œuvre 2


The Sweet Old Etcetera, d'Alison Clifford (Royaume-Uni), 2005


Internet a, sans doute aucun, ouvert de nouveaux espaces à la littérature non seulement en multipliant les pages accessibles mais, de façon plus intéressante, en lui offrant de nouvelles possibilités d'expression : littérature interactive, multimédia, générative, participative, etc. Il est possible d'affirmer que s'y définit une nouvelle narrativité qui bouleverse tout de l'image de ce qu'était jusque là la fiction. Le magazine du CIAC en a d'ailleurs déjà en partie rendu compte.

Cependant, l'espace littéraire qui a le plus profité des possibilités nouvelles qu'offre le numérique et sa diffusion par Internet est certainement la poésie. Non seulement parce que nombre de poètes ont trouvé là un moyen inédit de diffusion permettant de corriger les carences de l'édition traditionnelle dans ce domaine mais, bien davantage, parce que les poètes les plus contemporains ont enfin à leur disposition des outils de production et de diffusion leur permettant de réaliser certains des rêves esquissés par leurs prédécesseurs. L'état des technologies, à leur époque, ne permettant de produire que des approches relativement rudimentaires en deçà de ce qui est expressivement perceptible dans les œuvres que nous connaissons.

Alison Clifford n'est pas poète, c'est une média-artiste vivant à Glascow en Écosse qui s'est demandé quels genres de textes un poète comme Edward Estlin Cummings (e.e. cummings) pourrait bien avoir envie de produire de nos jours avec les technologies disponibles. Bien sûr, l'exercice est risqué car seul cummings pourrait répondre à une telle question et nous ne pouvons en rien préjuger de sa réponse. Mais c'est quand même une bonne idée : l'œuvre de cummings renferme quantité de tentations « plastiques » au travers notamment des jeux sur la typographie (usage non conforme des parenthèses, absence d'espace entre les mots, utilisation de la page comme espace ouvert au mouvement de lettres devenant souvent grandement autonomes, découpage des mots en lettres séparées, ponctuation volontairement non standard, etc.). Sur ce plan, cette œuvre n'est pas une exception dans ce début de vingtième siècle (cummings est né en 1894 et mort en 1962) qui a vu apparaître quantités de tentations « graphiques » dans les œuvres des poètes, que ce soit chez Mallarmé, Apollinaire, Leiris, Seuphor pour le domaine français, les futuristes (italiens et russes), les spatialistes, les poètes concrets, la poesia processo brésilienne, ou des créateurs plus difficilement classables comme Ian Hamilton Finley. L'œuvre de cummings est peut-être celle parmi toutes celles du début du vingtième siècle qui est le plus à la recherche d'un mouvement « introuvable » sur ce medium définitif et fixe qu'est le livre.

Cette volonté est très perceptible dans un poème comme :


                             r-p-o-p-h-e-s-s-a-g-r

                      who

  a)s w(e loo)k

  upnowgath

                  PPEGORHRASS

                                        eringint(o-

  aThe):l

             eA

                 !p:

S                                                         a

                          (r

  rIvInG                         .gRrEaPsPhOs)

                                                         to

  rea(be)rran(com)gi(e)ngly

  ,grasshopper;


texte a priori illisible si l'on n'y décrypte pas le mouvement incessant, erratique et insaisissable de la sauterelle dont le poète, s'il veut saisir l'essence, ne peut que rendre compte par des bonds d'un mot à l'autre dérangeant les lignes de perception. La « traduction » de ce texte par Alison Clifford est d'ailleurs remarquable parce que révélatrice. Je vous laisse le plaisir de la découvrir par vous-mêmes.

Dans The Sweet Old Etcetera, la proposition d'Alison Clifford, consiste donc, tout simplement, à introduire le mouvement et, plus intéressant peut-être, le lecteur dans ce mouvement qui, à partir de ses choix, dans un sens ou dans un autre, déroule le poème mis en scène occupant, pour un temps une des places possibles du poète lui-même. Elle crée, à partir d'un certain nombre de textes de cummings, des calligrammes dynamiques et interactifs. La présentation est simple, sans recherche graphique poussée. Elle reste au plus près du poème dont elle se contente de proposer le mouvement d'une lecture possible, le passage d'un texte à l'autre se faisant par les diverses modalités d'interaction ouvertes au lecteur : clic sur les doubles parenthèses (qui jouent d'ailleurs parfois avec le lecteur et ne se laissent pas facilement saisir), survol d'un mot ou d'un signe, déplacement de la souris, changement de couleurs, paysage sonore, etc. Elle crée ainsi, autour du célèbre poème a leaf falls on loneliness, des paysages évolutifs de textes à la manière de ceux d'un Rognoni ou d'un Cangiullo - donc cohérents avec les années 20, époque de publication d'un grand nombre des poèmes de cummings - mais avec en plus la mise en évidence de la spécificité dynamique des œuvres de ce poète. Ces paysages s'enrichissent, se modifient, se simplifient, se complexifient au fur et à mesure de l'avancée de la lecture.

L'ensemble est très agréable à parcourir, très intéressant aussi sur le plan graphique même si je ne suis pas sûr d'avoir réussi à parcourir toutes les possibilités d'exploration. J'ai peut-être ainsi manqué des interactions essentielles.

Cependant une telle possibilité d'incomplétude, de remords, de reprise, n'est-elle pas justement un des aspects les plus intéressants de la littérature numérique ?




Jean-Pierre Balpe

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