œuvre 4


Flickeur, de Mario Klingemann (Allemagne), 2005


LE BOTANISTE DU WEB



La « modernité » a instauré une révolution permanente dans la perception et la compréhension du monde, entraînant des changements fondamentaux dans nos sociétés occidentales. La deuxième moitié du dix-neuvième siècle a vu se modifier en profondeur l'aménagement des grandes villes européennes, Paris en offrant un des meilleurs exemples; dans la Ville lumière, les rues élargies et l'apparition des trottoirs ont permis de transformer la promenade en activité sociale. Comme l'a si bien décrit Proust dans À la recherche du temps perdu, les gens ont commencé à déambuler pour voir et être vus. Mais ce monument à la mémoire du temps ne pouvait être écrit sans qu'une nouvelle dialectique des espaces urbains ne soit définie. Se prenant lui-même comme modèle, Charles Baudelaire fut sans doute le premier à élaborer et à utiliser dans ses écrits le portrait du « flâneur », ce citoyen de la classe moyenne, artiste ou bourgeois plus ou moins désoeuvré, qui erre dans une ville afin d'en faire l'expérience. Si Baudelaire partait d'une perspective artistique, nombre d'autres intellectuels en appliquèrent le concept aux domaines économique, historique et culturel, faisant du flâneur une référence importante pour qui veut comprendre la modernité et la vie urbaine.

Baudelaire concevait le flâneur non seulement comme un élégant promeneur, mais aussi comme un témoin important pour la compréhension, la participation et la description de cette métamorphose urbaine. Le flâneur jouait ainsi un rôle important dans la vie de la cité tout en restant, en théorie du moins, un observateur extérieur. Le flâneur devait être à la fois partie prenante et étranger à la vie quotidienne de la métropole; qui mieux que l'artiste pouvait camper un tel rôle ? Baudelaire lança l'idée que l'art traditionnel n'était plus adapté aux changements dynamiques de la vie moderne; les changements sociaux et économiques découlant de l'industrialisation exigeaient de l'artiste qu'il s'immerge dans la métropole et devienne en quelque sorte un « botaniste de l'asphalte », c'est-à-dire un connaisseur attentif du milieu urbain.

Au début du vingtième siècle, Walter Benjamin observera à son tour les transformations qu'avait connues Paris dans les décennies précédentes. Comme Baudelaire l'avait prévu, il remarqua comment les gens déambulaient dans les rues, dans les galeries et les pavillons de fer et de vitres, y contemplant partout leur réflexion dans le verre omniprésent. La tradition se voyait délaissée pour laisser place à une nouvelle esthétique. Après avoir réfléchi sur ce que voulait dire au plan théorique la reproduction mécanique des œuvres d'art et sur le rôle du cinéma, ce nouveau médium, Benjamin conçut le flâneur comme une personne qui errait non seulement dans les rues, mais aussi devant des images, celles de ces nouvelles formes architecturales reflétant et modifiant de façon inattendue la réalité des passants.

Perdu à jamais dans la métropole de fer et de verre du dix-neuvième siècle, ayant abandonné les traditions surannées pour en adopter de nouvelles, concevant et expérimentant la vie de façon jusque là impossible, le personnage du flâneur aura marqué la modernité. Ce n'est qu'à la fin du vingtième siècle, avec Lyotard et le concept de postmodernisme, que le personnage du flâneur fut abandonné, relégué à jamais aux oubliettes avec ces autres idéaux du dix-neuvième siècle que furent la foi aveugle dans le progrès, l'infaillibilité de la science et le rêve d'une absolue liberté.

Le monde s'est transformé de façon spectaculaire; si au dix-neuvième siècle la modernité a révolutionné la perception du monde, le vingt-et-unième siècle se caractérise par un nouveau virage orienté cette fois sur la production et l'accès à l'information. Ce qu'il est convenu d'appeler le « Web 2.0 » a modifié l'équilibre entre créateurs et utilisateurs de documents en ligne puisque nous sommes tous devenus à la fois créateurs et utilisateurs d'information. L'information devient un phénomène social, et le contexte social dans lequel elle s'inscrit s'avère aussi important que l'information elle-même. La révolution du milieu urbain qu'avait connu le dix-neuvième siècle a cédé la place à une révolution du milieu de l'information.

Mario Klingemann a bien senti cette similarité; au personnage du flâneur, figure mythique du premier virage, il substitue son Flickeur, héritier légitime des promenades du flâneur, déambulant tant à l'intérieur qu'au delà des espaces générés par les utilisateurs d'Internet. Le Flickeur, défilé d'images aléatoires en ligne dévoilé en 2006 à Art Tech Media 06 en Espagne, ne quitte ainsi le concept du flâneur que pour mieux l'adapter à la réalité du vingt-et-unième siècle.

Tel que décrit par l'artiste, le Flickeur génère un film infini à partir de photos captées sur le site Flickr.com et traitées à la volée; le résultat oscille entre l'association libre et le rêve éveillé, le documentaire et le vidéoclip. Les fondus, les mouvements, les zooms et les accélérés sont complètement aléatoires. Le Flickeur fonctionne comme une bande magnétique tournant en boucle où les images entrantes fusionnent avec des matériaux plus anciens et sont influencées par la mémoire magnétique des enregistrements précédents. La bande virtuelle peut être lue et enregistrée dans les deux sens, afin d'ajouter un niveau supplémentaire de hasardisation. L'utilisateur ne peut rien ajouter et doit se contenter du rôle de spectateur ou de voyeur. Cette comparaison avec le voyeur n'est pas gratuite : bien qu'il ne s'agisse que d'une précision phonétique visant une prononciation correcte, il existe une référence au voyeur dans le texte qui accompagne le Flickeur. Les images que nous voyons, résultat des promenades du Flickeur, ne sont pas des scènes de vie privée mais plutôt des informations visuelles choisies et classées d'après leur contenu social et susceptibles d'être utilisées par tous.

Nous sommes donc confrontés aux trajets aléatoires où nous conduit ce nouveau promeneur automatisé. En les suivant, nous nous plions aux décisions de ceux qui déterminent socialement ce qui peut être publié en ligne. Le Flickeur erre de façon aussi élégante qu'aléatoire dans ce nouvel espace où les traditions ne conservent que peu ou pas de valeur. Les références à un monde traditionnel, distant non seulement de la modernité mais aussi de la postmodernité, semblent perdues à jamais. C'est aujourd'hui le rôle du Flickeur, comme c'était hier celui du flâneur, d'être non seulement le témoin des métamorphoses actuelles, mais aussi d'en assurer la compréhension, la participation et la description. Nous ne sommes plus en présence du « botaniste de l'asphalte » que décrivait si élégamment Benjamin à la suite de Baudelaire, mais bien du « botaniste du web ».




Luis Silva
(Traduit de l'anglais par Sébastien Poitras et Serge Marcoux)

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