niveau structurel : le Webstalker.  

7 : À l'initiative du groupe LAN, mêlant des artistes et des professionnels du design. Cf. TraceNoizer Disinformation on Demand.  

8 : Cf. Carnivore créé par le Radical Software Group (RSG), un collectif international qui associe informaticiens et artistes.  

9 : Cf. Josh On de Futurefarmers, AntiWargame.  

10 : Cf. Heath Bunting.  

11 : Cf. RTMARK.  

12 : Cf. Pavu.  

13 : Cf. Etoy.  

14 : Projets de Christophe Bruno :
Human Browser (un être humain incarne le World Wide Web), 2001-2006, (1er Prix du Share Festival, Turin - Jan 23-28, 2007)
et WIFI SM (Feel the Global pain), 2007.

Pour un autre exemple de détournement d'une application Web (Flickr) voir dans ce numéro Mario Klingemann, Flickeur, Royaume-Uni, 2006.  

15 : "In the art world, a work of art is called an "art piece". The word "piece" designates a thing that actually exists, but since software creations exist only as binary data, calling them an "art piece" seems wrong. Substituting "bit" for "piece," we have decided to call such a work an "art bit"."
Manifeste de l'exposition "art.bit collection", June 21 - August 11, 2002 @ ICC.  

16 : Voir par exemple Eldar Karhalev & Ivan Khimin, Screen Saver, 2001;
Radical Software Group (RSG), Carnivore, 2001;
Adrian Ward, Signwave, Auto-Illustrator / Autoshop, 2001-2002;
Alex Mclean, forkbomb.pl, 2002;
Amy Alexander, Scream, 2005.  

17 : Ce concept est issu de l'étude pragmatique des modalités d'écriture des dispositifs interactifs narratifs menées dans le cadre du Séminaire L'action sur l'image de l'Université de Paris 8, sous la direction de Jean-Louis Weissberg.  

18 : Dans un sens proche du concept informatique de « réalité augmentée » : un système qui rend possible de superposer en temps réel l'image d'un modèle virtuel 3D ou 2D, sur une image de la réalité qui devient ainsi manipulable.  

19 : Voir également Jenni, JenniCam (archives);
Ana Clara Voog, Anacam;
Natacha Merritt, Digital Diaries;
Agnès de Cayeux, In my Room.  

20 : Cf. Durieu & Birgé, Le ciel est bleu, 2002;
Clauss & Birgé, Flying Puppet, 2001-2007.  

21 : Cf. Grégory Chatonsky, Sur Terre; voir aussi dans ce numéro Peter Horvath, Triptych : Motion Stillness Resistance, Canada, 2006.  

22 : Cf. Project Blinkenlights.
Voir aussi, les projets de l'obx.lab (Jason Lewis et son équipe) ou du Graffiti Research Lab (GRL).  

23 : Douglas Edric Stanley, Concrescence.  

24 : Étienne Souriau (1956), « L'œuvre à faire », in Bulletin de la Société française de philosophie, Séance du 25 février 1956.  




Jean-Paul Fourmentraux

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